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Full text of "Histoire philosophique et politique, des établissemens & du commerce des Européens dans les deux Indes. Tome premier [-sixieme]"

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*&  The  John  Carter  Brown  Library 

•$*  Brown  University 

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Purchased  from  the 

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^  Louisa  D.  Sharpe  Metcalf  Fund 

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PHILOSOPHIQUE 


E  T 

P  0  LIT  IQU  E , 

étabUjJemens  &  du  commerce 
des  Européens  dans  les  deux  Indes . 

TOME  PREMIER. 


M-  DCC  LXX. 


/ 


JL  ouvrage  fuon  donne  au  public  a  été 

imprimé  loin  des  yeux  de  l'Auteur  &  fur  un 
manuferit  ajjez  peu  corretl  ;  auffi  s'y  eft-il  glijfé 
un  ajjez  grand  nombre  de  fautes ,  dont  plufieurs 
forment  des  contre fens  vifibles.  On  trouvera  à 
la  fin  de  chaque  volume  un  errata  auquel  on  prie 
le  lecleur  d'avoir  recours  ,  lorfquil  fe  trouvera 
embarrajfé 


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errata 


DU  PREMIER  VOLUME. 


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AGE  J, 
Page  7 , 
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22, 

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4  , 
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35  , 


Cyriens  ,  lifez  Tyriens. 

Cimbrigue  ,  lifez  Cimbrique. 

préjugé ,  liiez  préjugés. 

civile  ,  lifez  civil. 

les  pays  ,  liiez  le  pays. 

qu’infpiroient ,  lifez  qu’infpirenr. 

connoilfances ,  lifez  connoilfance. 

louîrenr,  lifez  jouoient. 

ainn  deux  fois  répété,  e.Tacez-en  un. 

Algraves ,  lifez  /ilgarves. 
obfervaroir ,  lifez  obfervatoire. 

Zaere,  lifez  Zaïre. 

Samatra ,  lifez  Sumatra, 
tandis  que,  placez  un  point  auparavant, 
depoucaire  ,  lifez  dépolitaires. 
abitradtions ,  lifez  abftra&ion. 

/ej  plus  honnêtes  >  mettez  deux  points  avant  ces 
mots. 

Pourichis ,  lifez  Poulichis. 

au  pèlerinage,  lifez  en  pèlerinage. 

habiliter  ,  lifez  fubllituer. 

rugivore ,  lifez  frugivore. 

cependant ,  mettez  un  point  avant  ce  mot* 

de  bonne  fois ,  lifez  de  bonne  fpi, 

appartenans ,  lifez  appartenant. 

Mapoules  ,  lifez  Mapoulés. 

Calient ,  lifez  Calicut. 

les  tributaires,  lifez  leurs  tributaires. 

epuife  ,  lifez  puifé. 

nen  produilit,  lifez  ne  produift. 

Toprobane  ,  lifez  Taprobane. 
f-ui  achat  ,  lifez  leurs  achats, 
paroiüoient,  lifez  paroillent. 
le  porter  ,  lifez  la  porter, 
devenu  ,  lifez  devenue, 
que  le  Cap  ,  lifez  par  le  Cap, 
refponfables ,  lifez  refponfable. 
arntude  ,  lifez  l’attitude, 
batiment ,  lifez  bâtimens. 
tombe  ,  lifez  tombé. 

•  e,fc^a.va5es  ,  lifez  l’efclavagç, 
inftruire  ,  lifez  inftruites. 
corrompu  ,  lifez  corrompue, 
choies  ,  lifez  chofe. 
en^P^*cher  ,  liiez  s’empêcher. 

Malais  ,  après  ce  mot  placez  un  point, 

lurhr ,  lifez  fuffire. 

s  exalent  ,  lifez  s’exhaîanr, 

brigand ,  liiez  brigandage. 

tmbarqiiéç  ,  mçftçz,  un  point  avant  çç  mot* 


RR  AT  A 


Fage  ,  74  ligne 

5 , 

74 

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pourpre,  niez  pompe., 
avoient  fait ,  liiez  avoit  rait. 
d’égard  ,  lifez  d’égards, 
des  bons  offices  ,  lifez  de  bons  offices. 

Ce  premier  deferc ,  lifez  Ce  premier  des 
teraffe  ,  lifez  terraffes. 
dans  la  coiine  ,  lifez  de  la  corme.  f 
proportionnées  ,  liiez  proportionnes. 

forte ,  lifez  fort.  . 

les  arts  de  l’une,  lifez  les  arts  de  luxe, 
fubordonnées ,  lifez  fubordonnes. 
de  ces  fentimens ,  effacez  ces. 
ont  été,  lifez  l’ont  été. 
leurs  pays ,  lifez  leur  pays. 

Zanquebar ,  liiez  Zanguebar. 

Garcie  de  So  ,  lifez  Garcie  de  v.a, 

Genulia  ,  lifez  Genulio. 
feniîble  ,  lifez  lenubles. 

Sava .  lifez  java.  , 

Us  peuples^  Placez  un  point  apres  ces  mots, 


<x  ae  Ld  pdi-i.iv.  , 

maifons  ,  lifez  mouçons. 

Lambrock  ,  lifez  Hambroeck. 
que  feroit  ,  liiez  que  ce  feroit, 

n’étoient ,  lifez  n  etoit.  « 

dans  la  fuite, avant  ces  mots,  placez  un  point, 
avant  ces  mots  ,  depuis  1741  ,  mettez  un  point, 
Nangagak .  lifez  Nangazaki. 

Tematé  lifez  Ternate. 

gu  Us C Y  avoient  ,  lifei  qu’ils  y  envoient. 

2c“  la  couleur ,  lifex  &  à  la  couleur, 
feroit  ,  liiez  ferois. 
réfolut ,  lifez  refolii. 

n*ni (Tpnt  lifex  croilent.  *  a 

Pour  s’approprier  l’univers ,  otex  le  point  qui 
eft  avant  ,  &  le  mettez  apres, 
obtienne  ,  lifez  obtiennent, 
à  l’achat  ,  lifez  6c  a  1  achdt. 
ce  commerce  ,  ihez  le  comme 
Siancos  ,  liiez  5  j  an  cos, 
chaleur,  lifez  blancheur, 
les  Indiens  >  ajoutez  du  col™e™-  -oint 
Pour  les  encourager  ,  mettez  avant  un  point , 

&;  fupprimez-le  apres. 

>  _ Te» 7 


pourconfoSon-lirexpourfaconfommarion, 

puiffent  ,  lifez  pu  fient. 

deiîroient,  lifez  deiireroient, 

à  Java  ,  lifez  de  Java. 

de  Tjeribon  ,  liiez  du  pays  de  Tienhpn, 

d’Oneuft,  lifez  Donruft. 

Accapuleo ,  lifez  Accapulco. 
créature  ,  liiez  créatures. 

IfYein  en  procurer ,  lifex  à  lui  en  ftç&m 
Toukim  ,  lifex  Tonkin, 
aura,  lifez  pourra,* 


Page  2ïJ  , 

*7, 

213 

10  , 

217 

*5  3 

217 

31  3 

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17  . 

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223 

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18 

227 

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228 

19 

230 

13 

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15 

233 

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3 

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238 

238 

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246 

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252 

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254 
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25  6 

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2  72 
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274 

283 

28.3 

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202 
3°  3 

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Ë  R  iv  A  *  a: 


plUS  ÈClâ-lLC.  j  r 

chargé  ,  lifex,,  chargée. 
iPq  niprs  lifex  ccs  mers.  f  « 

de  ces  opérations ,  lifex  de  Tes  operations, 
le  commerce  ,  lifex  ce  commerce, 
quelque  foit  ,  lifex  quelle  que  foit. 
commencés  j  lifex  commence. 
fmTrapide  fortune ,  lifex  une  fortune  rapide, 
i  un  peut  fort,  placez  un  point  avant  ces  mot* 

r  .. ^  ii r*% **  rp»f  11  in ipnf. 


n’y  auroient ,  liicx  n  auro  eue. 

2  ,  de  la  bienfeance,  lifex  de  bienfeance. 

2  de  la  fantaifie  ,  lifex  de  fantailie. 

^  enhardie  par  tous,  lifex  enhardit  pat-toüN 
il  quelqu’en  foit,  lifex  quelle  qu  en  foit. 

24  \  Piétés  ,  lifex  Piétés.  . 

27  ,  de  brigands  ,  lifex  des  brigands. 

27  ,  continue  ,  lifex  continua. 

24,  des  négocions,  lifex  de  ncgocian*. 

2?  pou  y  ■  lifex  pour  y.  . 

S7  ;  tout  cela  manquait ,  avant  ces  mots  placex  1 

le  fit  fervîr  ,  lifex  le  fit  clioifir. 
de  fan  ,  lifex  de  tan. 

n  :  &£««  chofes!  fifex  5c  mille  autres  chofes. 

21,  vendus,  lifex  vendues. 

de  Kan-dahar  ,  lifex  du  kan-dahar. 


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3  j 
30  , 


21  ,  UC  tu.*. - - 3  , 

2?  ,  ravagés,  lifex  ravagées. 
il,  de  les  tendre,  lifex  de  les  reprendre. 

1,  ,  lors  même  qu’Ahy,  lifex  lors  meme  qu  on  y. 
4,  quelques  efpéranccs,  lifex  quelque  efperance. 
îi  ,  que  la  cour  ,  lifex  que  de  la  cour. 

2 6  ,  fon  état  ,  lifex  fon  éclat. 

4  ,  arrive  ,  lifex  arrivent.  . 

29  ,  avoit  d’enfouis ,  lifex  avoir  enfouis. 

34  ,  Kngpauhfen  ,  lifex  Knypauhfen, 

à  fe  pratiquer  ,  lifex  a  pratiquer.  . 

cette  ifle  ,  avant  ces  mots  placex  un  point, 
lieux  ",  lifex  lieues, 
forcées  ,  lifex  forces.  ^  t 
les  régions,  lifex  ces  régions, 
fai  (i  j  lilex  fai  ht. 

19,  paroifloient ,  lifex  paroiüent. 

9,  lieux,  lifex  lieues. 

de  la  Haye ,  lifex  de  la  Haya. 
quantités  ,  lifex  quantité, 
les  droits  ,  lifex  le  droit, 
s’inftruifoient  ,  lifex  s  mitruifoit. 
iufqu’alors  négligé^  fez  ufqu’alors  trop  négligé. 
28  ,  s’y  difperfe  ,  lifex  fe  difperfe. 

31 ,  fi  on  s’en  rapportent ,  fuppnmex  le  point  qui 

eil  avant.  , 

2  ?  elles  dijent ,  placex  un  point  ayant  çes  deux  mots, 

M  '  de  droit ,  lifex  de  droits. 

3  ,  Sixpayes  #  iifs*  Çipaye§„ 


11 . 
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1  , 

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35r 
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353 
362 

3^3 

368 

368 

371 

37Z 

382 

383 
383 


R  R  A  T  A. 

ligflc  3°  j  C  arc  U  ma  ,  lifez  Curcuma, 

23  j  ne  nuife *  ajourez  pas. 

^  ->  ces  sroiUs  toiles  ,  lifez  lcs  grolfes  toifc* 

27  *  due  nue  mur  _ t  6  U1lcs  tOlififv 


27, 
34  j 
8, 
20, 
*5>> 

2 


quelque  jour,  li^x  quelque  Π
commandement,  lifez  commandant. 
Kajopour,  lifez  Rajapour. 
ne  troublaient  J  ajoutez  pas. 
de  Gou,  Ii fez  de  Goa. 

Malois,  liiez  Malais. 

-  ces  fruits  J  lifez  les  fruits. 

22  j  des  ouvrages ,  lifez  des  ouragans. 

6  .  pourroit ,  lifez  pouvoir. 

ou  ne  peut  ,  Üfex  0n  n’en  peut, 
caufe  ,  lifez  couvre, 

Delan  lifez  Decan. 
ces  aftaires  ,  lifez  les  affaires» 
oc  eit  entouree  ,  effacez  ôc. 

Daugeugzeb,  lifez  Daurengzeb» 

Deçà  j  lifez  Daca. 
de  Rajeputes  ,  lifez  des  Rajeputes, 
d  Arrakau  ,  lifez  d’Arrakan. 
ces  differentes  ,  lifez  les  différentes, 

Chatignan  „  lifez  Chatigan. 

-  jfs  extorlîons ,  lifez  fes  extorlîons. 

13  ,  Falta  ,  lifez  Fuira. 

~ZerhQ  ^ei|ye>  lifez  remonter  ce  fleuve, 
5  ,  Moufcoudabat  ,  lifez  Moxoudabat. 

1  y  dans  ce  bizarre  ,  lifez  de  ce  bizarre, 

25,  les  efperances ,  lifez  fes  efpérances. 

14  ,  d’Atholen  poTelîïon,  lifezd’AtholenpofTeinor* 

23  ,  changes ,  liiez  chargés.  ' 

8  ,  8a  faveur ,  lifez  La  faveur, 

6 ,  publiés,  lifez  publics. 

16  ,  dépouillés,  lifez  dépouillé. 

29,  peu-être  .,  peut-être. 

33  ,  dépouillé  A  lifez  dépouillée. 


*2, 

*7, 

33, 

18, 

33  , 

22, 
I*, 
32, 
12, 
Ti  , 
9, 


ERRATA 

DU  CINQUIEME  VOLUME. 


AGE  17 
Page  25 


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5 , 

46 

13  > 

48 

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74 

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32  , 

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*53 

21  , 

396 

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22  , 

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281 

28, 

20  3 

*  ~  “  *******  1“'"'  J  ‘'•UA  UlUlHUV.O. 

qui  habitent ,  lifez  qui  habitoient. 
ils  formèrent ,  lifez  ils  formoient. 
fes  bâtimens ,  lifez  les  bâtimens. 
n’aura  pas  eu  ,  lifez  n’auroit  pas  eu. 


mon.* 


tagnes. 


-  —r  1 - 7 -  T.*'*  **  * 

s’envolât ,  lifez  s’enrôlât, 
retirés  ,  lifez  retirées. 


tez  une  virgule. 


ramène,  lifez  ramené* 


tf*  3?i[  4»  ^r!* 

4>  4* 

[r  4*  ‘4“  *4“  (^)  tÏ 

p*  4t,4*,4*'4t'  V~C 

4e  4°  ••  4e  4®  \'r 

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HISTOIRE 

PHILOSOPHIQUE 

E  T 

POLIT  IQUEj 


Ses  étabUJfemens  ô  du  commerce  des 
Européens  dans  Les  deux  Indes . 


LIVRE  PREMIER. 


L  ny  a  point  eu  d  evenement  aufii 

r  j  .  ,  ;  n-  £  t,  r  t 

>  ,::  ;J intereliant  pour  i  eipece  humaine  eu 


[p  I  C  J  J  général  &  pour  les  peuples  de  F  Europe 
f  *;£*$*:*  ^!  en  particulier  ,  que  la  découverte  du 
nouveau  monde  &  le  paffage  aux  Indes 
par  le  Cap  de  Bonne-Efpérance»  Alors  a  commencé 
une  révolution  dans  le  commerce  5  dans  la  puif- 
fance  desnatioiis,  dans  les  mœurs  ,  finduftrie  3c 
le  gouvernement  de  tous  les  peuples.  C’eft  à  ce 
moment  que  les  hommes  des  contrées  les  plus 
éloignées  fe  font  devenus  néceffaires  :  les  produc¬ 
tions  des  climats  placés  fous  l’équateur  fe  confoir- 
ment  dans  les  climats  voifins  du  pôle  ;  finduftiie 
Tome  L  A 


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■  i&§L  >  ifkqmksm  h  %  . 


2  Hiftoïre 

du  nord  eft  cranfporté  au  fud  ;  les  etc  fies  de 
l’orient  habillent  l’occident ,  5c  par-tout  les  hom¬ 
mes  fe  font  communiqués  leurs  opinions  ,  leurs 
îoix  ,  leurs  ufages,  leurs remecles,  leurs  maladies, 
leurs  vertus  5c  leurs  vices. 

Tout  eft  changé  5c  doit  changer  encore.  Mais 
les  révolutions  pailées  5c  celles  qui  doivent  fuivre, 
ont-elles  été,  peuvent-elles  être  utiles  à  la  nature 
humaine?  L’homme  leur  devra  t-il  un  jour  plus 
de  tranquillité,  de  vertus  5c  de  plaifirs  ?  Peuvent- 
elles  rendre  fon  état  meilleur,  ou  ne  feront  -  elles 


que  le  changer  ? 

L’Europe  a  fondé  par-tour  des  Colonies  ;  mais 
ccnnoît-eilç  les  principes  fur  lefquels  on  doit  les 
fonder?  Elle  a  un  commerce  d  échangé,  d’éco¬ 
nomie  ,  d’induftrie.  Ce  commerce  palTe  d’un 
peuple  à  l’autre.  Ne  peut- on  découvrir  par  quels 
moyens  5c  dans  quelles  circonftances  ?  Depuis 
qu’on  connoît  l’Amérique  5c  la  route  du  Cap  , 
des  nations  qui  n’étaient  rien  font  devenues  puif- 
fantes  *,  d’autres  qui  faifoient  trembler  l’Europe 
fe  font  affoiblies.  Comment  ces  découvertes  ont- 
elles  influé  fur  l’etat  de  ces  peuples  ?  Pourquoi  enfin 
les  nations  les  plus  floriflantes  5c  les  plus  riches 
ne  font-elles  pas  toujours  celles  a  qui  la  nature  a  le 
plus  donné?  Il  faut  pour  s’éclaircir  fur  ces  queftions 
.importantes  jetter  un  coup  d  cei!  fur  1  état  ou  croit 
l’Europe  avant  les  découvertes  dont  nous  avons 
parlé  ;  fuivre  en  détail  les  événemens  dont  elles 
ont  été  la  caufe  5c  finir  par  confidérer  l’état  de 
l’Europe  telle  quelle  eft  aujourd’hui. 

Le3  peuples  qui  ont  poli  les  autres  ont  été 
commerçans.  Il  n’y  a  que  deux  jours  que  l’Europe 
cto.it  fini  va  ne  ;  à  bien  des  égards  elle  eft  encore 
barbare  ,  5c  fans  l’immenfe  communication  que 
les  hommes  ont  les  uns  avec  les  autres  ,  elle  le 


philofophiqüe  &  politique.  3 

feroit  peut-être  toujours.  Ceft  le  commerce  des 
Egyptiens  8c  des  Tyrîens  qui  a  civilifé  les  Grecs  5 
&  ceux-ci  en  ajoutant  à  toutes  les  connoiffances , 
à  tous  les  arts  qu’ils  avoient  reçus,  éleverent  la 
raifon  humaine  a  un  point  de  perfeéHûn  dont 
la  mine  du  commerce  &  les  révolutions  des  empi¬ 
res  font  fait  depuis  defeendre.  Leurs  admirables 
inftitutions  étoient  fupérieures  d  ce  que  nous  con- 
noiilons  de  mieux  aujourd’hui.  Aucune  nation  , 
fi  l’on  en  excepte  peut-être  les  Chinois  ,  n’avoit 
fait  autant  de  progrès  que  les  Grecs  dans  cette 
partie  de  la  philofophie  qui  dirige  le  gouvernement 
8c  les  mœurs.  Leur  tactique  eft  encore  préférée 
d  celle  des  Romains  même.  L’efprit  dans  lequel 
ils  ont  fondé  leurs  Colonies  fait  honneur  d  leur 
raifon  8c  d  leur  humanité.  Ils  ont  porté  tous  les 
beaux  arts  i  un  degré  de  perfection  au-deld  duquel 
aucun  peuple  ne  les  a  portés.  Ils  ont  eu  des  idées 
j liftes  du  beau  dans  tous  les  genres.  On  voit  par 
quelques  ouvrages  de  Xénophon  8c  d’autres  écri¬ 
vains  qu’ils  avoient  mieux  les  principes  du  com¬ 
merce  que  la  plupart  des  nations  de  l’Europe  ne 
les  ont  aujourd’hui. 

Si  l’on  fait  attention  que  l’Europe  jouit  de  toutes 
les  connoiffances  des  Grecs  ,  que  fon  commerce 
eft  infiniment  plus  étendu  ,  que  notre  imagination 
fe  porte  fur  des  objets  plus  grands  &  plus  variés 
depuis  les  progrès  de  la  navigation  5  on  fera  étonné 
que  nous  n’ayons  pas  fur  eux  la  fupériorité  la  plus 
décidée.  Mais  il  faut  obferver  que  lorfque  ce  peu¬ 
ple  connut  les  arts  8c  le  commerce ,  il  forroit 
pour  ainfi  dire  des  mains  de  la  nature  3  8c  étoit 
fufceptible  de  toutes  fortes  d’impreftions  3  au  lieu 
que  les  nations  de  l’Europe  avoient  le  malheur 
de  connoître  des  loix  ,  des  gouverne  mens  ,  ne 
religion  exclufiye  8c  impérieufe.  Dans  la  Crece 

A  i 


/ 


e 


Z*9  9 

4  Hijtoife 

le  commerce  trouva  des  hommes  >  en  Europ 
il  trouva  des  efclaves.  A  mefure  que  le  commerce 
Se  les  arts  nous  ont  ouvert  les  yeux  fur  les  abfur* 
dités  de  nos  inftitutions,  nous  nous  fommes  occu¬ 
pés  à  les  corriger ,  mais  fans  ofer  jamais  r  en  ver  fer 
entièrement  l’édifice.  Nous  avons  remedie  a  des 
abus  par  des  abus  nouveaux  >  3c  à  force  d  etayer  , 
de  réformer,  de  pallier  ,  nous  avons  mis  dans  nos 
mœurs  plus  de  contradiftions  &  d’abfurdités  qu’il 
n’y  en  a  chez  les  peuples  les  plus  barbares.  Voila 
pourquoi  fi  les  arts  pénètrent  un  jour  chez  les 
Tartares  &  les  Iroquois ,  ils  y  feront  des  progrès 
infiniment  plus  rapides  qu’ils  n’en  peuvent  jamais 
faire  dans  la  Ruffie  èc  dans  la  Pologne. 

Les  Romains  inftitués  pour  conquérir  n  ont  pas 
avancé  comme  les  Grecs  ,  la  raifon  &c  1  indufirie* 
Ils  ont  donné  au  monde  un  grand  fpeftacle  y 
mais  ils  n’ont  rien  ajouté  aux  connoiüances  &C 
aux  arts  des  Grecs.  C’eft  en  attachant  les  nations 
au  même  joug  &  non  en  les  unifiant  par  le 
commerce  qu’ils  ont  augmenté  la  communication 
des  hommes.  Ils  ravagèrent  le  monde  lorfqu  ils 
l’eurent  fournis ,  le  repos  qu  ils  lui  donneient 
fut  une  létargie.  Leur  defpôtifme  ,  leur  gouver¬ 
nement  militaire  opprimèrent  les  peuples  ,  étei¬ 
gnirent  le  geme  de  dégradèrent  1  efpece  humaine* 
La  barbarie  s  etendit  aux  Conquerans  eux-me— 
mes ,  après  deux  loix  abfurdes  de  Confiantin  9 
qu’il  eft  bien  étonnant  que  Montefquieu  n’ait 
pas  ofé  placer  parmi  les  caufes  de  la  decadence 
de  l’Empire.  La  première  donnoitla  liberté  à  tous 
les  efclaves  qui  fe  feroient  Ciitetiens.  Les  grands 
privés  par  cet  arrangement  de  tontes  leurs  richefies5 
réduits  à  l’indigence ,  &  pour  ainfi  dire  ,  a  l’au- 
rmône  de  ces  profélites ,  n’eurent  plus  aucun  intérêt 
1  foute nir  l’état  dont  iis  étoient  l’appui.  Un  antre 


pJiilofophique  &  poltique.  % 

édit  défendit  le  paganifme  dans  toute  l’étendue 
de  l'Empire  ,  St  ces  vaftes  contrées  fe  trouvè¬ 
rent  couvertes  d’hommes  qui  n'étoient  plus  lies 
entr'eux  ,  ni  à  letat  par  les  nœuds  facrés  de  la 
religion  St  du  ferment.  Sans  prêtres,  fans  temples, 
fans  morale  publique,  quel  zele  pouvoient  -  ils 
avoir  pour  repoufler  des  ennemis  qui  venoient 
attaquer  une  domination  â  laquelle  ils  ne  tenoient 
plus  ? 

Audi  les  habitans  du  Nord  qui  fondirent  fur 
l'Empire  trouvèrent -ils  les  dilpofitions  les  plus 
favorables  a  leur  invadon.  Predés  en  Pologne  Sc 
en  Allemagne  par  des  nations  lorries  delà  grands 
Tarrarie ,  ils  venoient  occuper  un  moment  des 
Provinces  déjà  ruinées  ,  pour  en  être  chaffés  par 
des  vainqueurs  plus  féroces  qui  les  fuivoient. 
Par-tout  les  polie  fiions  étoient  incertaines  ,  les 
mœurs  St  les  loix  fauvages.  Comment  dans  cet 
état  de  l'Europe  pouvoit-on  conferver  quelque 
induftrie  ,  St  s’occuper  des  arts  ?  Les  Gots  en  Ei pa¬ 
gne,  St  les  Lombards  en  Italie  ,  furent  un  peu  plus 
éclairés,  lorfque  arrêtés  &  gardés  par  les  mers  Sc. 
parles  montagnes ,  ils  fe  furent  affermis  dans  leurs 
conquêtes  ;  mais  leur  commerce  étoit  bien  peu  de 
chofe  ,  St  ils  étoient  loin  de  cultiver  les  lettres. 

Au  leptieme  decie  ,  l’Europe  étoit  pauvre  Sc 
fans  lumières.  Ce  qu’on  dit  des  richeffes  du  Roi 
Dagobert  St  de  la  magnificence  de  S.  Eloi  eft 
fabuleux,  comme  tout  ce  qu'on  lit  de  merveilleux, 
dans  l’hiftoire  de  leurs  tems.  On  s’habilloit  de 
peaux  St  d’une  laine  grofliere.  On  ignoroit  les 
commodités  de  la  vie.  On  conftruifoic ,  il  eft 
vrai,  des  édifices  qui  avaient  de  la  hardieffe  Sc 
de  la  folidité  ,  mais  qui  ne  prouvaient  pas  plus 
qu’il  y  eut  alors  des  richeffes,  que  du  goût.  11  ne 
faut  ni  beaucoup  d’argent  ni  beaucoup  de  connoii» 


G  Hijtoire 

fance  des  arts  pour  élever  des  maftes  de  pierre  avec 
les  bras  de  fes  efclaves.  Ce  qui  démontre  fans 
réplique  la  pauvreté  des  peuples ,  c’eft  que  les 
impôts  fe  levoient  en  nature  *  3c  même  les  con¬ 
tributions  que  le  clergé  fubalterne  payoit  à  fes 
fupérieurs ,  confiftoient  en  denrées  comeftibles. 
Aucune  ville  de  l’Europe  ne  faifoit  alors  ce  com¬ 
merce  ,  qui  confifte  à  tranfporter  les  produirions 
d’un  peuple  chez  un  autre  j  3c  quand  ce  genre  de 
commerce  eft  ignoré ,  on  n’en  connoît  guere  les 
autres  efpeces. 


La  fuperftition  dominante  épaififtoit  les  ténè¬ 
bres.  Avec  des  fophifmes  3c  de  la  fubtilité,  elle 
fondoit  cette  faillie  fcience  qu’on  appelle  théolo¬ 
gie  ,  3c  dont  elle  occupoit  les  hommes  aux  dépens 
des  vraies  connoilfances. 

Dès  le  huitième  fiecle  3c  au  commencement 
du  neuvième ,  Rome  qui  n’étoit  plus  la  ville  des 
maîtres  du  monde  ,  prétendit  comme  autrefois 
ôter  ,  donner  des  couronnes.  Sans  citoyens  ,  fans 
foldats ,  avec  des  opinions ,  avec  des  dogmes ,  on 
la  vit  afpirer  à  la  monarchie  univerfeîle.  Elle  arma 
les  princes  les  uns  contre  les  autres ,  les  peuples 
contre  les  rois  ,  les  rois  contre  les  peuples.  On 
ne  connoifïoit  d’autre  mérite  que  de  marcher  à 
la  guerre ,  ni  d’autre  vertu  que  d’obéir  à  l’Eglife. 
La  dignité  des  fouverains  étoit  avilie  par  les  pré¬ 
tentions  de  Rome  ,  qui  apprenoit  à  méprifer  les 
princes,  fans  infpirer  l’amour  de  la  liberté.  Quel¬ 
ques  romans  abfurdes  3c  quelques  fables  mélan¬ 
coliques  nées  de  l’oifîveté  des  cloîtres,  étoient 
alors  la  feule  littérature.  Elle  contribuoient  à 
entretenir  cette  triftefle  3c  cet  amour  du  mer¬ 


veilleux  ,  qui  fervent  fi  bien  la  fuperftition. 

Deux  nations  changèrent  encore  la  face  de  la 
terre.  Un  peuple  forti  de  la  Scandivanie  3c  de 


philo fophique-  &  politique.  7 

h  Cherfonefe  Ci  rubrique  fe  répandit  au  nord  de 
l’Europe  que  les  Arabes  preftoient  du  côté  du 
midi.  Les  uns  étoient  difciples  d’Odin  ,  Sc  les 
autres  de  Mahomet ,  deux  hommes  qui  a  voient 
répandu  le  fanatifme  des  conquêtes  avec  celui  de 
la  religion.  Charlemagne  fut  vaincre  les  uns  Sc 
réfifter  aux  autres.  Ces  hommes  du  Nord  ,  appelles 
Saxons  ou  Normands  ,  étoient  un  peuple  pauvre  , 
mal  armé  ,  fins  difeipline  5  de  mœurs  atroces , 
pouflé  aux  combats  &  a  la  mort  par  la  mifere  Sc 
la  fuperftition.  Charlemagne  voulut  leur  faire 
-quitter  cette  religion  qui  les  rendoir  fi  terribles 
pour  une  religion  qui  les  difpoferoit  à  obéir.  Il 
lui  fallut  verfer  des  torrens  de  fang  ,  Sc  il  planta 
la  croix  fur  des  monceaux  de  morts  :  il  fut  moins 
heureux  contre  les  Arabes  conquérans  de  l’Afie  , 
de  l’Afrique  Sc  de  l’Efpagne.  Il  ne  put  s’établir 
au-delà  des  Pirenées. 

Le  befoin  de  repoufer  les  Arabes  ,  de  fur-tout 
les  Normands ,  fit  renaître  la  manne  de  l’Europe. 
Charlemagne  en  France.  Alfred  le  Grand  en  Angle- 

O  #  i-s 

terre  :  quelques  villes  d’Italie  eurent  des  vaifieaux  , 
de  ce  commencement  de  navigation  reftufeita  en 
peu  le  commerce  maritime.  Charlemagne  établit 
de  grandes  foires  ,  dont  la  principale  étoit  à  Aix- 
la-chapelle.  C’eft  la  maniéré  de  faire  le  commerce 
chez  les  peuples  ou  il  eft  encore  au  berceau. 

Cependant  les  Arabes  fondaient  le  plus  grand 
commerce  qu’on  eut  vu  depuis  Athènes  de  Cartha¬ 
ge.  Il  eft  vrai  qu’ils  le  dévoient  moins  aux  lumiè¬ 
res  d’une  raifon  cultivée  de  aux  progrès  d’une 
bonne  adminiftration ,  qu’à  l’étendue  de  leur  puif- 
fance  &  à  la  nature  des  pays  qu’ils  poffédoient. 
Maîtres  de  PEfpagne  ,  de  l’Afrique  ,  de  i’Afie- 
mineure  ,  de  la  Perfe  St  d’une  partie  de  l’Inde  , 
ils  commencèrent  par  échanger entreux  d’une  con- 

A  4 


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lit 


il? 


$  Hijtotre 

rrée  a  l’autre  les  denrées  des  différentes  parties  de 
leur  vafte  empire.  Ils  s’étendirent  par  degrés  juf- 
qu’aux  Moluques  &  à  la  Chine  ,  tantôt  en  négo- 
cians ,  tantôt  en  mi  lîîcmnaires ,  fouvent  en  con- 
quérans. 

Bientôt  les  Vénitiens,  les  Génois  &  les  Arabes 
de  Barcelone  allèrent  prendre  dans  Alexandrie  les 
marchandées  de  l’Afrique  &  de  l’Inde  ,  &  les 
verferent  en  Europe.  Les  Arabes  ,  enrichis  par  le 
commerce  &  raffaftés  de  conquêtes  ,  rfétoient 
plus  le  même  peuple  qui  avoit  brûlé  la  biblio¬ 
thèque  des  Ptolomées.  Ils  culti voient  les  arts  8c. 
les  lettres ,  &  ils  ont  été  la  feule  nation  conqué¬ 
rante  qui  ait  avancé  la  raifon  8c  l’induffrie  des 
hommes.  On  leur  doit  Palgebre  ,  la  chimie  ,  de 
nouvelles  lumières  en  aftronomie,  des  machines 
nouvelles,  des  remedes  inconnus  à  l’antiquité. 
La  poclie  eft  le  féal  des  beaux-arts  qu’ils  aient 
cultivé  avec  fuccès. 

Dans  le  même  tems ,  les  fu  jets  de  l’empire  Grec 
avoient  imité  les  manufaétures  de  foie  de  l’Afiej 
8c  ils  s  etoient  ouverts  par  Gaffa  8c  par  la  mer 
Cafpienne  le  commerce  de  l’Inde. 

Les  Génois  commençoient  a  le  partager  avec 
eux ,  8c  même  le  commerce  des  Grecs  tomboit 
avec  leur  empire,  qui  n’oppofoit  au  fanatifme 
des  Arabes  que  la  plus  lâche  bigoterie.  Les  moines 
y  régnoient  ,  8c  l’empereur  demandoit  pardon 
â  Dieu  du  tems  qu’il  donnoit  aux  foins  de  l’empire. 
Il  n’y  avoit  plus  ni  bons  peintres ,  ni  bon  fculp- 
teurs  ;  8c  Ton  y  difputoit  fans  celle  pour  fa  voir 
s’il  Falloir  honorer  les  images.  Situés  au  milieu 
des  mers*  poffeffeiirs  d’un  grand  nombre  d’iffes  * 
les  Grecs  n’a  voient  pas  de  marine.  Ils  fe  défen¬ 
dirent  contre  celle  d’Egypte  8c  des  Sarrafins  par 
le  fe  u  Grégeois ,  arme  vaine  8c  précaire  d’imper 


•l'H 


philofophique  &  politique.  9 

pie  fans  vertu.  Conftantinople  ne  pouvoir  protégeï 
au  loin  fon  commerce  maritime  j  il  fut  abandonné 
aux  Génois,  qui  s’emparèrent  de  Caffa,  dont  ils 
firent  une  ville  floriffante. 

La  nobleffe  de  l’Europe  prit  dans  les  folles 
expéditions  des  Croifades  quelque  chofe  des  moeurs 
des  Grecs  &  des  Arabes.  Elle  connut  leurs  arts 
èc  leur  luxe;  il  lui  devint  difficile  de  s’en  patfèr. 
Les  Vénitiens  eurent  un  plus  grand  débit  ,  des 
marchandises  qu’ils  tiroient  de  l’Orient.  Les  Ara¬ 
bes  eux-mêmes  en  portèrent  en  France  ,  en  Angle¬ 
terre  ,  8c  jufqu’en  Allemagne. 

Ces  nations  étoient  alors  fans  vaifleaux  &  fans 
manufactures  :  on  y  gênoit  le  commerce  ,  8c 
on  y  méprifoitle  commerçant.  Cette  clafle  d’hom¬ 
mes  utiles  n’avoit  jamais  été  honorée  chez  les 
Romains.  Ils  avoient  traité  les  négocians  à  peu 
près  avec  le  même  mépris  qu’ils  avoient  pour 
les  hiftrions ,  les  courtifanes  ,  les  bâtards  ,  les 
efclaves  8c  les  gladiateurs.  Le  fyftême  politique 
établi  dans  toute  l’Europe  par  la  force  8c  l’igno¬ 
rance  des  nations  du  nord,  devoit  néceffairement 
perpétuer  ce  préjugé  d’un  orgueil  barbare.  Nos 
peres  infenfés  prirent  pour  bafe  de  leurs  gouvet- 
nemens  un  principe  deftruéteur  de  toute  fociété* 
le  mépris  pour  les  travaux  utiles.  Il  n’y  avoit  de 
confidéré  que  les  poflfeurs  des  fiefs  8c  ceux  qui 
s’étoient  diftingnés  dans  les  combats.  Les  nobles 
étoient ,  comme  on  fait  ,  de  petirs  fouverains 
qui  abufoient  de  leur  autorité  ,  8c  réfiftoient  â 
celle  du  prince.  Les  barons  avoient  du  fafte  8c  de 
l’avarice ,  des  fantaifies  ,  8c  fort  peu  d’argent. 
Tantôt  ils  appelloient  les  marchands  dans  leurs 
petit  états,  &c  tantôt  ils  les  rançonnoient.  C’eft 
dans  ces  tems  barbares  que  fe  lont  établis  les 
droits  de  péage,  d’entrée  *  de  fortie  3  de  paflage» 


1  ©  Hiftoirc 

de  logemens , d’aubaines,  d'autres  oppreffîons  fans 
fin.  Tous  les  ponts ,  tous  les  chemins  s'ouvroient 
ou  fe  fermoient  fous  le  bon  plaifir  du  prince  ou 
de  fes  vafiaux.  On  ignoroit  fi  parfaitement  les 
plus  fimples  éiémens  du  commerce  ,  qu'on  avoit 
lufage  de  fixer  le  prix  des  denrées.  Les  négocians 
ctoient  fouvent  volés ,  de  toujours  mal  payés  par 
les  chevaliers  de  par  les  barons.  On  faifoit  le 
commerce  par  caravanes ,  on  alloit  en  troupes 
armées  jufqu  aux  lieux  où  on  avoit  fixé  les  foires. 
La,  les  marchands  ne  rjégligeoient  aucun  moyen 
de  fe  concilier  le  peuple.  Ils  étoient  ordinaire¬ 
ment  accompagnés  de  bateleurs,  de  muficiens 
êc  de  farceurs.  Comme  il  n'y  avoit  alors  aucune 
grande  ville ,  de  qu'on  ne  connoifioit  ni  les  fpec- 
tacles,  ni  les  alïemblées  ,  ni  les  plaifirs  féden- 
taires  de  la  fociété  privée  ,  le  tems  des  foires  était 
celui  des  amufemens,  de  ces  amufemens  dégé- 
neroient  en  difiolurions,  qui  autorifoient  les  décla¬ 
mations  <&  les  violences  du  Clergé.  Les  com- 
merçans  furent  fouvent  excommuniés.  Le  peuple 
avoit  en  horreur  des  étrangers  qui  apportoient  des 
fuperfluités  à  fes  tyrans,  de  qui  s'affocioient  à 
des  hommes  dont  les  mœurs  blefioient  fes  pré¬ 
jugés  de  fon  auftérite  grofliere. 

Les  Juifs  qui  ne  tardèrent  pas  à  s’emparer  des 
détails  du  commerce  ,  ne  lui  donnèrent  pas  de 
la  confidération.  Ils  furent  alors  dans  toute  l'Eu¬ 
rope  ce  qu'ils  font  encore  aujourd’hui  dans  la 
Pologne  de  dans  la  Turquie.  Ils  fe  rendirent  né- 
ceiTaires  aux  marchands  étrangers  de  aux  nations 
Européennes.  Ils  s'enrichirent  aux  dépens  des 
Chrétiens  fuperftitieux ,  qui  s'en  vengerent  par 
de  cruelles  perfécutions.  Le  Clergé  déclara  l’in¬ 
térêt  de  l’argent  ufuraire.  Cette  décifion  rhéolo¬ 
gique  fur  un  objet  civil  &  politique  frappa  fur 


philofopïiique  &  politique.  ïï 

l'état ,  en  portant  coup  au  commerce.  Les  Juifs 
pillés  ,  perfécutés  ,  profcrits  ,  inventèrent  les  let¬ 
tres  d®  change  ,  qui  mirent  en  sûreté  les  débris 
de  leur  fortune.  Le  Clergé  déclara  le  change 
ufuraire  ,  mais  il  étoit  trop  utile  pour  être  aboli. 
Un  de  f es  effets  ,  fut  de  rendre  les  négocians  plus 
indépendant  des  princes,  qui  les  traitèrent  mieux, 
dans  la  crainte  qu’ils  ne  tranfportaffent  leurs  richef- 
fes  dans  des  pays  étrangers. 

La  vanité  donna  quelque  induftrie  aux  François 
dans  le  quatorzième  fïecle.  L’ufage  de  porter  leurs 
armoiries  fur  leurs  habits  fit  faire  quelques  pro¬ 
grès  à  leurs  manufactures  ,  parce  que  des  draps 
chargés  d'armoiries  étoient  un  luxe  qu’on  ne  pou¬ 


voir  tirer  de  l’étranger. 

On  fabriquoit  d’allez  beaux  draps  en  Flandre. 
On  y  fabriquoit  aufti  des  tapifteries  dont  il  refte 
encore.  Elles  prouvent  combien  le  defiein  &  la 
perfpeétive  étoient  alors  ignorés.  Cependant  cette 
induftrie  groftiere  attiroit  les  marchands  de  l’Euro¬ 
pe  ,  8c  la  Flandre  devenoit  l’entrepôt  du  com¬ 
merce  qui  fe  faifoit  entre  Venife  &c  les  villes 
de  la  grande  Hanfe. 

Plufieurs  villes  s’étoient  affociées  fur  la  mer 
Baltique  &:  dans  l’Allemagne.  Elles  avoient  obte¬ 
nu  ou  acheté  le  privilège  de  fe  gouverner  par 
leurs  loix.  Elles  firent  feules  le  commerce  du 
Nord,  &;  devinrent  puiflantes.  D’autres  villes  dans 
le  refte  de  l’Europe  ,  fans  devenir  comme  les  An- 
féatiques  des  républiques  indépendantes ,  obtinrent 
des  privilèges.  Il  n’y  avoit  auparavant  de  citoyens 
que  la  nobleffe  &  les  eccléfiaftiques.  Le  refte  étoit 
efclave.  Mfcis  on  vit  d’abord  fe  former  des  corps 
de  marchands ,  des  corps  de  métiers  }  &  ces  aifo- 
dations  acquirent  du  crédit ,  en  acquérant  des 
richelles.  Les  fouverains  eurent  befoin  d’elles  & 


**  #  Htjtoîre 

les  affranchirent.  Ils  les  oppofererit  aux  barons.' 
On  vir  diminuer  peu-a-peu  l’anarchie  &  la  tyran¬ 
nie  féodales.  Les  bourgeois  devinrent  des  citoyens* 
Sc  le  tiers  état  fut  admis  aux  affemblées  des  peuples* 

Le  Préfident  de  Montefquieu  fait  honneur  à  la 
religion  Chrétienne  de  1  abolition  de  l’efclavage. 
Nous  oferons  n’être  pas  de  fon  avis.  C’eft  quand 
il  y  eu  de  Pinduftrie  Sc  des  richeffes  dans  le 
peuple,  que  les  princes  le  comptèrent  pour  quel¬ 
que  chofe.  C’eft  quand  les  richefles  du  peuple 
purent  être  utiles  aux  rois  contre  les  barons  * 
que  les  loix  rendirent  meilleure  la  condition  du 
peuple.  Ce  fut  une  faine  politique  que  le  com¬ 
merce  amene  toujours,  Sc  non  Pefprit  de  la  reli¬ 
gion  Chrétienne,  qui  engagea  les  rois  à  déclarer 
libres  les  efclaves  de  leurs  vaffaux  ,  parce  que  ces 
efclaves,  en  ceilant  de  l’être,  devenoient  desfujets- 
Iieft  vrai  que  le  Pape  Alexandre  III  déclara  que 
des  Chrétiens  dévoient  être  exempts  de  fervi- 
tude  ;  mais  il  ne  fit  cette  déclaration  que  pour 
plaire  aux  rois  de  France  Sc  d’Angleterre,  qui 
voulaient  ahaifler  leurs  vaffaux.  La  religion  Chré¬ 
tienne  défend  fi  peu  la  fervitude,  que  dans  FAI- 
lemagne  Catholique,  en  Boheme,  en  Pologne* 
pays  très-catholique ,  le  peuple  eft  encore  efclave  * 
fans  que  l’églife  le  trouve  mauvais. 

Quelques  citoyens  ,  comme  Jacques  Cœur  * 
étoient  plus  propres  à  faire  refpe&er  le  tiers* état* 
que  toutes  les  déclarations  des  Papes.  Jacques 
Cœur  eût  établi  dans  te  quinzième  fiecle  un  com¬ 
merce  riche  Sc  folide  dans  le  royaume  de  France» 
s’il  eut  été  foutenu  par  le  gouvernement  contre 
l’envie  des  courtifans  Sc  la  fotife  de  fes  concitoyens^ 
Il  avoit  un  grand  nombre  de  vaifieaux.  Plus  de 
trois  cens  facteurs  conduifoient  fon  commerce  en 
Turquie,  en  Perfe,  en  Afrique,  en  Italie  Sc  dans. 


philofophique  &  politique .  t  3 
îe  Nord.  Il  croit  le  particulier  le  plus  riche  de 
runivers ,  ôc  le  plus  utile  à  fa  patrie  ,  qui  nau- 
roit  pas  chaflfé  les  Anglois  fans  les  fecours  qu’il 
prodiguoit  à  Charles  VIL  On  fuppofa  des  crimes 
à  ce  grand  homme.  Aucun  ne  fut  prouvé.  On  ofa 
le  dépouiller  de  fes  biens  ôc  l’exiler,  pour  avoir 
fait  préfent  d’un  hamois  au  Sultant  de  Babylone, 
de  pour  avoir  rendu  aux  Sarrafins  un  fcélérat 
qu’ils  avoient  répété.  Ses  facteurs  lui  firent  d« 
nouveaux  fonds  avec  lefquels  il  fe  retira  dans 
î’ifle  de  Chypre,  où  il  acquit  de  nouvelles  richef- 
fes.  Sa  retraite  dans  cette  ifle  que  poflcdoient 
alors  les  Vénitiens,  fut  utile  à  cette  république 
que  Ion  commerce  avoir  alarmée. 

Les  beaux  jours  de  l’Italie  étoient  à  leur  aurore,' 
On  voyoit  dans  Pife,  Gêne,  Florence  ,  des  répu¬ 
bliques  inftituées  par  des  loix  fages.  Les  Factions 
des  Gelphes  ôc  des  Gibelins  qui  défoloient  ces 
délicieufes  contrées  depuis  tant  de  fiecles  ,  s’y 
étoient  enfin  calmées.  Le  commerce  y  fleurifloit, 
ôc  devoir  bientôt  y  amener  les  lettres.  Venife 
étoit  au  comble  de  fa  gloire.  Sa  marine  ,  en 
effaçant  celles  de  fes  voifins  ,  reprimoit  celle  des 
Mammelus  ôc  des  Turcs.  Son  commerce  étoit 
fupériear  à  celui  de  l’Europe  entière.  Elle  avoir 
une  population  nombreufe  ôc  des  tréfors  immen- 
fes.  Ses  finances  étoient  bien  adminiftrées  ,  ôc  le 
peuple  content.  La  république  empruntoit  des  riches 
particuliers,  mais  par  politique ,  ôc  non  par  befoin 
d’argent.  Les  Vénitiens  ont  été  les  premiers  qui 
aient  imaginé  d’attacher  les  fujets  riches  au  ctou- 
vernement ,  en  les  engageant  à  placer  une  partie 
de  leurs  fortunes  dans  le  fond  de  l’état.  Venife 
avoir  des  manufactures  de  foie,  d’or  ôc  d’argent. 
Les  etrangers  achetoient  chez  elle  clés  vaiffeaux  t 
fon  orfèvrerie  étoit  la  meilleure  ôc  prefque  la  feule 


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de  ce  rems-là.  O11  reprochoit  aux  habirans  de 
fe  fervir  d’uûenfiies  ,  &  de  vailfelie  d’or  &  d  ar- 
gent.  Ils  avoient  cependant  des  loix  fomptuaires; 
mais  ces  loix  permettoient  une  forte  de  luxe  qui 
confervoit  des  fonds  dans  l’état.  Le  noble  étoit 
à  la  fois  économe  &  fomptueux.  L’opulence  de 
Venife  avoir  redufeité  l’architedure  d’ Athènes. 
Enfin  ,  il  y  avoit  de  la  grandeur  &déja  du  goût 
dans  le  luxe.  Le  peuple  étoit  ignorant  ,  mais  la 
îiobieffe  étoit  éclairée.  Le  gouvernement  réfiftoit 
avec  une  fermeté  fage  aux  entreprifes  des  pon¬ 
tifes.  Siamo  Veniziani  poi  Chriftiarii ,  difoit  un 
de  leurs  fénateurs.  C’étoit  l’efprit  du  fénat  entier. 
Dès  ce  tems ,  il  aviliffoit  les  prêtres  ,  qu’il  vau- 
droit  mieux  rendre  utiles  aux  mœurs.  Elles  étoient 
plus  fortes  &c  plus  pures  chez  les  Vénitiens  que 
chez  les  autres  peuples  d’Italie.  Leurs  troupes 
étoient  fort  différentes  de  ces  mi{érab\esCorïdottieriv 
dont  les  noms  étoient  fï  terribles ,  ëc  dont  les  armes 
Tétoi ent  fi  peu.  Il  regnoit  de  la  politefle  à  V enife  , 
ëc  la  fociété  s’y  trouvoit  moins  gênée  par  les  in- 
quifiteurs  d’état,  qu’elle  ne  l’a  éré  depuis  que  la 
république  s’eft  méfiée  de  lapuillance  defes  voifins 
ëc  de  fa  foibleffe. 

Il  y  avoit  loin  au  quinzième  fiecle  du  refte  de 
FEurope  à  l’Italie.  En  France  ,  Louis  XI  venoit 
d’abaiffer  les  grands  vaffaux  ,  de  relever  la  nu- 
giftrature,  ëc  de  foumettre  la  noble ffe  aux  loix. 
Le  peuple  François  ,  moins  dépendant  de  fes 
feigneurs  ,  devoit  dans  peu  devenir  plus  induf- 
trieux,  plus  adtiff &:  plus  eftimable  ;  mais  l’induftrie 
ëc  le  commerce  ne  pouvoient  fleurir  fubitement 
dans  le  pays  qui  venoit  de  perfécuter  Jacques 
Cœur.  Les  progrès  de  la  raifon  dévoient  être  lents 
au  milieu  des  troubles  que  les  grands  excitoient 
encore  3  &  fous  le  régné  d’un  prince  livré  à  la 


pîiitofophique  &  politique.  15 

plus  vile  fuperftition.  Les  barons  n’avoient  qu’un 
farte  barbare.  Leurs  revenus  furtifoientâ  peine  pour 
entretenir  à  leur  fuite  une  foule  de  gentilshom¬ 
mes  défœuvrés  ,  qui  les  défendoit  contre  le  fou- 
verain  &  les  loix.  La  dépenfe  de  leur  table  croit 
exceffive ,  3c  ce  luxe  fauvage  dont  il  refte  encore 
trop  de  vertiges  ,  n’encourageoit  aucun  des  arts 
utiles.  O11  eut  alors  cependant  quelque  idée  de 
navigation.  Doriole  fit  faire  attention  aux  profits 
que  les  Vénitiens  3c  les  villes  Anféatiques  reti- 
roient  des  vins  ,  des  huiles  3c  des  grains  de  France 
qu’ils  venoient  charger  fur  leurs  vairteaux,  3c  qu’ils 
tranfportoient  dans  toute  l’Europe.  Il  n’y  avoir  ni 
dans  les  mœurs  ,  ni  dans  le  langage  ,  cette  forte 
de  décence  qui  diftingue  les  premières  dalles 
des  citoyens ,  3c  qui  apprend  aux  autres  à  les  ref- 
pedler.  Malgré  la  courtoifie  preferite  aux  cheva¬ 
liers,  il  régnoit  parmi  les  grands  de  la  groffiereté 
3c  delà  rndefle.  La  nation  avoir  alors  ce  caraétere 
d’inconféquence  qu’elle  a  eu  depuis  ,  3c  qu’aura 
toujours  une  nation  où  les  mœurs  3c  les  maniérés 
ne  feront  pas  d’accord  avec  les  loix.  Les  con- 
feils  du  prince  y  donnoient  des  édits  fans  nombre, 
&  fou  vent  contradiétoires  ;  mais  le  prince  difpen- 
foitaifement  d’obéir.  Ce  cara&ere  de  facilité  dan* 
les  fouverains  a  été  fou  vent  le  remede  à  la  légéreté 
avec  laquelle  les  miniftres  de  France  ont  donné  3c 
multiplié  les  loix. 

L’Angleterre  ,  moins  riche  3c  moins  induftrieufe 
que  la  France,  avoir  des  barons  infolens  ,  des 
évêques  defpotes,  &  un  peuple  qui  fe  lartoit  de 
leur  joug.  La  nation  avoit  déjà  cet  efprit  d’in¬ 
quiétude  qui  devoit  tôt  ou  tard  la  conduite  à  la 
liberté.  Elle  devoit  ce  caractère  à  la  tyrannie  abfur~ 
de  de  Guillaume  le  Conquérant ,  3c  au  génie  atroce 
de  plufieurs  de  fe  s  fuccefleurs.  L  abus  excertif  de 


16  Miftoire 

l’autorité  avoît  donné  aux  Anglois  une  extrême 
défiance  de  leurs  fouverains.  On  ne  prononçoir 
chez  eux  le  nom  de  roi  qu’avec  crainte  3c  ces 
fentimens  tranfmis  de  race  en  race  ont  fervi  a 
leur  faire  établir  depuis  le  gouvernement  fous  lequel 
ils  ont  le  bonheur  de  vivre.  Les  longues  guerres 
entre  les  maifons  de  Lancaftre  3c  d’York  avoient 
entretenu  le  courage  guerrier  &:  l’impatience  de 
lafervitude^  mais  elles  avoient  entretenu  le  défor- 
dre  3c  la  pauvreté.  C’étoit  les  Flamands  qui  fabri- 
quoient  alors  les  laines  de  l’Angleterre  j  fes  laines, 
fon  plomb ,  fon  étain  étoient  transportés  fur  les 
vaiffeaux  des  villes  Anféatiques.  Elle  n’avoit  ni 
marine,  ni  police  intérieure,  ni jurifprudence ,  ni 
luxe  ,  ni  beaux-arts.  Elie  étoit  de  plus  couverte 
d’une  multitude  de  riches  couvens  3c  d’hôpitaux. 
Les  nobles  les  moins  riches  paffoient  leur  vie  de 
couvent  en  couvent ,  3c  le  peuple  d  hôpitaux  en 
hôpitaux.  Ces  établifiemens  fuperftitieux  mainte¬ 
naient  la  parefie  3c  la  barbarie. 

L’Allemagne  long-tems  agitée  par  les  querelles 
des  empereurs  3c  des  papes ,  3c  par  des  guerres 
inteftines  ,  venoit  de  prendre  une  affiette  plus 
tranquille.  La  bulle  d’or  avoir  réglé  les  droits  du 
chef  &  des  membres  de  l’empire.  Sigifmond  avoic 
établi  le  cadâftre  ,  &  l’état  venoit  d’être  divifé 
en  cercles  fous  Maximilien  I.  L’ordre  avoit  fuccédé 
à  l’anarchie  ,  &  les  peuples  de  cette  vafté  contrée  » 
fans  richelTes ,  fans  commerce  ,  mais  guerriers 
&  cultivateurs ,  n’avoient  rien  à  craindre  de  leurs 
voifins ,  &  ne  pouvoient  leur  être  redoutables. 
Le  o-ouvernement  féodal  y  étoit  moins  funefte 
à  la°  nature  humaine  qu’il  ne  l’avoit  été  dans 
d’autres  pays.  En  général  les  différens  princes  cle 
cette  vafte  contrée  gouvernoient  aflez  fagement 
leurs  états.  Ils  abufoient  peu  de  leur  autorité ,  & 


philofophique  &  politique.  1 7 

fi  la  poflellîon  pailible  de  Ton  héritage  peut  dédom¬ 
mager  l’homme  de  la  liberté  ,  le  peuple  d’Alle¬ 
magne  étoit  heureux.  C’étoit  dans  les  feules  villes 
libres  Sc  alliées  de  la  grande  Hanfe  qu’il  y  avoir 
du  commerce  &  de  l’induftrie.  Les  mines  d’Hano¬ 
vre  Sc  de  Saxe  n  croient  pas  connues.  L’argent 
«toit  rare  ;  le  cultivateur  vendoit  à  l’étranger 
quelques  chevaux.  Les  princes  ne  vendoient  pas 
encore  des  hommes.  La  table  Sc  de  nombreux 
équipages  étoient  le  feul  luxe.  Les  grands  Sc  le 
clergé  s’y  enivraient  fans  troubler  lerat.  On  avoit 
de  la  peine  à  dégoûter  les  gentilshommes  de  voler 
fur  les  grands  chemins.  Les  mœurs  étoient  féroces 
Sc  fufques  dans  les  deux  fiecies  fuivans,  les  troupes 
Allemandes  furent  plus  célébrés par  leurs  cruautés  s 
que  par  leur  difcipiine  &  leur  courage. 

Le  Nord  étoit  encore  moins  avancé  que  l’Al¬ 
lemagne.  Il  etoit  opprimé  par  les  nobles  &  par  les 
prêtres.  Aucun  des  peuples  qui  l’habitoient  n’a- 
voient  confetvé  cet  enthoufiafme  de  gloire  que 
leur  avoit  autrefois  infpiré  la  religion  dVOdin,  & 
ils  n’avoient  encore  reçu  aucune  des  loix  fages  que 
de  meilleurs  gouvernemens  ont  données  depuis  à 
quelques-uns  d’entr’eux.  Leur  puiiTance  n’étoit 
rien  j  Sc  une  feule  ville  de  la  grande  Hanfe  faifoit 
trembler  les  trois  couronnes  du  Nord.  Elles  rede¬ 
vinrent  des  nations  après  la  réforme  delà  religion  , 
Sc  fous  les  loix  de  Frédéric  Sc  dé  Guftave  Vaza. 

Le  fiecle  des  révolutions  avançoit  à  grand  pas. 
La  nature  humaine  alloit  connoître  de  nouvelles 
lumières  Sc  la  liberté  j  mais  il  devoir  en  coûter 
des  guerres  Sc  des  crimes. 

Les  Turcs  n’avoient  ni  la  fcience  du  gouverne¬ 
ment,  ni  la  connoiffance  des  arts  ,  ni  commerce  : 
mais  les  JanifTaires  étoient  Sc  font  encore  la  première 
milice  du  monde.  Ces  compagnons  d’un  defpote. 

Tome  1.  B 


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ï  S  Hijîoïre 

qu’ils  font  refpefter&  trembler,  qu’ils  couronnent 
&  qu’ils  étranglent  ,  avoient  alors  de  grands 
hommes  à  leur  tête.  Ils  renverferent  l’empire  des 
Grecs ,  infatués  de  théologie  ,  hébétés  par  la  fu- 
perdition.  Quelques  habitans  de  ce  doux  climat, 
qui  cultivoient  chez  eux  les  lettres  &  les  arts , 
abandonnèrent  leur  patrie  fubjuguée  ,  &  fe  réfu¬ 
gièrent  en  Italie  ;  ils  y  furent  fuivis  par  des  artifans 
ëc  des  négocians.  L’aifance ,  la  paix  ,  la  profpé- 
ritc  ,  cet  amour  de  toutes  les  gloires ,  ce  befoin 
de  nouveaux  plaifirs  qu’infpiroient  de  bons  gou- 
vernemens ,  favonfoient  dans  le  pays  des  anciens 
Romains  la  renaiflance  des  lettres,  &  les  Grecs 
apportèrent  aux  Italiens  plus  deconnoiiïance  des 
bons  modèles  &  l’amour  de  l’antiquité.  L’Im¬ 
primerie  étoitinventée  ,  &  fi  elle  avoit  été  long- 
tems  une  invention  inutile  ,  tandis  que  les  peu¬ 
ples  étoient  pauvres  &  fans  indnftrie,  depuis  les 
progrès  du  commerce  &  des  arts ,  elle  avoit  rendu 
les  livres  communs.  Par-tout  on  étudioit  ,  on 
admiroit  les  anciens ,  mais  ce  n’étoit  qu  en  Italie 
qu’ils  avoient  des  rivaux. 

Rome  qui  prefque  toujours  a  eu  dans  chaque 
fiecle  l’efprit  qui  lui  convenoit  le  mieux  pour  le 
moment ,  Rome  fembloit  ne  plus  chercher  à  per¬ 
pétuer  l’ignorance  qui  l’avoit  fi  long-tems  &  fi 
bien  fervie.  Elle  protégea  les  belles-lettres  &  les 
arts  ,  qui  doivent  plus  à  l’imagination  qu’au  rai- 
fonnement.  Les  prêtres  les  moins  éclairés  favent 
que  l’image  d’un  Dieu  terrible,  les  macérations, 
lès  privations  ,  l’auftérité ,  la  trifteffe  &lacrainte, 
font  les  moyensqui  établilfent  leur  autorité lur les 
efprits ,  en  les  occupant  profondément  de  la  reli¬ 
gion.  Mais  il  y  a  des  tems  où  ces  moyens  n’ont 
plus  que  de  foibles  fuccès.  Les  hommes  enrichis 
dans  des  fociétés  tranquilles  veulent  jouir  ;  Userai- 


Il  t:i 


philo fopluque  &  politique.  tç 

gnent  l’ennui,  3c  ils  cherchent  les  plaifirs  avec 
paflîon.  Quand  les  foires  s  établirent ,  ôc  lorfqu’à 
ces  foires  il  y  eut  des  jeux  ,  des  danfes  ,  des 
amufemens,  le  clergé  qui  fentit  que  ces  difpofi- 
tions  à  la  joie  rendroient  les  peuples  moins  re¬ 
ligieux  ,  profcrivit  ces  jeux ,  excommunia  les  hiF 
trions  >  mais  lorfqu’il  vit  que  fes  cenfures  n’é- 
toient  pas  aflez  refpeétées  ,Hl  changea  de  conduites 
il  voulut  lui-même  donner  des  fpe&acles.  On  vit 
naître  les  comédies  (aintes.  Les  moines  de  S» 
Denis  qui  jouoient  la  mort  de  Sainte  Catherine 
balancèrent  le  fuccès  des  hiftrions.  La  mufique  fut 
introduite  dans  les  églifes  ;  ôti  y  plaça  même  des 
iarces.  Le  peuple  s’amufoit  à  la  fête  des  Foux  * 
à  celle  de  f  Afne  ,  à  celle  des  innocens ,  qui  le 
célébroient  dans  les  temples ,  autant  qu’aux  farces 
qui  fe  jouoient  dans  les  places  publiques.  Sou¬ 
vent  pour  fon  plaifir ,  on  quitta  les  danfes  des 
Egyptiennes  pour  la  procelTion  de  la  S.  Jean* 
Lorfque  Titane  acquit  de  la  politefle,  &  qu’elle 
en  mit  dans  fes  plaifirs ,  les  fpeéltcles  publics 
les  fêtes  profanes  eurent  encore  plus  de  décence  } 
les  prêtres  eurent  une  raifon  de  moins  de  les  cen- 
furer,&  ils  les  tolérerent.îls  avoientété  long-tems 
les  feuls  hommes  qui  fufient  lire ,  mais  ce  mérite 
devenu  plus  commun  ne  leur  donnoit  plus  de 
confidération.  Ils  voulurent  partager  la  gloire  de 
réufiir  dans  les  lettres,  quand  ils  virent  que  les 
lettres  donnoient  de  la  gloire.  Les  papes ,  fou- 
verains  paifibles  3c  riches  dans  la  voluptueufe  Ita¬ 
lie  ,  perdirent  de  leur  aufterité.  Leur  cour  devine 
aimable.  Ils  regardèrent  la  culture  des  lettres  com¬ 
me  un  moyen  nouveau  de  régner  fur  les  efprits» 
Us  protégèrent  les  talens  :  ils  honorèrent  les 
grands  artiftes.  Raphaël  alloit  être  cardinal  lors¬ 
qu'il  mourut.  Pétrarque  eut  les  honneur,  du 


10 


itoirt 


triomphe.  Ce  bon  goût ,  ces  beaux- arts ,  ces  plaî- 
fïrs  nouveaux  pouvoient  n’être  pas  conformes  â 
l’efprit  de  l’Evangile  ,  mais  ils  paroiffoient  l’être 
aux  intérêts  des  pontifes.  Les  belles-lettres  déco¬ 
rent  l’édifice  de  la  religion.  C’eft  la  philofophie 
qui  le  détruit.  Audi  l’Eglife  Romaine  favorable 
aux  belles-lettres  de  aux  beaux-arts  fut-elle  oppo- 
fée  aux  fciences  exaédes.  On  couronna  les  poètes. 
On  perfécuta  les  philofophes.  Galilée  eût  vu  de 
fi  prifon  le  TalTe  monter  au  Capitole  ,  fi  ces  deux 
grands  génies  eufient  été  contemporains. 

Il  étoit  tems  que  la  philofophie  &  les  lettres 
arrivaient  au  fecours  de  la  morale  Se  de  la  raifon. 
L’Eglife  Romaine  avoir  détruit  autant  qu’il  effc 
poflïble  les  principes  de  juftice  que  la  nature  a 
mis  dans  tous  les  hommes.  Ce  leul  dogme,  qu’au 
pape  appartient  la  fouveraineté  de  tous  les  empires, 
renverfoit  les  fonde  mens  de  toute  fociété  ,  de  toute 
vertu  politique.  Il  avoir  été  long-rems  établi  ,  ainfi 
que  l’opinion  affreufe  ,  qu’il  eft  permis  ,  qu’il  eft 
meme  ordonné  de  hair  ,  de  perfécuter  ceux  dont 
les  opinions  fur  la  religion  ne  font  pas  conformes 
à  celles  de  l’Eglife  Romaine.  Les  indulgences ,  ef- 
peces  d’expiations  vendues  pour  tous  les  crimes  , 
de  Ci  vous  voulez  quelque  chofe  de  plus  monf- 
mieux,  des  expiations  pâtir  les  crimes  à  venir; 
la  difpenfe  de  tenir  fa  parole  aux  ennemis  du 
pontife  ,  fuflent-ils  de  fa  religion  ;  cet  article  de 
croyance  où  l’on  en  feigne*  que  le  mérite  du  jufie 
peut  erre  appliqué  au  méchant  ;  la  perveriité  de 
ï’inquifition  ;  les  exemples  de  tous  les  vices  dans 
la  perfonne  des  pontifes  de  de  leurs  favoris  ,  dans 
les  hommes  faciès  deftinés  à  fervir  de  modèle  au 
peuple:  toutes  ces  horreurs  dévoient  faire  de  l’Eu- 
cone  un  repaire  de  tigres  ou  de  ferpens ,  plutôt 
cui’une  vafte  centrée  habitée  ou  cultivée  vu  des 


a  es* 


philofophique  &  politique.  z  i 

Ce  zele  de  la  religion  ,  qui  ten©ic  liai  de  tout 
mérite,  &:  qui  tantôt s’exhaloit  en  pratiques  minu- 
tieufes ,  8c  tantôt  en  fureurs  atroces  ,  avoit  cepen¬ 
dant  peu-à-peu  tiré  FEfpagnedu  joug  des  Arabes. 
Ses  différentes  provinces  venoient  de  fe  réunir  par 
le  mariage  de  Ferdinand  8c  d’Ifabelle,  8c  par  la 
conquête  de  Grenade.  L’Efpagne  étoit  devenus 
une  puiffance  qui  s’égaloit  à  la  France  même.  Son 
fol  cultivé  par  des  Mahometans  qui  avoient  fait 
part  de  leur  induflrie  à  leurs  vainqueurs,  étoit  plus 
fertile  encore  que  celui  de  la  France.  Les  belles 
laines  de  Caftille  8c  de  Leon  étoient  travaillées  à 
Segovie.  On  en  fabriquoit  des  draps  qui  fe  ven- 
d oient  dans  toute  l’Europe  8c  même  en  Afie.  Les 
efforts  continuels  que  les  Efpagnols  avoient  été 
obligés  de  faire  pour  défendre  leur  liberté ,  leur 
avoient  donné  de  la  vigueur  &  de  la  confiance. 
Leurs  fuccès  leur  avoient  élevé  Famé.  Peu  éclairés, 
ils  avoient  tout  Penthoufiafme  de  la  chevalerie 
8c  de  la  religion.  Bornés  à  leur  péninfule  ,  8c  ne 
commerçant  guere  par  eux-mêmes  avec  les  autres 
nations,  ils  les  méprifoient ,  ils  avoient  cet  orgueil 
faftueux  qui ,  chez  un  peuple  comme  dans  les 
particuliers ,  ne  va  pas  avec  des  lumières.  C  etoic 
la  feule  puiffance  qui  eut  une  infanterie  toujours 
iubfiftante  ;  8c  cette  infanterie  étoit  admirable. 
Comme  depuis  plufieurs  fiecles  les  Efpagnols  fai-» 
foient  la  guerre  j  ils  étoient  réellement  plus  aguer¬ 
ris  que  les  autres  peuples  de  FEnrope. 

Les  Portugais  avoient  à  peu  près  le  même  carac¬ 
tère  ^  leur  monarchie  étoit  mieux  réglée  que  la 
Caftille ,  8c  plus  facile  à  conduire  ,  depuis  que 
par  la  conquête  des  Algarves  elle  fut  délivrée  des 
Maures.  Ce  petit  état  eut  quelques  rois,  qui  furent 
de  grands  hommes.  Ils  établirent  le  bon  ordre 
dans  le  royaume ,  8c  fans  inquiétude  au-dedans  ni 

B5 


%  %  Hiftoire 

fur  les  frontières  »  à  la  tête  d’un  peuple  aétifa 
généreux,  intelligent  feulement,  entouré  de  voi- 
fins  qui  fc  déchiroient  encore ,  ils  formèrent  le 
projet  d’étendre  leur  navigation  &  leur  empire. 

Jean  I  eut  plufieurs  fils  qui  tous  vouloient  fe 
fignaler.  Çe  fut  d’abord  par  des  expéditions  en 
barbarie.  Henri  le  plus  éclairé  d’entr’eux  conçut 
le  projet  défaire  des  découvertes  vers  l’Occident. 
Ce  jeune  prince  mit  à  profit  le  peu  d’aftrpnomie 
que  les  Arabes  avoient  confervée.  Il  établit  à  Sa¬ 
bres  ,  ville  des  Algarves ,  un  obfervatoire ,  où  il  fit 
elever  toute  la  nobleffe  qui  compoloit  fa  maifon. 
Il  eut  beaucoup  de  part  à  l’invention  de  l’aftrolabe , 
&  fentit  le  premier  l’ufage  qu’on  pouvoit  faire  de 
la  bouffole  ,  qui  étoit  déjà  connue  en  Europe  » 
mais  dont  on  n’avoit  pas  encore  appliqué  l’ufage 
à  la  navigation. 

Les  pilotes  qui  fe  formèrent  fous  fes  yeux 
découvrirent  Madere  en  1418. Un  de  fes  vaiffeaux 
s’empara  des  Canaries  deux  ans  après.  Le  Cap  de 
Sierra-Leona  fut  bientôt  doublé ,  &  le  Zaïre  con- 
duifit  dans  l’intérieur  de  l’Afrique  jufqu’au  Con¬ 
go.  On  fit  dans  ces  contrées  des  conquêtes  faciles 
&  un  commerce  avantageux.  Les  petites  nations 
qui  les  habitoient  ,  féparécs  par  des  déferts  im¬ 
praticables  ,  ne  connoifToient  ni  le  prix  de  leurs 
rkhefles,  ni  l’art  de  fe  défendre.  Ces  voyages  don¬ 
nèrent  de  grandes  efpérances.  Les  revenus  qu’on 
■oouvoit  tirer  un  jour  des  côtes  de  Guinée  furent 
affermés.  Cette  cupidité  prématurée  prouve  que 
les  princes  qui  faifoient  faire  ces  découvertes  fon- 
geoient  plus  encore  à  augmenter  leurs  finances  que 

le  commerce  de  leurs  fujets.  r 

Sous  le  régné  de  Jean  II ,  prince  éclaire ,  qui 
le  premier  rendit  Lisbonne  un  port  franc  ,  &  fit 
faire  unf  application  nouvelle  de  l’aftronomie  a 


philo fophiqile  &  politique .  2. 3 

la  navigation,  des  Portugais  qu’il  avoit  envoyés 
doublèrent  le  Cap  qui  eft  à  l'extrémité  de  l’Afri¬ 
que.  On  l’appella  alors  le  Cap  des  Tempêtes  ;  mais 
le  prince  qui  prévoyoit  le  paflage  aux  Indes , 
Je  nomma  le  Cap  de  Bonne-efpérance. 

Emanuel  fuivit  les  projets  de  fes  prédccefleurs: 
Il  fit  partir  en  1497  une  flotte  de  quatre  vaiffeaux, 
fous  les  ordres  de  l^afco  de  Gania .  Cet  amiral , 
après  avoir  efluyé  des  tempêtes ,  après  avoir  par¬ 
couru  la  cote  orientale  de  l’Afrique  ,  après  avoir 
erré  fur  des  mers  inconnues,  aborda  dans  l’Indof- 
tàn  près  de  onze  mois,  après  être  forti  de  la  rade 
de  Lisbonne. 


L’Aile  ,  dont  flndoftan  forme  une  des  plus  ri- 
ch  es  parties,  eft  tin  vafte  continent,  qui  félon  les 

observations  des  Ruffbs,  fur  lesquelles  on  a  élevé 


de 


s  uot 


i^uQaiiàbies  , 


>  ' 
('  1 

■j  ~ 


1 


o 

K, 


qua- 

1 


rante-troifieme ,  &  le  deux  cens  fer  t.ieme  <Li  re  de 


longitude.  Entre  les  deux  pôles  ,  e!!e  s’étend  depuis 
le  foi xante  dix-feptieme  degré  de  latitude  ft  pten^ 
trionale,  jufqu’au  dixième  de  latitude  méridiona¬ 
le.  La  partie  de  ce  grand  continentcomprifedans 
3a  Zone  tempérée  entre  le  trente-cinquicme  &  le 
cinquantième  degré  de  latitude ,  paroît  plus  élevée 
que  tout  le  refte.  Elle  eft  foutenue  tant  au  nord 
qu’au  midi  par  deux  grandes  chaînes  de  mon¬ 
tagnes  qui  courent  prefque  depuis  l’extrémité 
occidentale  de  l’Afie-mineure ,  &  des  bords  de 
la  mer  noire,  jufqu’à  la  mer  qui  baigne  les  cotes 
de  la  Chine  &  de  la  Tartarie  à  l’Orient,  Ces  deux 
chaînes  font  liées  entr’elles  par  d’autres  chaînes  in¬ 
termédiaires  qui  font  dirigées  du  fud  au  nord.  Elles 
fc  prolongent  tant  vers  la  mer  du  Nord  que  vers 
celles  des  Indes  Si  de  l’Orient  par  des  ramifications 
élévéescomme  des  digues  entre  les  lits  des  grands 
Neuves  qui  baignent  «es  vaftes  régions. 

B  4 


1 


2.4  Hijtoire 

Telle  eft  la  grande  charpente  qui  fbutiçnt  la 
majeure  partie  de  l’Afie.  Dans  l 'intérieur  de  ce 
pays  immenfe,  la  terre  brûlée  par  l’ardeur  du  fo- 
leil  ,  n’eft  qu’une  cendre  fluide  qui  coule  au  gré 
des  vents.  On  n’y  trouve  aucun  veftige  de  pierre 
calcaire  ni  de  marbre.  Il  n’y  a  ni  coquilles  pétrifiées  * 
ni  autres  foflîles.  Les  mines  métalliques  y  font  à 
la  furface  de  la  terre.  Les  obfervations  du  baro¬ 
mètre  fe  joignent  à  tous  ces  phénomènes  *  pour 
démontrer  la  grande  élévation  de  ce  centre  de 
l’Alie  >  auquel  on  a  donné  dans  les  derniers  tems 
le  nom  de  petite  Bucharie. 

C’eftde  l’efpece  de  ceinture  qui  environne  cette 
vafte  &c  ingrate  région  que  partent  des  fources 
abondantes  8c  fort  multipliées  qui  coulent  en  diffé- 
rens  fens.  Ces  fleuves  qui  charientfans  celle  à  tou¬ 
tes  les  extrémités  de  l’Afie  des  portions  de  cette 
malle  inépuifable  de  terrein  ,  forment  autant  de 
barrières  contre  les  mers  qui  pourroient  gagner  les 
côtes  ,  8c  aflurent  à  ce  continent  une  confiftance  > 
une  durée  que  les  autres  ne  fauroient  avoir.  Peut- 
être  eft-il  defciné  a  les  voir  difparoître 
fois  fous  les  eaux,  avant  de  fouffrir  J 
aucune  atteinte. 

Si  des  montagnes  8c  des  rivières  de  PAfie  * 
on  pafle  à  fes  mers  ,  il  s’en  trouvera  plufieurs.  La 
méditerranée  8c  la  mer  noire  qui  en  baignent  les 
parties  occidentales  font  trop  connues  pour  qu’il 
foit  nécefîaire  de  s’y  arrêter.  Il  en  eft  de  même 
de  la  mer  Cafpienne.  Nous  ferons  feulement 
obferver  à  l’égard  de  cette  derniere,  qu’il  paroî- 
troit  par  des  obfervations  faites  fur  le  baromètre 
pendant  un  an  à  Aftracan  ,  8c  rapportées  par  M. 
Gmelin ,  que  fa  furface  eft  au-deftous  du  niveau 
de  celles  de  l’océan  8c  de  la  méditerranée.  Des 
obfervations  plus  nombreufes  8c  continuées  plus 


plufieurs 

ti-mêmè 


pliilofopliique  &  politique.  %  j 

long-tems  vérifieront  tôt  ou  tard  ce  fait  important. 

La  mer  glaciale  qui  baigne  les  tôtes  fepten- 
trionales  de  la  Sibérie  eft  impraticable  ,  félon 
les  relations  des  Rudes.  Ils  prétendent  meme 
que  ,  quelques  efforts  qu’on  ait  faits  jufqu’ici , 
on  n  a  pu  doubler  la  pointe  qui  eft  entre  les 
rivières  de  Peafiga  &  de  Lamura ,  à  caufe  de  la 
grande  quantité  des  glaces  qui  s’y  raffemblent  con¬ 
tinuellement.  Ils  difent  aufli  que  quoiqu’on  foit 
parvenu  quelquefois  à  doubler  le  Cap  Szalaginskoi , 
cependant  le  paflage  qui  le  fépare  de  l’Amérique 
eft  prefque  toujours  fermé  par  des  glaces ,  d'où 
ils  fcmblent  vouloir  conclure  ,  qu’on  ne  doit  pas 
efpérer  de  trouver  jamais  par  cette  route  un  paf- 
fage  bien  facile  vers  la  mer  du  fud.  Mais  leurs 
relations  font  accompagnées  de  circonftances  qui 
font  foupçonner  que  quelque  raifon  politique  les 
empêche  de  publier  tout  ce  qu’ils  favent  fur  ces 
mers. 

La  mer  qui  baigne  les  parties  méridionales  de 
FAfie ,  8c  qu’on  appelle  la  mer  des  Indes ,  eft 
féparée  félon  M.  Buache  de  la  grande  mer  du 
midi  par  une  chaîne  de  montagnes  marines  qui 
commence  a  Lifte  de  Madagafcar  ,  8c  qui  conti¬ 
nuant  jufqu  a  celle  de  Sumatra  ;  comme  le  démon¬ 
trent  les  ifles  ,  les  bas-fonds  8c  les  rochers  qui  fe 
trouvent  dans  toute  certe  étendue,  va  rejoindre  la 
terre  de  Diemen  8c  de  la  nouvelle  Guinée.  Ce  fa- 
vant  a  qui  la  géographie  phyfique  doit  beaucoup  * 
confidere  la  mer  comprife  entre  cette  chaîne  8c 
la  partie  méridionale  de  l’Afie  comme  divifce  en 
trois  grands  baflîns  dont  les  limites  font  en  effet 
aflignées  par  la  nature. 

Le  premier  de  ces  badins  qui  eft  fitué  à  l’oc¬ 
cident  ,  eft  celui  de  l’Arabie  8c  de  la  Perfe.  i! 
eft  terminé  au  midi  par  cette  chaîne  d’ifles  qui  » 


S  8  Hijtoirc 

depuis  le  Cap  Comorin  &  les  Maldives ,  s’étend 
julqu’à  l’ide  de  Madagafcar.  Il  forme  en  s’enfon¬ 
çant  dans  les  terres  deux  grands  golphes ,  le  Sein 
Perfique  &  la  Mer  Rouge.  Le  fécond  eft  le  gol- 
phe  de  Bengale.  Le  troifieme  eft  le  grand  Archi¬ 
pel  ,  qui  contient  les  ifles  de  la  Sonde  ,  les  Mo* 
îuques  &  les  Philippines  :  c’eft  comme  un  maflïf 
qui  joint  l’Afie  au  continent  auftral ,  lequel  fou- 
tient  le  poids  de  la  Mer  Pacifique.  Entre  cette 
mer  5c  ce  grand  Archipel ,  eft  un  badin  particu¬ 
lier  formé  à  l’Orient  par  une  chaîne  de  montagnes 
marines  qui  s’étend  depuis  les  ides  Marianes  juf- 
qu’à  celles  du  Japon.  A  ces  baflîns,  on  en  peut 
joindre  un  cinquième  formé  par  la  chaîne  des 
ides  qui  du  nord  du  Japon  va  joindre  la  pointe 
méridionale  de  la  prefqii’ide  de  Kamzafca ,  & 
qui  renferme  la  mer  dans  laquelle  fe  jette  le 
fleuve  Amur  ,  mer  qui  doit  être  bien  peu  pro¬ 
fonde  ,  fi  comme  on  le  rapporte  ,  l’embouchure 
de  ce  fleuve  eft  impraticable  par  la  grande  quan¬ 
tité  de  bambous  qui  y  croiffent. 

La  mer  orientale  qui  fépare  de  l’Amérique 
la  mer  d’Afie  ,  n’eft  pas  affez  connue  pour  nous 
inviter  à  pouffer  plus  loin  la  defeription  de  cette 
partie  du  monde  où  les  richeffes  du  fol  &  de  l’in— 
duftrie  ont  de  tout  tems  attiré  tant  de  peuples. 
Les  détails  géographiques  qu’on  vient  de  voir 
doivent  fuffire  ,  mais  il  n’en  falloit  pas  moins 
pour  diriger  &  pour  fixer  l’attention  fur  ce  beau 
continent.  Entrons -y  par  l’Indoftan  où  le  com¬ 
merce  nous  appelle. 

Quoique  par  le  nom  générique  d’Indes  orien¬ 
tales  ,  on  entend  communément  ces  vaftes  régions 
qui  font  au-delà  de  la  mer  d’Arabie  &  du  royau¬ 
me  de  Perfe, l’Indoftan  n’eft;  que  le  pays  ren¬ 
fermé  entre  l’Indus  &  le  Gange ,  deux  fleuves  ce- 


philosophique  &  politique.  ±7 

lebres  qui  vont  fe  jetter  dans  les  mers  des  Indes 
à  une  diftance  immenfe  l’un  de  l’autre.  Ce  long 
cfpace  efl:  traverfépar  une  chaîne  de  hautes  mon¬ 
tagnes  ,  qui  le  coupant  par  le  milieu  va  fe  terminer 
au  Cap  Commorin ,  en  féparant  la  côte  de  Mala¬ 
bar  de  celle  de  Coromandel. 

La  nature  a  tellement  diverfifié  la  tempé¬ 
rature  du  climat  &  l’influence  des  élémens  fur 
ces  deux  côtes  fi  voifines ,  que  tandis  que  les  pluies 
régnent  fur  l’une ,  on  jouit  fur  l’autre  d’un  teins 
tout-à-fait  ferein.  La  feule  épaiffeur  des  monta¬ 
gnes  y  fépare  l’été  de  l’hyver. 

'  Comme  dans  la  plus  grande  partie  de  l’Indofc 
tan ,  ce  n’eft  pas  le  cours  du  foleil  ,  que  ce 
font  les  pluies  qui  règlent  les  faifons  par  le  mou 
d’hyver  ,  il  faut  entendre  feulement  cette  faifon 
de  l’année  ,  où  des  nuages  pouffes  avec  violence 
par  les  vents  vers  les  montagnes  ,  s’y  brifent 
8c  fe  réfolvent  en  pluies  accompagnées  de  fré- 
quens  orages.  Ces  eaux  forment  des  torrens  qui  fe 
précipitent,  qui  groffiffent  les  rivières  &  qui  inon¬ 
dent  les  plaines  ;  le  ciel  efl:  alors  chargé  de  va¬ 
peurs  ,  &  les  nuits  font  d’une  obfcurité  affreule* 
Cette  faifon  n’a  d’ailleurs  rien  de  rigoureux  , 
&  elle  eft  fi  peu  froide  ,  que  c’eft  le  tems  où 
la  plupart  des  fruits  parviennent  à  leur  maturité, 
&  où  les  plantes  &  les  fleurs  ont  le  plus  de  fraî¬ 
cheur. 


La  mouçon  feche  mérite  bien  mieux  le  nom 
d’été.  Dans  tout  le  cours  de  cette  faifon,  on  dé¬ 
couvre  à  peine  un  nuage  dans  l’atmofpherc.  Les 
vents  de  mer  8c  dç  terre  régnent  alternative¬ 
ment  ,  les  premiers  pendant  le  jour ,  &  les  autres 
pendant  la  nuit.  Quelques  calmes  fuccedent  par 
intervalles ,  &  le  pays  eft  alors  dévoré  par  des 
chaleurs  brûlantes» 


2.  $  Hiftoire 

La  diverfité  des  faifons  ou  mouçons  eft  pta 
remarquable  encore  fui:  les  deux  mers.  Tandis 
que  les  plus  frêles  bâtimens  voguent  fur  l’une 
avec  une  tranquillité  qui  rend  prefqu’inutile 
la  fcierrce  des  pilotes ,  les  vaiffeaux  les  plus  foli- 
dement  conftruits  ne  réfiftent  pas  fur  l’autre  aux 
affreufes  tempêtes  qui  la  bouleverfent  fans  inter¬ 
valle.  Les  navigateurs  étrangers  préviennent  les 
inconvéniens  de  cette  mouçon  orageufe  en  fe  reti¬ 
rant  chez  eux.  Les  naturels  du  pays  inftruits  par 
des  expériences  répétées  ,  qu’il  n’y  a  pas  de  sû¬ 
reté  ,  même  dans  les  ports ,  tirent  leurs  bâtimens 
à  terre  ,  8c  les  mettent  fur  des  chantiers  ou  dans 
des  arfenaux  pour  les  conferver.  Cette  dange- 
reufe  faifon  dure  au  Malabar  depuis  la  fin  d’avril 
Jufques  dans  le  mois  de  feptembre.  Les  vents  du 
fud  qui  régnent  pendant  ce  tems  -  là  for  la  cote 
de  Coromandel  y  finiffent  du  15  au  30  oétobre  * 
de  font  place  aux  vents  du  nord  qui  y  excitent  les 
mêmes  ravages.  La  moucon  eft  ordinairement 

O  J 

moins  orageufe  ,  lorfqu’elle  a  commencé  par  des 
ouragans  de  de  violentes  tempêtes.  La  poflibilité 
ou  l’impoftibilité  de  tenir  lamer  ont  d’ailleurs  leurs 
dégrés  Ôc  leurs  différences  ,  fuivant  la  pofition  des 
côtes  8c  des  parages.  On  voit  par- là  qu’il  faut  aux 
meilleurs  obfervateurs  une  longue  fuite  d’expérien¬ 
ces  pour  acquérir  fur  la  navigation  de  ces  mers  des 
connoiiTances  un  peu  sûres. 

La  philofophie  8c  l’hiftoire  fe  font  long  -  tems 
occupées  de  ces  contrées  célébrés  ,  8c  leurs  con¬ 
jectures  ont  prodigieufement  reculé  l’époque  de 
l’exiftence  des  Indiens.  En  effet  >  foit  que  l’on 
confulte  les  monumens  hiftoriques,  foit  qu’on 
confidere  la  pofition  de  l’indoftan  fur  le  globe  , 
en  admettant  le  mouvement  progreflif  de  la  met 
d’orient  en  occident  3  on  conviendra  que  c^eiS 


-  philofophique  &  politique ;  ±$ 

an  des  pays  de  la  terre  le  plus  anciennement 
peuplé.  L’origine  de  la  plupart  de  nos  fciences 
va  le  perdre  dans  fon  hifloire.  Les  Grecs  alloient 
s’y  inflruire  avant  Pythagore.  Les  plus  anciens 
peuples  commerçans  y  trafiquoient  pour  en  rap¬ 
porter  des  toiles ,  qui  prouvent  les  progrès  de 
l’induflrie  chez  les  Indiens  ,  dans  le  tems  que 
le  relie  du  monde  étoit  encore  défert  ou  fauvage. 
Les  Arabes  empruntèrent  leurs  chiffres ,  qu’ils 
nous  tranfmirent.  En  général ,  ne  peut  -  on  pas 
affûter  que  le  climat  le  plus  favorable  à  l’efpece 
humaine  ell  le  plus  anciennement  peuplé  ?  Un 
air  pur  ,  un  climat  doux ,  un  fol  fertile  ,  &  qui 
produit  prefque  fans  culture  ,  ont  dû  raffembler 
les  premiers  hommes.  Si  le  genre  humain  a  pu 
fe  multiplier  &  s’étendre  dans  des  climats  affreux 
où  il  a  fallu  lutter  fans  ceffe  contre  la  nature  a 
fi  des  fables  brûlans  &  arides ,  des  marais  im¬ 
praticables  ,  des  glaces  éternelles  ont  reçu  des 
habitans  ;  fi  nous  avons  peuplé  des  forêts  &c 
des  deferts  ,  ou  il  falloit  fe  defendre  des  élémens  «, 
des  bêtes  féroces  &  de  nos  femblables  5  avec 
quelle  facilité  n’a  -  t  -  on  pas  dû  fe  réunir  dans 
ces  contrées  délicieufes,  où  l’homme  exempt  de 
befoins  n’avoit  que  des  plaifirs  à  defirer  ,  où  jouif. 
iànt  fans  travail  &  fans  inquiétude  des  meilleures 
prodùélions  &  du  plus  beau  fpeélacle  de  l’uni¬ 
vers  ,  il  pouvoir  s’appeller  à  jufle  titre  l’être  par 
excellence  de  le  roi  ce  la  nature  ?  Telles  étoient 
les  rives  du  Gange  Sc  les  belles  contrées  de 
î  Indoflan.  Les  fruits  les  plus  délicieux  y  parfu¬ 
ment  1  air  ,  fourni  fient  une  nourriture  faine  & 
rafraichiiïante  ,  donnent  des  ombrages  impéné¬ 
trables  a  la  chaleur  du  jour.  Tandis  que  les  efpé— 
ces  vivantes  qui  couvrent  le  globe  ne  peuvent 
fubfifler  ailleurs  qu a  force  de  le  détruire;  dans 


3©  Hiftoire 

l’Inde ,  elles  partagent  avec  leur  maître  rabot*3 
dance  &  la  sûreté.  Aujourd’hui  même  que  la  terre 
devroit  y  être  épuifée  par  les  produâions  de  tant 
de  fiecles  &  par  leur  confommation  dans  des  ter¬ 
res  étrangères,  l’Indoftan  ,  fi  l’on  en  excepte  un 
petit  nombre  de  lieux  ingrats  &  fabloneux  ^  efi: 
encore  le  payHe  pluà  fertile  du  mande. 

Si  le  phyfique  de  ces  contrées  fut  un  fpe&acle 
nouveau  pour  les  Portugais,  le  moral  ne  leur 
paru  pas  moins  extraordinaire.  Ils  les  trouvèrent 
habitées  par  plufieurs  peuples  dont  la  religion 
&  les  mœurs  étoient  différentes.  Les  naturels 
du  pays ,  les  Indigènes ,  étoient  les  defeendans 
de  ces  anciens  Bracmanes  fi  fameux  du  tems  des 
Grecs ,  &  dont  l’origine  fe  perd  dans  la  plus 
haute  antiquité. 

Brama  qui,  félon  quelques  Indiens  ,  étoit  un 
être  fort  éleve  au  deffus  de  la  nature  de  1  homme  $ 
&  qui ,  félon  l’opinion  la  plus  vraifemblable ,  n’eft 
qu’un  être  fvmbolique  qui  fignifie  la  fageffe  de 
Dieu  ,  fut  le’  grand  légiflateur  de  l’Inde.  C’eft  à 
lui  qu’on  attribue  ces  livres  facrés  dont  l’original 
s’eft  perdu,  mais  dont  il  refte  un  commentaire 
dans  une  langue  entendue  feulement  de  quelques 

Bramines.  A  „ 

Ce  livre  leur  ordonne  de  croire  un  etrefupre- 
mc ,  qui  a  créé  une  gradation  d  etres ,  les  uns 
fupérieurs  »  les  autres  inférieurs  à  l’homme.  Il 
leur  ordonne  de  croire  l’immortalité  de  l’ame  : 
les  récompenfes  &  les  châtimens  de  l’autre  vie ,  la 
tranfmigrations  des  âmes.  V oilà  le  dogme  primi¬ 
tif  de  leur  religion.  ;  . 

La  morale  y  eft  expofee  non-feulement  par 

des  préceptes  ,  mais  aulîi  par  des  emblèmes  qui 
ont  été  chez  les  peuples  l’origine  de  l’idolâtrie. 
On  a  perdu  l’explication  de  la  plupart  de  ces 


philosophique  &  politique .  5 1 

allégories.  L'image  en  rcfte ,  &  elle  cft  devenue 
un  objet  de  culte. 

Les  Bramines  qui  feuls  entendent  la  langue 
du  livre  facré ,  font  de  fon  texte  l’ufage  qu'on 
a  fait  de  tout  tcms  des  livres  religieux.  Ils  y 
trouvent  toutes  les  maximes  que  l’imagination  , 
l’intérêt ,  les  pallions  &  le  faux  zele  leur  fug- 
gerent.  Ces  fondions  exclulives  d’interprêtes  de 
la  religion  leur  ont  donne  fur  les  peuples  un 
pouvoir  fans  bornes ,  tels  que  dévoient  l’avoir  des 
impofteurs  &  des  fanatiques  fur  des  hommes 
qui  n’ont  pas  la  force  d’ccouter  leur  railon  & 
leur  cœur. 

Depuis  l’Indus  jufqu’au  Gange ,  tous  les  peu¬ 
ples  reconnoiffent  le  Vedam  pour  le  livre  qui 
contient  les  principes  de  leur  religion  ,  &  cepen¬ 
dant  fort  peu  ont  la  même.  La  plupart  même 
différent  entr’eux  fur  les  principes  fondamen¬ 
taux.  L’elprit  de  difpute  &  d’abftradion  qui 
gâta  pendant  tant  de  fiecles  laphilofophiefcolafti- 
que  dans  nos  écoles  a  fait  bien  plus  de  progrès 
dans  celles  des  Bramines ,  &  mis  beaucoup  plu$ 
d’abfurdités  dans  leurs  dogmes  que  le  mélange 
du  platonifme  dans  les  nôtres.  0 

Dans  tout  l’Indoftan,  les  loix  politiques,  les 
ufages ,  les  maniérés  même  font  partie  de  la  reli¬ 
gion,  parce  que  tout  vient  de  Brama  interprète 
de  la  divinité. 

On  pourroit  croire  que  ce  Brama  étoit  foure- 
rain  ,  parce  qu  on  trouve  dans  les  inftitutions  re- 
ligieufes  une  intention  d’infpirer  aux  peuples  une 
profonde  vénération  ,  un  grand  amour  pour  leur 
pays  >  &  qu’on  y  voit  l’envie  de  corriger  le  vice 
du  climat.  Peu  de  religions  femblent  avoir  été 
auffl  propres  que  la  fienne  aux  pays  pour  lefqu.Is 
«lies  ont  été  iaftituéei. 


v  f  O  /T» 

3&  Hijtoire 

C^eff  de  lui  que  les  Indiens  tiennent  ce  refpeÆ 
prodigieux  quils  ont  encore  pour  les  trois  grands 
fleuves  de  l’îndoftan ,  lTndus ,  le  Kiftnars  3c  le 
Gange. 

C’eft  lui  qui  a  rendu  facré  l’animal  le  plus 
néceffaire  à  la  culture  des  terres ,  &:  la  vache  dont 
le  lait  eft  une  nourriture  fi  faine  dans  les  pays 
chauds. 

On  lui  attribue  la  divifion  du  peuple  en  quatre 
dalles  ,  les  Bramines  ,  les  gens  de  guerre  ,  les 
laboureurs  3c  les  artifans.  Ces  claffes  font  fubdi- 
vifées. 

Il  y  a  différentes  claffes  de  Bramines.  Ils  font 
dépofitaires  de  la  religion ,  3c  difpofent  de  l’opi¬ 
nion  des  hommes  qui  jurent  par  la  tête  de  ces 
prêtres  ,  3c  leur  baifent  les  pieds. 

Les  uns  vivent  dans  la  fociété  ,  3c  font  com¬ 
munément  des  fripons.  Perfuadés  que  les  eaux  du 
Gange  les  purifient  de  tous  leurs  crimes  ,  3c  nՎ 
tant  pas  fournis  à  la  jurifdiftion  civile  ,  ils  n’ont 
ni  frein  ,  ni  vertu.  Seulement  on  leur  trouve  en¬ 
core  de  cette  compafïion ,  de  cette  charité  fi  or¬ 
dinaire  dans  le  doux  climat  de  l’Inde. 

Les  autres  vivent  éloignés  de  la  fociété  ,  3c  ce 
font  des  imbécilles  ou  des  enthoufiaftes  livres  à 
l’oifiveté,  à  la  fuperftition,  au  délire  de  la  méta- 
phyfique.  On  retrouve  dans  leurs  difputes  les 
mêmes  idées  que  dans  nos  plus  fameux  méta- 
phyficiens ,  la  fubftance  ,  l’accident  ,  la  priorité  , 
la  poftériorité  ,  l’immutabilité ,  l’indivifibilité  , 
Lame  vitale  &  fenfitive  :  avec  cette  différence  que 
ces  belles  découvertes  font  très  -  anciennes  dans 
l’Inde  ,  3c  qu’il  n’y  a  que  fort  peu  de  tems  que 
Pierre  Lombard  ,  Saint  Thomas  ,  Leibnitz  ? 
Mallebranche  étonnoient  l’Europe  par  la^  fécon¬ 
dité  de  leur  génie ,  à  trouver  toutes  ces  rêveries. 

Comme 


:  .  ai1  \ .  it 


£3^ 


ph.ilofoph.ique  &  pol  ' tique :  3  f 

Comme  nous  avons  pris  cette  méthode  de  rai» 
fonner  par  abftraétion  des  philofophes  G^ecs 
fur  lefquels  nous  avons  bien  renchéri ,  on  peut 
croire  que  les  Grecs  eux-mêmes  dévoient  ces  con- 
noiffances  ridicules  aux  Indiens,  a  moins  qu’ont 
n  aime  mieux  fuppofer  que  Ls  principes  de  la 
métaphyfique  étant  a  la  portée  de  toutes  les  na¬ 
tions  ,  1  oilîveté  des  Bramines  &c  de  nos  moines 
a  produit  les  mêmes  effets  en  Euxope  &  en  Afie 
fans  qu’il  y  âit  eu  d’ailleurs  aucune  communi¬ 
cation.  . 

La  claffe  des  hommes  de  guerre  eft  formée 
par  les  Rajas  à  la  côte  de  Coromandel  ,  &  par 
les  Nairs  à  celle  de  Malabar.  Il  fe  trouve  ailleurs 
des  peuples  entiers,  tels  que  les  Canarins  éc 
les  Marattes ,  qui  fe  permettent  cette  profeffion 
foit  qu’ils  defcendent  de  quelques  tribus  origi¬ 
nairement  vouées  aux  armes  ,  foit  que  le  tems  Sc 
les  circonftances  aient  altéré  parmi  eux  les  infti- 
tutions  primitives.  .  t 

La  troilîeme  claffe  eft  celle  de  tous  les  hommes 
qui  cultivent  la  terre.  Il  y  a  peu  de  pays  où  ils 
méritent  plus  la  reconnoiffance  de  leurs  conci¬ 
toyens.  Ils  font  laborieux  ,  induftrieux,  ils  enten¬ 
dent  parfaitement  l’ufage  de  diftribuer  les  eaux  , 
de  de,  donner  à  la  terre  brûlante  qu’ils  habitent 
toute  la  fertilité  dont  elle  eft  fufceptible.  Ils  font 
dans  l’Inde  ce  que  font  prefque  par-tout  les  hom¬ 
mes  de  cet  état  :  les  plus  honnêtes  &  les  plus 
heureux  des  hommes  ,  lorfqu’iîs  ne  font  ni  cor¬ 
rompus  ,  ni  opprimés  par  le  gouvernement. 

La  claffe  des  artifans  fe  fubdivife  en  autant 
Be  clafles  qu’il  y  a  de  métiers.  On  ne  peut  jamais 
quitter  le  métier  de  les  parens  ^  voilà  pourquoi 
l’efclavage  de  Tinduftrie  s5y  font  perpétués  de 
concert,  &  y  ont  conduit  les  arts  au  pins  haut 

Tome  L  D 


34  Hiftoire 

degré  j  où  ils  piaffent  atteindre  avec  du  travail  & 
de°ia  patience ,  fans  le  fecours  du  goût  de  de 
rimagination ,  qui  ne  naiffent  guere  que  de  le- 
mulation  «Se  de  la  liberté. 

Outre  ces  tribus  5  il  y  en  a  une  cinquième  * 
qui  eft  le  rebut  de  toutes  les  autres.  Ceux  qui 
la  compofent  ont  les  emplois  les  plus  vils  de  la 
fociété  ;  ils  enterrent  les  morts,  ils  tranfportent 
les  immondices.  Ils  font  dans  une  telle  horreur  5 
que  fi  l’un  deux  ofoit  toucher  un  homme  d’une 
autre  claffe  ,  celui  -  ci  a  le  droit  de  le  tuer  fur  le 
champ.  On  les  nomme  Parias.  Il  y  a  dans  le 
Malabar  une  autre  efpece  d’hommes  appeliés  Pou- 
lichis ,  qui  font  condamnés  à  plus  d’opprobres 
de  de  malheurs.  Ils  habitent  les  forets  5  ils  ne 
peuvent  fe  bâtir  des  cabanes ,  8c  font  obliges 
de  conftruire  des  nids  fur  des  arbres.  Lorfqu  ils 
ont  faim,  ilsheurlent  comme  des  bêtes  pour  exci-» 
ter  la  commifération  des  paffans.  Alors  les  plus 
charitables  des  Indiens  vont  depofer  du  ris  ou 
quelqu’autre  aliment  au  pied  d  un  arbre  ,  8c  fe 
retirent  au  plus  vite  ,  pour  que  le  malheureux 
affamé  vienne  le  prendre  ,  fans  rencontrer  Ion 
bienfaiteur ,  qui  fe  croirait  fouillé  par  fon  approche. 

Toutes  ces  claffes  font  feparces  a  jamais  par 
des  barrières  mlurmontables.  Elles  ne  peuvent 
ni  fe  marier  ,  ni  habiter ,  ni  manger  enfemble. 
Quiconque  viole  cette  réglé  eft  chaffe  de  la  tribu 

qu’il  a  dégradée.  . 

Mais  tout  change  lorfqu’ils  vont  en  pelennage 

au  arand  temple  de  Jagrenat ,  le  temple  de  l’être 
fuprême.  Là,  le  Bramine,  le  Raja  ou  Nair,  le 
laboureur  &  l’artifan  préfentent  enfemble  leurs 
offrandes  ,  boivent  8c  mangent  enfemble..  C’eft- 
là  qu’on  les  fait  fouvenir  que  les  diftindions  de 
la  naiffance  font  d’inftitution  humaine ,  8c  que 


philojophique  &  politique ;  3  y 

tous  les  hommes  font  des  freres  enfans  du  même 
Dieu. 

_  Quoique  les  livres  facrés  des  Indiens  n’offrent 
rien  de  ce  merveilleux  qui  éblouit  quelquefois  dans 
la  théologie  Grecque ,  leur  mythologie  eft  aufïï 
decoufue  que  celle  de  prefque  tous  les  peuples. 
On  n’y  voit  pas  en  particulier  la  liaifon  de  leurs 
principes  religieux ,  avec  ces  diverfes  claires  qui 
font  la  bafe  de  leur  gouvernement.  Le  Shafter  , 
que  quelques-uns  regardent  comme  un  commen» 
taire  du  Vedam  ,  d’autres  comme  un  livre  origi¬ 
nal  ,  Sc  dont  on  vient  de  publier  un  extrait  en 
Angleterre,  a  jette  un  peu  de  jour  fur  cette  ma¬ 
tière.  L’Eternel ,  dit  ce  livre ,  concentré  dans- 
la  contemplation  de  fon  elfence  ,  forme  la  réfo- 
lution  de  créer  des  êtres  qui  puiflent  particinei-  à 
fa  gloire.  Il  dit,  &  les  anges  furent.  Ils  chan¬ 
gent  de  concert  les  louanges  du  Créateur ,  Sc 
l’harmonie  regnoit  dans  le  ciel ,  lorfque  deux  de 
ces  efprits  fe  révoltèrent  &  en  entraînèrent  d’autres 
par  leur  exemple.  Dieu  les  précipita  dans  un 
féjour  de  tourmens,  &  ne  les  en  retira  qu’à  h 
pnere  des  anges  fidelles ,  &  à  des  conditions  qui 
Ips  remplirent  de  joie  &  de  terreur.  Les  rebelles 
furent  condamnes  a  lubir  lous  differentes  formes 
dans  la  plus  balfe  des  quinze  planettes ,  des 
punitions  proportionnées  à  l’énormité  de  leur 
premier  crime.  Ainfi  chaque  auge  fubit  d’abord 
fur  la  terre  quatre  -  vingt  -  fept  tranfmigratiors 
avant  -d’animer  le  corps  de  la  vache ,  qui  tient 
le  premier  rang  parmi  les  animaux.  Ces  différen¬ 
tes  tranfmigrations  font  un  état  d’expiation ,  d’où 
on  paffe  à  un  état  d’épreuve,  c’eft  -  à  -  dire,  que 
1  ange  tranfmigre  dü  corps  de  la  vache  dans  un 
corps  humain.  Ceft-là  que  le  Créateur  étend  fes 
facultés  iritelledueUes  &  fa  liberté ,  dont  le  bon 

C  A 


3  ê  Hiftoîrt 

ou  le  mauvais  ufage  avance  ou  recule  l'époque  dé 
fon  pardon.  Le  fage  va  fe  rejoindre  en  mourant 
à  l’ètre  fuprême.  Le  méchant  recommence  fon  tem$ 
d’expiation. 

Ainfi ,  fuivant  cette  tradition  du  Shafter ,  la 
métempficofe  eft  un  vrai  châtiment ,  de  les  âmes 
qui  animent  la  plupart  des  fubftances  vivantes,  ne 
font  que  des  êtres  coupables.  Cette  opinion  fur 
la  tranfmigration  des  atnes  n  eft  pas  fans  doute 
univerfellement  adoptée  dans  l’Inde.  Elle  aura 
été  imaginée  par  quelque  dévot  mélancolique  8c 
d’un  cara&ere  dur.  Il  eft  vraifemblable  que  ce 
dogme  fut  bien  différent  dans  fon  origine. 

En  effet  ,  il  eft  naturel  de  penfer  que  ce  ne 
fut  d’abord  qu’une  idée  flatteufe  de  confolantepour 
l’humanité  ,  qui  s’accrédita  facilement  dans  un 
pays ,  où  les  hommes  jouiffant  d’un  ciel  déli¬ 
cieux  de  d’un  gouvernement  modéré  ,  commen¬ 
cèrent  à  s’appercevoir  de  la  brievete  de  la  vie. 
Un  fyftême  qui  la  prolongeoit  au  -  delà  de  fes 
bornes  naturelles ,  ne  pouvoit  manquer  de  reuflîi. 
Il  eft  ft  doux  à  un  vieillard  qui  fent  échapper 
tout  ce  qu’il  a  de  plus  cher,  d  efperer  qu  il  jouira 
encore ,  de  que  fa  deftruction  n  eft  qu  un  paffage 
a  une  autre  exiftence.  Il  eft  fi  confolant  pour 
ceux  qui  le  perdent  ,  de  penfer  qu  en  les  quittant 
il  ne  perd  pas  le  bonheur  d  etre.  Envain  une  reli¬ 
gion  miftique  voudroit-elle  fubftituer  â  cette  efpé- 
rance ,  celle  des  plaifirs  fpirituels  3e  d’une  béatitude 
célefte  :  les  hommes  préfèrent  natijrellepaent  a  ces 
idées  values  de  abftraites  la  jouiffance  des  fen~ 
fations  qui  ont  déjà  fait  leur  bonheur  ;  de  la  fim- 
plicité  des  Indiens  dut  trouver  plus  de  douceur 
à  vivre  fur  une  terre  qu’ils  connoifloient  ,  que 
dans  un  monde  métaphyfique  qui  fatigue  1  ima¬ 
gination  fans  la  fatisfaire.  Ceft  ainü  que  le  dogme 


philofophique  &  politique .  37 

9e  la  métempfycofe  a  du  s’établir  &:  s’étendre. 
Envain  la  raifon  fe  révoltoit  contre  cette  illufion , 
Envain  elle  difoitque  fans  la  mémoire  ,  il  n’y  a 
ni  continuité  ,  ni  unité  d’exiftence ,  3c  que  l’hom¬ 
me  qui  ne  fe  fouvient  pas  d’avoir  exifté  n’eft  pas 
différent  de  celui  qui  exifte  pour  la  première  fois  5 
le  fentiment  adopta  ce  que  la  raifon  rejettoit. 
Heureux  encore  les  peuples  dont  la  religion  offre 
au  moins  des  menfonges  agréables. 

Le  Shafter  a  rendu  le  dogme  de  la  métemp- 
fycofe  plus  trifte ,  fans  doute  pour  le  faire  fervit 
d’inftrument  3c  de  foutien  d  la  morale  qu'il  falloir 
établir.  C’eft  en  effet ,  d’après  cette  tranfmigration 
envifagée  comme  punition ,  qu’il  expofe  les  devoirs 
que  les  anges  avoient  a  remplir.  Les  principaux 
font ,  la  charité  ,  l’abftinence  de  la  chair  des  ani¬ 
maux  ,  l’exaftitude  à  fuivre  la  profeflion  de  fes 
peres.  Ce  préjugé  dominant  fur  lequel  il  paroî t 
que  toutes  les  feéles  font  d’accord  malgré  la  diffé¬ 
rence  des  opinions  fur  fon  origine  ,  n’a  d’exemple 
que  chez  les  anciens  Egyptiens  dont  les  inftitutions 
ont  fans  doute  avec  celles  des  Indes  des  rapports 
hiftoriques  que  nous  ne  connoiffons  plus.  Mais  les 
loix  d’Egypte  *  en  diftinguant  les  conditions,  n’en 
aviliffoient  aucune  ;  au  lieu  que  les  loix  de  Brama  * 
peut-être  par  l’abus  qu’on  en  a  fait ,  femblent 
avoir  condamné  une  partie  de  la  nation  d  la  dou-* 
leur  3c  a  l’infamie. 

Il  y  a  apparence  que  lés  Indes  étoient  prefque 
aufli  civilifées  quelles  le  font  aujourd’hui,  lorfque 
Brama  y  donna  des  loix.  Aufli-tôt  qu’une  fociété 
commence  à  prendre  une  forme ,  elle  fe  trouve 
naturellement  divifée  en  plufieurs  claffes ,  fui  vaut 
la  variété  3c  l’étendue  de  fes  arts  3c  de  fes  befoins. 

Brama  voulut  fans  doute  donner  à  ces  diffé¬ 
rentes  profefllons  une  confidence  politique  ,  eia 

C  3 


3  S  Hiftoire 

les  confacrant  par  la  religion  ,  &  en  les  perpétuant 
dans  les  familles  qui  les  exerçoient  alors ,  fans 
prévoir  qu  il  empëchoit  par-là  le  progrès  des  dé¬ 
couvertes  qui  pourroient  dans  la  fuite  donner 
lieu  à  de  nouveaux  métiers.  Àuffi,  à  en  juger 
par  l’exaétitude  religieufe  que  les  Indiens  ont 
même  aujourd’hui  à  obferver  les  loix  de  Brama, 
on  petit  afiurer  que,  depuis  ce  légiflateur ,  l’in- 
duftrié  n’a  lait  aucun  progrès  chez  ces  peuples , 
8c  qu’ils  étoient  à  peu  près  aufli  civilifés  qu’ils 
le  font  aujourd’hui ,  lorfqu’ils  reçurent  ces  infti- 
tutions.  Cette  obfervation  fuffira  pour  donner 
une  idée  de  l’antiquité  de  ce  peuple  ,  qui  n’a  rien 
ajouté  à  fes  connoilTances  depuis  une  époque  qui 
paroît  la  plus  ancienne  du  monde. 

Brama  ordonna  différentes  nourritures  pour 
les  différentes  tribus.  Les  gens  de  guerre  8c  quel¬ 
ques  autres  Caftes  peuvent  manger  de  la  vénaifon 
$c  du  mouton.  Le  poiffon  eft  permis  à  quelques 
laboureurs  8c  à  quelques  artifans.  D’autres  ne  fe 
nourriffent  que  de  lait  8c  de  végétaux.  Tous  les 
Brames  ne  mangent  rien  de  ce  qui  a  vie.  En  géné¬ 
ral  ,  ces  peuples  font  d’une  extrême  fobriété,  mais 
plus  ou  moins  étroite  ,  félon  qu’ils  font  d’une  pro° 
Feflion  plus  ou  moins  laborieufe. 

On  les  marie  dès  leur  enfance  ,  8c  les  femmes 
y  font  d’une  fidélité  inconnue  chez  les  autres 
nations.  Quelques  Caftes  des  plus  relevés  ont  le 
privilège  d?avoir  planeurs  femmes.  On  fait  que 

celles  des  Brames  fe  brûlent  à  la  mort  de  leurs 

•  .  $* 

époux.  Il  femble  qu’elles  foient  les  feules  à  qui  la 
loi  l’ordonne,  mais  d’autres  femmes  ont  voulu  les 
imiter  par  une  fuite  de  ce  point  d’honneur  qui 
fait  par-tout  tant  de  victimes.  Cette  diftinétioa 
îi’eft  point,  dit-on  de  Brama  lui-même.  Elle  paroît 
1  ouvrage  de  quelque  Bmmine  ,  qui  a  porté  la  j*a  « 

*  '  î  w.x  ••  ‘  '  * 


philofophique  &  politique .  3  9 

loufîe  au-delà  du  tombeau.  Ce  caraélere  d’une 
jaloufie  fi  cruelle  6c  fi  recherchée  eft  allez  ordi¬ 
naire  aux  efprits  fuperftitieux  5c  aux  hommes  qui 
fe  font  un  mérite  eftëntiel  de  l’auftéritédes  mœurs, 
&c  de  ce  qu’ils  appellent  une  extrême  pureté. 

Ces  peuples  font  doux,  humains,  6c  ils  con- 
noilfent  peu  les  pallions  qui  nous  agirent.  Ils 
préviennent  l’amour ,  6c  l’ignorent.  Quelle  am¬ 
bition  peuvent  avoir  des  hommes  deftinés  à  relier 
dans  le  même  état  ?  Ils  aiment  les  travaux  paifi- 
blés  5  ou  l’oifiveté.  On  leur  entend  fouvent  citer 
un  pafïage  d’un  de  leurs  livres  favoris.  Il  vaut 
mieux  être  ajjls  que  marcher  7  il  vaut  mieux  r/or- 
mir  que  veiller  ,  mais  la  mort  eft  au-dejfus  de  tout • 

Leur  tempérance  5c  la  chaleur  excellive  du  cli¬ 
mat  affoibliffent  leur  corps  ,6c  contribuent  à  étein¬ 
dre  en  eux  les  pallions.  Ils  n’ont  guere  que  l’avaria 
ce,  paillon  des  corps  foibles  6e  des  petites  âmes. 

La  Cafte  des  gens  de  guerre  habite  plus  vo« 
lontiers  les  provinces  du  feptentrion ,  6c  la  pref- 
qu’ifle  n’eft  guere  habitée  que  par  les  tribus  infé¬ 
rieures  ;  delà  vient  que  tous  ceux  qui  ont  attaqué 
l’Inde  du  côté  de  la  mer  ont  trouvé  fi  peu  de 
réfiftance.  On  doit  faire  obferver  à  quelques 
philofophes ,  qui  prétendent  que  l’homme  eft 
un  animal  frugivore  ,  que  ces  militaires  qui  man¬ 
gent  de  la  viande  font  plus  robuftes ,  plus  coura¬ 
geux  ,  plus  animés,  6c  vivent  plus  long-rems  que 
les  hommes  des  autres  dalles  ,  qui  fe  nourrilfent 
de  végétaux.  Cependant  c’eft  une  différence  allez 
confiante  entre  les  habitans  du  nord  6c  ceux 
du  midi ,  pour  qu’on  ne  l’attribue  pas  unique¬ 
ment  aux  alimens.  Le  froid  d’une  part,  l’élafticité 
de  l’air  ,  moins  de  fertilité  ,  plus  de  travail  6c 
d’exercice  ,  une  vie  plus  variée ,  donnent  plus 
de  faim  5c  de  force  ,  de  réfiftance  6c  d’aélivité  * 

C  4 


4°  Hiftoire 

de  refïort  de  durée  aux  organes.  La  chaleur  du 
midi ,  l’abondance  des  fruits ,  la  facilité  de  vivre 
fans  agir  ,  une  tranfpiration  continuelle  ,  une  plus 
grande  prodigalité  des  germes  de  la  population  , 
plus  de  plailir  Sc  de  mole  (Te  ,  un  genre  de  vie 
Sédentaire ,  toujours  la  même  ;  tout  cela  fait 
qu’on  vit  meurt  plutôt.  Du  refte,  on  voit  que 
rhomme ,  fans  être  conformé  par  la  nature  pour 
dévorer  les  animaux  ,  a  reçu  le  don  de  vivre  dans 
tous  les  climats  d’une  maniéré  analogue  à  la  di¬ 
versité  des  befoins  qu’ils  font  naître  :  chaffêur  , 
iétiophage  ,  frugivore  ,  pafteur  ,  laboureur  ,  félon 
l’abondance  ou  la  ftérilité  de  la  terre. 

La  religion  de  Brama  étoit  divifée  ,  <3e  l’eft 
encore  en  quatre  -  vingt  -  trois  fecfes  ,  qui  con¬ 
viennent  entr’eiles  fur  quelques  points  principaux  9 
ne  difputent  pas  fur  les  autres,  ôc  vivent  en  paix. 
Elles  y  vivent  même  avec  les  hommes  de  toutes 
les  religions ,  parce  que  la  leur  ne  prefcrit  pas 
de  faire  des  conversons.  Elle  eft  plutôt  exclufive. 
Ils  admettent  rarement  des  étrangers  à  leur  culte , 
&  c’eft  toujours  avec  une  extrême  répugnance,' 
C’étoit  affez  i  efprit  des  anciennes  fu  perditions. 
On  le  voit  chez  les  Egyptiens  ,  les  Juifs  ,  les  Grecs 
ôc  les  Romains.  Cet  efprit  a  fait  moins  de  ravages 
que  celui  des  convergions  ^  mais  il  s’oppofe  cepen¬ 
dant  à  la  communication  des  hommes  :  c’eft  une 
barrière  de  plus  entre  les  peuples. 

En  confidérant  que  la  nature  a  tout  fait  pour 
le  bonheur  de  ces  fertiles  contrées  ^  qu’a  la  facilité 
de  fatisfaire  tons  leurs  befoins ,  les  Indiens  joi¬ 
gnent  un  caractère  compatilïant ,  une  morale  qui 
les  éloigne  également  de  la  perfécution  &c  de 
ï  efprit  de  conquêtes  ,  on  ne  peut  s’empêcher  de 
remonter  en  eémillant  jufqu’à  la  fource  de  cetre 

inégalité  barbare  ,  qui  a  reuni  dans  une  parue 

Z  ”  :  •  *  *  •  ••  •  •  *’  :  -  '  ;  ' 


philofophique  &  politique.  41 

*Je  la  nation  les  privilèges  8c  l’autonré,  8c  rafle  m- 
tlé  fur  la  tête  du  refte  des  habhans  les  calami¬ 
tés  8c  l’infamie.  Quelle  efl  la  caufe  de  cet  étrange 
délire?  N’en  doutons  point  ;  c’eft  la  même  qui 
perpétue  fur  ce  globe  déplorable  les  malheurs  de 
tous  les  peuples.  Il  fuffit  qu’une  nation  heureufe 
8c  peu  éclairée  adopte  une  première  erreur  que 
l’ignorance  accrédite  ,  bientôt  cette  erreur  devenue 
générale  va  fervir  de  bafe  à  tout  le  fyftême  moral 
8c  politique  :  bientôt  les  penchans  les  plus  hon¬ 
nêtes  vont  fe  trouver  en  contradiéHon  avec  les 
devoirs.  Pour  fuivre  le  nouvel  ordre  moral  ,  il 
faudra  fans  celle  faire  violence  à  l’ordre  phyfique. 
Ce  combat  perpétuel  fera  naître  dans  les  meurs 

les  contradiéfions  les  plus  étonnantes,  8c  la  nation 

-  m 

ne  fera  plus  qu’un  aflemblage  de  malheureux  qui 
palTeront  leur  vie  à  fe  tourmenter  tour*  à  tpur ,  en 
fe  plaignant  de  la  nature.  Voila  le  tableau  de  tous 
les  peuples  de  la  terre,  fi  vous  en  exceptez  peut-etre 
quelques  républiques  de  fauvages*  Des  préjugés 
abfu.rdes  ont  dénaturé  par-tout  la  raiion  humaine, 
8c  étouffé  jufqu’à  cet  inftindfc  qui  révolte  tous  les 
animaux  contre  Poppreffion  8c  la  tyrannie.  Des 
peuples  imrpenfes  le  regardent  de  benne  foi  com¬ 
me  appartenant  en  propriété  à  \\n  petit  nombre 
d’hommes  qui  les  oppriment. 

Tels  font  les  funefles  progrès  de  la  première 
erreur,  que  l’impofture  a  jettée  ou  nourrie  dans 
l’efprit  humain.  Paillent  les  vraies  lumières  faire 
centrer  dans  leurs  droits  des  êtres  qui  n’onc  befom 
que  de  les  fentir  pour  les  reprendre.  Sages  de  la 
terre ,  philofopnes  de  toutes  les  nations  ,  c’eiP  à 
vous  feuls  à  faire  des  loix ,  en  les  indiquant  à 
vos  concitoyens.  Ayez  le  courage  d’éclairer  vos 
frétés ,  8c  foyez  perfuadés  que  la  vérité  eft  encore 
plus  facile  à  reprendre  que  l’erreur..  Les  hommes 


4*  Hïftoire 

intéreffcs  par  Pefpoir  du  bonheur  vous  écouteront 
avidemment.  Des  millions  d’efclaves  font  prêts  à 
exterminer  leurs  femmes  aux  premiers  ordres  de 
leurs  maîtres ,  il  ne  faudroit  qu’un  mot  peut-être 

{>our  donner  un  autre  objet  à  leur  valeur.  Révé- 
qz  tous  les  myfteres  qui  tiennent  l’univers  à  la 
chaîne  8c  dans  les  tenebres  ,  8c  que  s’appercevant 
combien  on  fe  joue  de  leur  crédulité ,  les  peuples 
éclairés  tous  à  la  fois  vengent  enfin  la  gloire  de 
l’efpece  humaine. 

Outre  les  Indigènes  ,  les  Portugais  trouvèrent 
encore  dans  l’Inde  des  Mahométans  :  c’étoient 
les  defcendans  d’Arabes  qui  avoient  fait  dans 
ces  contrées  des  incurfions  ou  des  établiffemens* 
Les  uns  fe  livroient  aux  plaifirs  du  ferrail  :  les 
autres ,  en  plus  grand  nombre  ,  étoient  les 
faéteurs  des  Arabes  Sc  des  Egyptiens  qui ,  à  l’ar¬ 
rivée  des  Portugais ,  fe  trouvoient  les  maîtres  du 
commerce  de  l’Inde.  Ils  étoient  répandus  dans 
toute  l’Afie  Sc  fur  les  côtes  d’Afrique.  Ils  avoient 
fondé  des  colonies.  Ils  étoient  maîtres  de  plufieur$ 
places  y  Sc  dans  les  villes  foumifes  aux  fouverains 
du  pays  5  ils  s’étoient  fort  multipliés  ,  parce  que 
leur  religion  permettant  la  poligamie,  ils  fe  ma- 
rioient  dans  tous  les  lieux  où  ils  faifoient  quelque 
réfidence.  Ils  étoient  bien  traités  par  les  princes 
qui  vouloient  avoir  des  relations  d’affaires  avec 
l’Egypte  8c  avec  l’Arabie.  C’étoient  les  peuples 
les  plus  corrompus  de  l’orient.  Ce  font  eux  que 
les  Européens  appellent  communément  les  Maures 
Indiens ,  ou  Amplement  les  Maures. 

Ces  Mahométans  Arabes,  apôtres  8c  négociant 
tout  à  la  fois,  avoient  étendu  leur  religion  ,  en 
achetant  beaucoup  d’efclaves  ,  auxquels  ils  don- 
noient  la  liberté ,  après  les  avoir  circoncis,  8c  leur- 
avoir  enfeigué  leurs  dogmes.  Leur  fierte  ne  leur 


philofophiquç  &  politique.  43 

permettent  pas  de  mêler  leur  fang  avec  celui  de 
ces  affranchis  ,  qui  formèrent  avec  le  tems  un 
peuple  particulier  fur  la  côte  de  la  prefqu’ifle 
des  Indes  ,  depuis  Goa  jufqu’à  Madras.  On  les 
diftingue  encore  aujourd’hui  ,  fous  le  nom  de 
Mapouiés  ,  dans  le  Malabar  ,  de  fous  celui  de 
Choulias  ,  au  Coromandel.  Ils  ne  fa  vent  ,  ni  le 
Ferfan  ,  ni  l’Arabe ,  ni  le  Maure  ,  de.  leur  feule 
langue  eft  celle  des  contrées  où  ils  vivent.  Ils 
font  la  plupart  livrés  au  commerce  ,  de  ne  pro¬ 
fèrent  qu’un  Mahométifme  extrêmement  corrom¬ 
pu  par  les  fuperftitions  Indiennes. 

L’Indoftan  ,  que  la  force  a  depuis  réuni  pref- 
qu’entiérement  fous  un  joug  étranger,  étoit  par¬ 
tagé  à  l’arrivée  des  Portugais  entre  les  rois  de 
Cambaïe  ,  de  Delhy,  de  Decan ,  de  Narzingue 
de  de  Calicut ,  qui  comptoient  tous  plufieurs  fou- 
verains  plus  ou  moins  puiflans  parmi  leurs  tribu¬ 
taires.  Le  dernier  de  ces  monarques ,  plus  connu 
fous  le  nom  de  Zamorin ,  qui  répond  à  celui 
d’Empereur ,  que  par  celui  de  fa  ville  capitale  , 
avoit  les  états  les  plus  maritimes,  &:  étendoit  fa 
domination  dans  tout  le  Malabar. 

Ces  avantages  avoient  rendu  Calicut  le  plus 
riche  entrepôt  de  ces  contrées.  Les  pierres  pré- 
cieufes,  les  perles,  l’ambre  ,  l’ivoire  ,  la  porce¬ 
laine  ,  Lor ,  l’argent  les  étoffes  de  foie  de  de 
coton  ,  l’indigo  ,  le  fucre ,  toutes  fortes  d’épice¬ 
ries  ,  les  bois  précieux,  les  aromates  ,  les  beaux 
vernis,  tout  ce  qui  peut  ajouter  aux  délices  de 
la  vie  ,  y  étoit  apporté  de  tout  l’Orient.  LTne 
partie  de  ces  richeffes  y  arrivait  par  mer}  mais 
comme  la  navigation  n’étoit  pas  auffi  sûre  ,  auffi 
animée  qu’elle  l’a  été  depuis  ,  il  en  venoit  auffi 
beaucoup  par  terre  fur  des  bœufs  ou  des  éléphants. 

Gama  inflruit  de  ces  particularités  à  Méiinde  , 


44  Hijloîte 

où  il  avoit  touché  ,  y  prit  un  pilote  habile,  M 
fe  fit  conduire  dans  le  port  où  le  commerce  étoit 
le  plus  florifïant.  Il  y  trouva  heureufement  un 
Maure  de  Tunis  qui  entendoit  la  langue  des  Por¬ 
tugais  ,  8c  qui  frappé  des  grandes  choies  qu’il  avoit 
vu  faire  à  cette  nation  fur  les  côtes  de  Barbarie , 
avoit  pris  pour  elle  une  inclination  plus  forte 
que  fes  préjugés.  Ce  penchant  décida  Mouzaide 
à  fervir  de  tout  fon  pouvoir  des  étrangers  qui 
s’abandonnoient  à  lui  fans  réferve.  Il  procura  une 
audience  du  Zamorin  à.  Gama,  qui  propofa  une 
alliance  ,  un  traité  de  commerce  avec  le  roi  fon 
maître.  On  étoit  près  de  conclure  ,  lorfque  les 
Mufulmans  réuflirent  à  rendre  fufpeéf  un  con¬ 
current  dont  ils  redoutoient  le  courage,  l’aétivité 
8c  les  lumières.  Ce  qu’ils  dirent  de  fon  ambi¬ 
tion  ,  de  fon  inquiétude ,  fît  une  telle  impreflîon 
fur  l’efprit  du  prince ,  qu’il  prit  la  réfolution  de 
faire  périr  les  navigateurs  auxquels  il  avoit  fait 
d’abord  un  fi  bon  accueil. 

Gama  averti  de  ce  changement  par  fon  fidele 
guide,  renvoya  fon  frere  fur  fes  vaifleaux.  Qiiand 
vous  apprendriez ,  lui  dit -il,  qu’on  m’a  chargé 
de  fers ,  ou  qu’on  ma  fait  périr ,  je  vous  défends 
comme  votre  général ,  de  me  fe  courir  ou  de  me 
venger .  Mettez  fur  le  champ  à  la  voile  ,  &  allez 
inftruire  le  Roi  des  détails  de  notre  voyage . 

Heureufement  on  ne  fut  pas  réduit  à  ces  ex¬ 
trémités.  Le  Zamorin  n’ofa  pas  ce  qu’il  pouvoit  5 
ce  qu’il  vouloit  même  ;  8c  l’amiral  eut  la  liberté 
de  joindre  les  fiens.  Quelques  repréfailles  exercées 
à  propos  ,  lui  firent  rendre  les  marchandifes  &c 
les  otages  qu’il  avoit  laiffés  dans  Calicut }  8c  il 
reprit  la  route  de  l’Europe. 

0n  ne  peut  exprimer  quelle  joie  fon  retour 
répandit  dans  Lisbonne.  On  s’y  voyoit  au  mo- 


philofop  nique  &  politique 4^ 

kieht  de  faire  le  plus  riche  commerce  du  monde. 
Ce  peuple,  auflï  dévot  qu’avide ,  fe  flattoit  en 
même  tems  d’étendre  fa  religion  par  la  perfuafion 
Sc  même  par  les  armes.  Les  papes  qui  ne  man- 
quoient  pas  l’occafion  d’établir  qu’ils  étoient  les 
maîtres  de  la  terre  ,  donnèrent  au  Portugal 
toutes  les  côtes  qu’il  découvrirent  dans  l’orient  ?  3c 
remplirent  cette  petite  nation  de  la  folie  des  con¬ 
quêtes. 

On  fe  préfentoit  en  foule  pour  monter  fur  le$ 
nouvelles  flottes  deftinées  au  voyage  des  Indes. 
Treize  vaifleaux  Portugais  arrivèrent  devant 
Calicut  ,  fous  les  ordres  d’Alvarès  Cabrai ,  3c 
ramenèrent  au  Zamorin  quelques-uns  de  fes  fujets 
qu’avoit  enlevés  Gaina.  Ces  Indiens  fe  louèrent 
des  traitemtns  qu’ils  avoient  reçus  *  mais  ils  ne 
concilièrent  pas  pour  long-tems  l’efprit  du  Zamo¬ 
rin.  Les  Maures  prévalurent  :  le  peuple  de  Calicut 
féduit  par  leurs  intrigues ,  maflacra  une  cinquan¬ 
taine  de  Portugais.  Cabrai ,  pour  les  venger  ?  brûla 
tous  les  vaifleaux  Arabes  qui  étoient  dans  le  port* 
faudroya  la  ville ,  ôc  delà  fe  rendit  à  Cochin  ,  & 
enfuite  à  Cananor. 

Les  rois  de  ces  deux  villes  lui  donnèrent  des 
épiceries,  lui  offrirent  de  l’or  &  de  l’argent,  3c 
lui  propoferent  de  s’allier  avec  lui  contre  le  Zamo¬ 
rin  dont  ils  étoient  tributaires.  Les  rois  d’Onor  * 
de  Coulan,  quelques  autres  princes  firent  dans  la 
fuite  les  mêmes  ouvertures.  Tous  fe  flattaient  d’être 
déchargés  du  tribut  qu’ils  payoient  au  Zamorin  , 
de  reculer  les  frontières  de  leurs  états ,  de  voir 
leurs  ports  enrichis  des  dépouilles  de  l’Afie.  Cet 
aveuglement  général  procura  aux  Portugais  dans 
tout  le  Malabar  une  fi  grande  fupérîorité,  qu’ils 
n’avoient  qu’à  fe  montrer  pour  donner  la  loi. 
Nul  fouvesain  n  obtenoit  leux  alliance ,  qu’en  fe 


46  Hiftoire 

reconnoiffant  vaflal  de  la  cour  de  Lisbonne  3 
qu’en  fouffrant  qu’on  bâtir  une  citadelle  dans  fa 
capitale ,  qu’en  livrant  fes  marchanmles  au  prix 
fixé  par  l’acquéreur.  Le  marchand  étranger  ne  pour¬ 
voit  former  fa  cargaifon  qu’après  les  Portugais  , 
de  perfonne  ne  naviguoit  dans  ces  mers  qu’avec 
leurs  paflfeports  ,  qu’ils  faifoient  payer  fort  cher» 
Les  combats  qu’il  falloir  livrer  n’interrompoient 
guere  leur  commerce.  Un  petit  nombre  d’entr’eux 
diflipoient  des  armées  nombreufes.  Leurs  enne¬ 
mis  les  trouvoient  par  -  tout  5  de  par  -  tout  leur 
cédoient  la  victoire.  Bientôt  les  vaiffeaux  des 
Maures  ?  ceux  du  Zamorin  de  de  fes  vafïaux  n’o- 
ferent  plus  paroître. 

Les  Portugais  vainqueurs  dans  l’orient  en- 
voyoient  â  tous  momens  des  vaifleaux  dans  leur 
patrie  pour  y  porter  des  richeflfes  &  la  renommée 
de  leurs  viétoires.  Peu-à-peu  les  navigateurs  de 
tous  les  pays  de  l’Europe  apprirent  la  route  du  port 
de  Lisbonne.  Ils  y  achetoient  les  marchandifes 
de  l’Inde  parce  que  les  Portugais  qui  les  alloient 
chercher  direétement  9  les  donnoient  â  un  plus  bas 
prix  que  les  négocians  qui  les  recevoient  pa£  des 
voies  détournées. 

Pour  aflürer  ces  avantages ,  pour  les  étendre 
encore  ,  il  falloir  que  la  réflexion  corrigeât  ou 
affermit  ce  qui  n’avoit  été  jufqu  alors  que  l’ouvrage 
du  hazard  ,  d’une  intrépidité  brillante  5  du  bon¬ 
heur  des  circonftances.  Il  falloir  un  fyftême  de  do¬ 
mination  de  de  commerce  aifez  étendu ,  pour 
embraffer  tous  les  objets  >  mais  fi  bien  lié  3  que 
toutes  les  parties  du  grand  édifice  qu’on  fe  pro~ 
pofoit  d’établir  5  fe  fortifiaffent  réciproquement. 
Quoique  la  cour  de  Lisbonne  eut  puifé  des 
lumières  dans  les  relations  qui  lui  venoient  des  In¬ 
des  ,  de  dans  le  rapport  de  ceux  qu’elle  y  avoir 


philosophique  &  politique.  4  j 

chargés  jufqualors  de  fes  intérêts,  elle  eut  la 
fagefle  de  donner  toute  fa  confiance  à  Alphonfb 
d’Albuquerque,  le  plus  éclairé  des  Portugais  qui 
fuflènt  palfés  en  Afîe» 

Le  nouveau  vice  -  roi  fe  montra  plus  grand 
encore  qu’on  ne  lavoit  efpéré.  Il  fentit  qu’il 
falloir  au  Portugal  un  établiflement  que  peu 
de  forces  puflent  défendre  ,  qui  eut  un  bon  port  9 
dont  l’air  fur  fain  ,  &  où  les  Portugais  fatigués  du 
trajet  de  l’Europe  à  l’Inde  puflent  recouvrer  leurs 
forces.  Il  fentit  que  Lisbonne  avoit  befoin  de  Goa. 

Goa  qui  s’élève  en  amphitéatre  eft  fitué  vers 
le  milieu  de  la  côte  de  Malabar  dans  une  ifle 
détachée  du  continent  par  les  deux  bras  d’une 
riviere  qui  fe  jette  dans  la  mer  à  quelque  diftance 
de  la  ville  ,  après  avoir  formé  devant  fes  murs  un 
des  plus  beaux  ports  de  l’univers.  On  donne  à  cette 
ifle  dix  lieues  de  tour.  Dans  ce  petit  efpace  fe  trou¬ 
vent  des  colines,  des  plaines,  des  bois,  des  canaux, 
des  fources  d’une  eau  excellente  ,  une  cité  iùper» 
bernent  bâtie ,  des  bourgs  8c  des  villages  con- 
fidérables.  On  découvre  avant  d’entrer  dans  le 
port  les  deux  péninfules  de  Salfet  8c  de  Bardes , 
qui  lui  fervent  en  même  tems  8c  de  rempart  8c 
d  abri.  Elles  font  défendues  par  des  forts  bordés 
d’artillerie  devant  lefquels  doivent  s’arrêter  tous 
les  vaifleaux  qui  veulent  mouiller  au  port. 

Quoique  Goa  fut  moins  confidérable  qu’il  ne 
le  devint  depuis  ,  on  le  regardoit  comme  le  porte 
le  plus  avantageux  de  1  Inde.  Il  relevoit  du  roi  de 
Decanj  maisldalcan  auquel  il  lavoit  confié  s’é— 
toit  rendu  indépendant,  8c  cherchoit  à  s’agrandir 
dans  le  Malabar.  Tandis  que  l’ufurpateur  étoit 
occupe  dans  le  continent ,  d’Albuquerque  le  pré^ 
fenta  aux  portes  de  Goa  ,  les  força ,  8c  n’acheta, 
pas  chèrement  un  fi  grand  avantage* 


arriva  ,  ne  uauiuta  nu  it 


J  JJl  J.  Al 

venoit  de  prendre.  Dit  confentement  meme  de 
fes  ennemis  qui  y  avoient  prefque  autant  d’intérêt 
que  lui ,  il  marcha  vers’  fa  capitale  avec  une  cé¬ 
lérité  inconnue  jufqu  alors  dans  l’Inde.  Les  Porta- 
crais  mal  affermis  dans  lear  conquête  y  fe  virent 
hors  d’état  de  s’y  maintenir  :  ils  fe  retirèrent  fur 
leur  flotte  qui  ne  quitta  point  le  port  5  &  ils  envoyé* 
rent  chercher  des  fecours  à  Cochin.  Pendant 
qu’ils  les  attendoient  ,  les  vivres  leur  manquèrent  y 
Idalcan  leur  en  offrit  ,  8c  leur  fit  dire ,  que  c  étoit 
par  les  armes  &  non  par  la  faim  quil  vouloit 
vaincre .  Il  étoit  alors  d’ufage  dans  les  guerres 
de  l’Inde ,  que  les  armées  laifTaffent  palier  des 
fubfi  fiance  s  à  leurs  ennemis.  D  Albuquerque  re- 
jetta  les  offres  qu’on  lui  faifoit,  8c  répondit,  quil 
ne  recevroit  des  préfens  dy Idalcan  que  lorjqu  ils* 
feroient  amis »  Il  attendoit  toujours  des  fecours  qui 

ne  venoient  point»  .  ;  ^ 

Cet  abandon  le  détermina  a  fe  retirer ,  8c  à 
renvoyer  l’exécution  de  fon  projet  chéri  a  un 
tems  plus  favorable ,  que  les  circonftances  ame¬ 
nèrent  dans  peu  de  mois.  Idalcan  ayant  été  force 
de  fe  mettre  en  campagne  pour  préfèrver  fes 
états  d’une  deftruélion  totale ,  d’ Albuquerque  fon¬ 
dit  à  l’improvifte  fur  Goa  ,  qu’il  emporta  d’em¬ 
blée  ,  &  ou  il  fe  fortifia.  Calicut  dont  le  port  ne 
valoir  rien ,  &  où  les  vaiffeaux  Arabes  n’ofoieiit 
plus  paroître,  vit  fon  commerce  &  fes  richefles' 
pafler  dans  une  ville  qui  devint  la  métropole  de 
tous  les  établiffemens  Portugais  dans  1  Inde» 

I  es  naturels  du  pays  étoient  trop  foibles  *  trop 
lâches ,  trop  divïfés ,  pour  mettre  des  bornes 
aux  profpérités  de  cette  nation  brillante,  bile 


îiavoit  a 


it  à  prendre  des  précautions  que 


:  contre  les 
Egyptiens  £ 


philosophique  &  politique.  49 

■Egyptiens  ,  &  elle  n’en  oublia  ,  n’en  différa  au- 


cune. 


#  ^  5  cette  mere  dé  routes  les  antiquités 

liiftoriques  5  eut  comme  toutes  les  nations  des  corn- 
mencemens  couverts  d  obfcurités  &  mêlés  de  fa¬ 
bles.  Quelques  faits  échappés  à  la  confufion  des 
rems  biffent  appercevoir  cependant  de  bonne 
heure  un  peuple  navigateur.  Les  débordement 

?  *1^*  pendant  une  partie  de  f année  enfe— 

*  «  les  eaux  un  pays  fi  riche ,  familia- 

rifeient  peu  -  a  -  peu  fes  habitans  avec  un  élé¬ 
ment  qui  n  impofe  qu’à  l’imagination  de  ceux 
qui  n  y  font  pas  accoutumés.  Enhardis  par  cet 
appientilfage  indifpenfable  ,  ils  bravèrent  de  plus 
grands  dangers.  On  remarque  qu’ils  négligèrent 
d  abord  la  mediterranee  ,  ôc  qu’ils  tournèrent  prin¬ 
cipalement  leurs  vues  vers  l’océan  Indien. 

Frappe  de  leur  aéiivite ,  de  leur  intelligence, 
Sc  de  la  poficion  d  une  région  fituée  entre  deux 
mers ,  dont  l’une  eft  la  porte  de  l’orient ,  l’autre 
de  1  occident ,  Alexandre  forma  le  projet  de  pla¬ 
cer  le  fiege  de  fon  empire  en  Egypte ,  &  d’en 
taire  le  centre  du  commerce  de  l’univers.  Plus 
éclairé  que  ne  le  font  communément  les  conqué- 
rans  ,  ce  prince  ambitieux  a  voit  fenti  de  bonne 
heure  qu’il  n’y  avoir  que  le  lien  d’un  intérêt 
commun  qui  put  unir  les  différens  peuples  qu’il 
avoir  fubj ugués ,  &  ceux  qu’il  fepropofoit  d’aîiér- 
vit  encore..  Il  démêla  fans  peine  qu’il  n’y  avoïc 

Pa*  dl  ie“  ProPre  a  *es  Paife  communiquer 
enlemble ,  qu  un  pays  que  la  nature  femble  avoir 
attache  pour  ainfi  dire  à  la  jonéHon  de  l’Afrique 

,de  1  A(Je’  P°llr  ies  lier  avec  l’Europe.  Sa  mort 
prématurée  aurait  tout-à-fait  enfeveli  ces  grandes 
vues ,  fi  edes  n’avoient  été  fuivies  en  partie  par 
Prolonge  ,  celui  de  fes  lieutenans  qui  ,  dans  le 

l  01716  Xt  J} 


5°  Hiftoirc 

partage  de  la  plus  magnifique  dépouille  qu’on 
connoiffe,  s’appropria  l’Egypte. 

Sous  le  régné  de  ce  nouveau  fouverain  &  de 
fes  premiers  iucceffeurs ,  le  commerce  prit  des 
accroiflemens  immenfes.  Alexandrie  fervoit  au 
débouché  des  marchandifes  qui  venoient  de  l’In¬ 
de.  On  mit  fur  la  mer  rouge  le  port  de  Bérénice 
en  état  de  les  recevoir.  Pour  faciliter  la  commu¬ 
nication  des  deux  villes,  on  creufà,  difent  quel¬ 
ques  hiftoriens,  un  canal  qui  partoit  d’un  des 
bras  du  Nil,  &  qui  alloit  fe  décharger  dans  le 
solphe  Arabique.  Par  le  moyen  des  eaux  réunies 
avec  intelligence ,  &  d’un  grand  nombre  d’éclu- 
fes  ingénieulement  conftruites  ,  on  parvint  à  lui 
donner  cinquante  lieues  de  longueur  ,  vingt-cinq 
toifes  de  large,  &  toute  la  profondeur  dont  pou- 
voient  avoir  befoin  les  batimens  de  ce  tems-la 
Ce  fuperbe  ouvrage,  par  des  raifons  phyfiques 
qu’il  feroit  trop  long  de  développer ,  ne  produifit 
pas  les  avantages  qu’on  en  attendoit,  &  on  le  vit 
fe  ruiner  infenfiblement. 

Il  fut  remplacé  autant  qu’il  etoit  poffible.  Le 
gouvernement  fit  confiruire  dans  les  déferts  arides 
&  (ans  eau  qu’il  falloit  traverlei  pour  le  îendre 
de  la  mer  rouge  à  l’endroit  où  l’on  s’embarquoit 
pour  Alexandrie ,  des  citernes  &  des  hôtelleries 
où  les  voyageurs  Ôc  les  caravanes  fe  îepoloienc 
avec  les  chameaux. 

Ces  arrangemens  intérieurs  encouragement  de 
plus  en  plus  la  navigation  des  Indes.  Quelques 
vaiffeaux  fe  bornoient  à  traiter  dans  le  golfe  avec 
les  Arabes  &  les  Abiflins.  Il  y  en  avoir  qui  après 
êcreentrés dans  la  grande mer,  dclcendoient  vers 
le  midi  le  long  despotes  orientales  de  l’Afrique 
iufqu’à  fille  de  Madagalcar.  Un  plus  grand  nom- 
fcrc  entroit  dans  le  fein  Periique ,  remontoit 


philo fophique  &  politique.  5 1 

même  l’Euphrate  pour  négocier  avec  les  Pertes  , 
plus  encore  avec  les  Grecs  fixés  dans  ces  régions 
depuis  les  conquêtes  d’Alexandre.  Ceux  que 
l’amour  du  gain  animoit  plus  puiflamment  recon- 
noifioient  les  embouchures  de  l’Indus,  parcou- 
roient  la  cote  de  Malabar ,  &:  s’arrêtoient  à  l’ifie 
de  Ceylan  ,  connue  dans  l’antiquité  fous  le  nom 
de  Taprobrane.  On  en  voyoit ,  mais  peu  ,  qui 
avoient  le  courage  de  franchir  le  Coromandel , 
de  pénétrer  dans  le  Gange  :  d’y  faire  leurs  achats 
à  Palybotra ,  la  plus  riche  ,  la  plus  célébré  ville 
de  l’Inde. 

Cette  navigation  fe  faifoit  avec  des  bâtimens 
femblables  à  ceux  dont  on  fe  fert  fur  le  Nil,  8c 
la  chofe  ne  pouvoir  pas  être  autrement.  Avant 
que  la  boulfole  8c  l’expérience  euffent  appris  aux 
hommes  à  traverfer  la  pleine  mer  à  la  faveur 
des  vents ,  ils  étoient  réduits  à  aller  terre  à  terre  „ 
à  rater  la  côte  de  près ,  à  fuivre  tous  les  circuits 
des  rivages  :  de  gros  navires  auroient  échoué  à 
chaque  inftant  fur  les  bas-fonds  8c  fur  les  écueils. 
Cet  inconvénient  rendoit  les  voyages  fi  longs , 
qu’il  y  en  avoit  qui  duroient  cinq  ans  8c  plus. 
On  fuppléoit  à  la  petitefie  des  vaiffeaux  par  le 
nombre  ,  8c  à  la  lenteur  de  leur  marche  par  la 
multiplication  des  efeadres  dont  les  opérations 
ne  furent  jamais  troublées.  Il  n’étoit  pas  dans  le 
caraélere  politique  des  Indiens  d’infulter  les  hom¬ 
mes  qui  leur  étoient  utiles,  8c  ces  étrangers  qui 
tenoient  feuls  la  clef  des  mers  orientales  n’y  pou¬ 
vaient  pas  être  attaqués  par  des  ennemis  qui  n’a- 
voient  pas  de  porte  pour  y  entrer. 

Les  Egyptiens  portoient  aux  Indes  ce  qu’on  y 
a  toujours  porté  depuis,  de  l’argent ,  des  étoffés 
de  laine,  du  fer,  du  cuivre,  du  plomb,  quel¬ 
ques  petits  ouvrages  de  verrerie.  Ils  en  tiroien^ 

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5 i  Hijîozre 

de  fébene,  de  l’écaille,  de  l’ivoire,  des  toi¬ 
les  blanches  8c  peintes  ,  des  foieries  ,  des  perles  , 
des  pierres  précieufes  ,  de  la  cannelle  ,  mais  non 
du  girofle  &  de  la  mufcade ,  qu’on  ne  connoifloit 
pas  encore  ;  enfin  beaucoup  d’aromates  ,  8c  fur- 
tout  de  l’encens.  Rien  n  égaloit  la  fureur  qu’on 
a  voit  généralement  pour  ce  parfum.  Il  fervoit  éga¬ 
lement  au  culte  des  dieux  ,  à  la  magnificence , 
à  la  volupté.  Sa  cherté  faifoit  que  les  négocians 
ne  le  vendoient  jamais  tel  qu’ils  l’avoient  reçu  , 
foit  qu’ils  voulufient  le  perfectionner ,  foit,  com¬ 
me  il  eft  plus  vraifemblable  ,  qu’ils  voulurent’ le 
fophiftiquer.  Les  ouvriers  employés  à  ce  travail 
étoient  nuds,  pour  qu’il  ne  fut  pas  poûîble  de 
faire  le  moindre  vol ,  feulement  on  leur  laiffoit 
au  tour  des  reins  une  ceinture  dont  le  maître 
fcelloit  l’ouverture  avec  fon  cachet. 

Toutes  les  nations  qui  naviguoient  dans  la 
méditerranée  accouroient  dans  les  ports  d'E¬ 
gypte  pour  y  acheter  les  productions  de  l’Inde. 
La  deftruCtion  de  Carthage  8c  de  Corinthe  mit 
les  Egyptiens  dans  l’heureufe  néceflité  d’en  ex¬ 
porter  la  plus  grande  partie  eux- mêmes.  Leur  ma¬ 
rine  devint  confidérable ,  8c  ils  pouffèrent  leurs 
voyages  jufqua  Cadix.  A  peine  pouvoient  -  ils 
fuffi'  e  aux  confommations  de  Rome  dont  le  luxe 
avoit  fait  des  progrès  proportionnés  à  fes  con¬ 
quêtes.  Eux-mêmes  ils  fe  livroîent  à  des  prohi¬ 
bons  dont  les  détails  nous  paroiffent  romanefques. 
Cléopâtre  avec  qui  finit  leur  empire  8c  leur  hif- 
toire  étoit  auffi  magnifique  que  voluptueufe.  Ces 
dépenfes  avoient  fi  peu  abforbé  le  bénéfice  qu’ils 
faifoient  dans  le  commerce  des  Indes  ,  que  lorf- 
quhls  eurent  été  fubjugués  8c  dépouillés;  les  ter- 
les  denrées  ,  les  marchandées;  tout  doubla 


res 


de  prix  a  Rome.  Le  vainqueur  qui  prit  la  place 


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pîulofophique  &  politique.  *5 

du  vaincu  gagnoit  à  cette  communication  cent 
pour  un ,  fi  l’on  s’en  rapporte  à  Pline.  A  travers 
1  exagération  qu’il  peut  y  avoir  dans  ce  calcul 
il  eft  aifé  de  voir  quels  profits  on  a  dû  faire 
dans  un  tems  où  les  Indiens  n  etoient  guere  éclai¬ 
res  fur  leurs  intérêts. 

Tant  que  les  Romains  eurent  afTez  de  vertu 
pour  conferver  la  puilTance  que  leurs  ancêtres 
avoient  acquife  ,  I  Egypte  contribua  beaucoup  à 
foutenir  la  maiefté  de  l’empire  par  les  richelTes 
des  Indes  qu  elle  y  falloir  couler.  Outre  les  pro¬ 
ductions  qu’on  en  avoir  tiré  de  tems  immémorial 
qu  on  en  tiroir  en  plus  grande  quantité  que  jamais  ’ 
on  en  reçut  quelques  nouvelles  denrées.  La  plus 
remarquable  fut  le  poivre  long ,  blanc  &  noir. 


cheües  pouvoient  tenir  lieu  de  valeur.  Malheu- 
reulement  ou  n’oppofa  que  des  rufes  à  un  ennemi 
qui  joignoit  I  enthoufiafme  d  une  nouvelle  reli¬ 
gion  a  toute  ja  force  de  fes  mœurs  encore  bar- 
baies.  Une  fi  foible  barrière  ne  pouvoir  pas  arrêter 

un  torrent  qui  devoir  s’accroître  de  fes  rava^s 
II  engloutit  an  fpnripmA  _  .  ô 


<  4  Hiftoire 

avoient  jette  la  plus  grande  partie  du  commerce 
des  Indes  à  Conftantinople  par  deux  canaux  déjà 

fort  connus,  ,, 

L’un  étoit  le  Pont-Euxin  alors  aéhf  &  peuple. 
On  remontoit  le  Phafe  d’abord  fur  de  grands 
bâtimens ,  &  enfuite  fur  de  plus  petits  julqu  à 
Serapana.  Delà  partoient  des  voitures  qui  ton- 
duifoient  en  quatre  ou  cinq  jours  les  maichands 
&  les  marchandées  au  fleuve  Cyrus ,  qui  fe  jette 
dans  la  mer  Cafpienne.  A  travers  cette  mer ^ora- 
seufe  on  sagnoit  l’embouchure  de  1  Oxus ,  qu  on 
femontoit  jufqu’auprès  des  durees  de  1  Indus  , 

d’où  l’on  repartoit  charge  des  richelTes  de  1  Afie. 
Telle  étoit  une  des  route  de  commerce  &  de 
communication  entre  ce  grand  continent  toujours 
riche  de  fa  nature  ,  &  celui  de  1  Europe  alors  pau¬ 
vre  &  ravagée  par  fes  propres  habitans. 

L’autre  voie  étoit  moins  compliquée.  Des  batt- 

mens  Indiens  partis  de  différentes  cotes  gagnoient 

à  travers  le  solphe  Perüque  1  Euphrate ,  ou  ils  dé¬ 
potaient  leur  cargaifon  :  U  ne  fallo  tqutan  jour 
pour  la  porter  à  Palmire.  Cette  ville  dont  les 
ruines  refirent  encore  l’opulence,  faéoit  pa  e 
ces  marchandifes  parlesdeferts  aux  cotes  de  Sy¬ 
rie  ,  &  s’étoit  élevée  par  ce  grand  commerce  à  u 
nrofnérité ,  que  fes  fondemens  jettes  au  milieu  des 
Fabt  nOui  promettoient  pas.  Lorfqu'elle  ...  » 
détruite  par  un  concours  de  caufes  qui  der"an^ 
feules  toute  l’attention  d  un  écrivain  &  des  lec¬ 
teurs  ,  les  caravanes,  après  quelques  variations  , 

?é  fixèrent  à  la  route  d’Alep  qui  par  le  port 
d’Alexandretre  ,  pouffa  la  cours  &  la  penre  des- 
richeffes  jufqu’à  Conftantinople  devenue  le  mar- 
ché  vénérai  des  productions  de  1  Inde. 

L’empire  auroit  pu  par  cet  avantage  feul  fe  o  - 
tenir  malgré  fes  malheurs,  recouvrer peut-eue 


philofophique  &  politique.  ^ 

fon  ancienne  gloire.  Il  n’auroit  fallu  qu’y  joindre 
desmœurs ,  une  adminiftration  fage  ,  de  l’écono¬ 
mie  ,  une  grande  circonfpeftion  ;  mais  tout  ce 
qui  conferve  la  profpérité  lui  manquoit.  Cor¬ 
rompus  par  les  richeffes  prodigieufes  qu’un  com¬ 
merce  exclufif  leur  procuroit ,  les  Grecs  s’aban¬ 
donnèrent  à  une  vie  oifive ,  au  goût  des  arts ,  à  de 
vaines  difcufions ,  à  tous  les  plailîrs.  Bientôt  ils 
trouvèrent  au  deffous  d’eux  de  porter  aux  autres 
nations  les  marchandifes  qu’on  leur  demandoit. 
Ils  les  livrèrent  à  des  Italiens  ,  qui  s’emparèrent 
peu-à-peu  de  cette  utile  navigation.  Le  gouverne¬ 
ment  auffi  corrompu  que  les  citoyens  laifla  tom¬ 
ber  fa  marine ,  ôc  ne  compta  plus  pour  fa  défenfe 
que  fur  les  traités  qu’elle  faifoit  avec  desAétran- 
gers  ,  dont  les  vaiffeaux  rempliffoient  fes  ports. 
Ce  trop  foible  appui  ne  retarda  pas  la  perte  de 
Confl: antinople ,  &  s’il  faut  tout  dire,  la  précipita. 
Les  Génois  furent  engloutis  dans  le  précipice  que 
leur  avidité  ,  leur  perfidie  avoient  creufé.  Ma¬ 
homet  les  chaffa  de  Gaffa,  où  dans  les  derniers 
tems  ils  avoient  attirés  la  plus  grande  partie  du 
commerce  de  l’Afie. 

Les  Vénitiens  n’a  voient  pas  attendu  cette  cataf. 
trophe  pour  chercher  les  moyens  de  lui  rouvrir 
la  route  de  l’Egypte.  Ils  avoient  trouvé  plus  de 
facilité  qu’ils  n’en  efpéroient  d’un  gouvernement 
formé  depuis  les  dernieres  croifades ,  comme  ce¬ 
lui  d’Alger.  Les  Mammelus,  qui  à  cette  époque, 
s’étoient  emparés  d’un  trône  dont  ils  étoient  l’ap¬ 
pui,8  étoient  des  efclaves  tirés  la  plupart  de  la 
Circaflie  dès  leur  enfance,  &  formés  de  bonne 
heure  aux  combats.  Un  chef  ôc  un  confeil  compole 
de  vingt-quatre  des  principaux  d’entr’eux  exer- 
çoientl’autorité.  Leur  corps  que  lamoleffe  du  cli¬ 
mat  auroit  amoli  néceffairement  ?  étoit  renouvelle 

D4 


5  6  Hiftoirc 

tous  les  ans  par  une  foule  de  braves  avantuners 
que  l’efpérance  de  faire  fortune  attirait  de  toutes 
parts.  Ces  hommes  avides  confentirent  pour  Far¬ 
ge  lit  qu  on  leur  donna ,  pour  les  promefles  qu’on 
leur  fit  ,  que  leur  pays  devint  l’entrepôt  des  mat- 
chandifes  des  Indes.  Ils  fouffrirent  par  corruption 
ce  que  l’intérêt  politique  de  leur  état  auroit  tou¬ 
jours  exige.  Les  Pifans,  les  Florentins,  les  Cata¬ 
lans  ,  les  Génois  tirèrent  quelque  utilité  de  cette 
révolution  ;  mais  elle  tourna  fingulierement  à  l’a¬ 
vantage  des  Vénitiens  qui  l’avoient  conduite.  Telle 
croit  la  fituation  des  chofes  3  lorfque  les  Portu¬ 
gais  arrivèrent  aux  Indes. 

Ce  grand  événement  *  te  les  fuites  rapides 
qu’il  eut,  cauferent  de  vives  inquiétudes  à  Ve- 
nife.  La  fagelfe  de  cette  république  venoit  d’être 
déconcertée  par  une  ligue  à  laquelle  elle  ne  put 
réfifter  ,  te  qu’afiurément  elle  n’avoit  pas  dû  pré¬ 
voir.  Plufieurs  princes  divifés  d’intérêt ,  rivaux  de 
puifiance ,  te  qui  avoient  des  prétentions  oppo- 
fées  ,  venoient  de  s’unir  contre  toutes  les  réglés 
de  la  politique  te  du  bon  fens,  pour  détruite 
un  état  qui  ne  faifoit  ombrage  à  aucun  d’eux  ; 
te  ce  fut  Louis  XII ,  celui  de  tous  ces  princes  qui 
avoit  le  plus  d’intérêt  à  la  confervation  de  Venife  , 
qui ,  par  laviétoired’Aignadel  *  la  mit  fur  les  bords 
de  fa  ruine.  La  divifion  qui  devoir  néceffai rement 
fe  mettre  entre  de  femblables  alliés,  te  la  pru¬ 
dence  de  la  république  >  l’avoient  fauvée  de  ce 
danger  *  le  plus  éminent  en  apparence  ,  mais  en 
effet  moins  grand ,  moins  réel  que  celui  où  la 
jettoit  la  découverte  du  pa(Tage  aux  Indes  ,  par 
le  cap  de  Bonne-efpérance. 

Elle  en  fentit  tous  les  inconvénient.  Elle  vit 
que  le  commerce  des  Portugais  alloit  ruiner  le 
lien  3  te  par  conféquent  fa  puifiance.  Elle  fit  jouer 


philofophiqüe  &  politique .  'pf 

tous  les  reflorts  que  put  lui  fournir  l’habileté  de 
fes  adminiftrateurs.  Quelques-uns  de  ces  émif- 
faires  intelligens  qu’elle  favoit  par  -  tout  acheter 
8c  employer  à  propos  ,  firent  fentir  aux  Arabes 
fixés  dans  leur  pays  ,  8c  à  ceux  qui  étoient  répan¬ 
dus  dans  l’Inde  ou  fur  les  cotes  orientales  de  l’A¬ 
frique  ,  que  leur  caufe  étoit  la  meme  que  celle  de 
Venife,  8c  qu’ils  dévoient  s’unir  entr’eux,  8c  avec 
elle  ,  contre  une  nation  qui  venoit  s’empirer  de 
la  fource  commune  de  leurs  richefles. 

Les  cris  de  cette  ligue  arrivèrent  au  foudan 
d’Egypte  ,  déjà  réveillé  par  les  malheurs  qu’il 
éprouvoit ,  par  ceux  qu’il  prévoyoit.  Ses  douanes 
qui  formoient  la  principale  branche  de  fes  reve¬ 
nus  par  le  droit  de  cinq  pour  cent  que  les  mar- 
chandifes  des  Indes  payoient  à  leur  entrée  ,  8c 
par  celui  de  dix  qu’elles  payoient  à  leur  fortie  * 
eommençoient  à  ne  plus  rien  rendre.  Les  ban¬ 
queroutes  que  l’interruption  des  affaires  rendoit 
fréquentes  8c  néceffaires  ,  aigrifloient  les  efprits 
contre  le  gouvernement ,  toujours  refponfable  aux 
peuples  des  malheurs  qui  leur  arrivent.  La  milice 
qu’on  payoit  mal ,  qui  craignoit  d’être  plus  mal 
payée  encore,  fe  permettoit  des  mutineries  plus 
redoutables  dans  le  déclin  de  la  puiffance  que 
dans  des  tems  de  profpérité.  L’Egypte  étoit  égale¬ 
ment  malheureufe  ,  8c  par  le  commerce  que  fai- 
foient  les  Portugais ,  8c  par  celui  que  leurs  violen¬ 
ces  l’empêchoient  de  faire. 

On  l’auroit  pu  rétablir  dans  fon  premier  état 
avec  une  flotte  j  mais  la  mer  rouge  n’offfoit  rien 
de  ce  qu’il  falloit  pour  la  conftruire.  Les  Véni¬ 
tiens  levèrent  cet  obftacle.  Ils  envoyèrent  a  Alexan¬ 
drie  des  bois  ,  8c  d’autres  matériaux.  On  les  con- 
duifit  par  le  Nil  au  Caire,  d’où  ils  furent  portés  fur 
des  chameaux  à  Suez.  C’eft  de  ce  port  célébré 


î*  ,  Hiftoire 

qu’on  fit  partir  pour  l’Inde  en  i  quatre  grands 

vaifleaux,  un  gallion  ,  deux  galeres  &  trois  ga- 

liottes. 

Les  Portugais  avoient  prévu  cet  orage.  Pour  le 
prévenir,  ils  avoient  fongé  dès  l’année  précédente 
à  fe  rendre  maîtres  de  la  navigation  de  la  mer 
rouge,  bien  allurés  qu'avec  cet  avantage  ils  n’au- 
roient  plus  à  craindre  ni  la  concurrence  ,  ni  les 
forces  de  l’Egypte  &  de  l’Arabie.  Dans  cette  vue 
ils  avoient  formé  le  delfein  de  s’emparer  de  l’ifie 
de  Socotora ,  fort  connue  dans  l’antiquité  fous 
le  nom  de  Diofcoride  ,  pour  l’abondance  &  la 
perfection  de  fon  aloès.  Elle  eft  fituée  dans  le  golfe 
dte  la  mer  rouge,  à  cent  quatre-vingt  lieues  du 
détroit  de  Babelmandel  formé  du  côté  de  l’Afri¬ 
que  par  le  cap  de  Guardafu ,  ôc  du  côté  de  l’Ara¬ 
bie  par  celui  de  Fartaque. 

Tritan  d’Acugna,  parti  du  Portugal  avec  un 
armement  confidérable  attaqua  cette  ifle.  Il  fut 
combattu  à  la  defcente  par  Ibrahim ,  fils  du  Roi 
des  Fartaques,  fouverain  d’une  partie  de  l’Arabie 
&  de  Socotora.  Ce  jeune  prince  fut  tué  dans 
FaCtion.  Les  Portugais  afiîégerent,  &  bien-tôt 
emportèrent  d’alfaut  la  feule  place  qui  étoit  dans 
TiHe.  Elle  fut  défendue  jufqu’à  la  derniere  extré¬ 
mité  par  une  garnifon  plus  nombreufe  que  la 
petite  armée  Portuguaife.  Les  loldats  de  cette 
garnifon  ne  voulurent  point  fur.vivre  au  fils  de  leur 
fouverain  ,  refuferent  de  capituler ,  &  fe  firent 
tuer  jufqu’au  dernier.  L’intrépidité  des  troupes  de 
d’Acugna  étoit  encore  au  defliis  de  ce  courage. 

Le  fuccès  de  cette  entreprife  ne  produilit  pas 
les  avantages  qu’on  en  efpéroit.  Il  fe  trouva  que 
Fille  étoit  flérile,  qu’elle  n’avoit  point  de  port , 
êc  que  les  navigateurs  qui  fortoientde  la  mer  rouge 
m  la  connoiCfoient  jamais,  quoiqu’elle  dut  être 


philofophique  &  politique .  j  9 

néceflairement  reconnue  parceuxquivouloienty 
entrer.  Aufli  la  flotte  Egyptienne  penetra-t-elle 
fans  danger  dans  l’océan  Indien.  Elle  fe  joignit  a 
celle  de  Cambaye.  Ces  deux  forces  reunies  com¬ 
battirent  avec  avantage  les  Portugais  affaiblis  par 
le  trop  grand  nombre  de  vaifleaux  charges  r  e 
marchanaifes  qu’ils  avoient  exped.es  pour  1  Eu¬ 
rope.  Le  triomphe  fut  court.  Les  vaincus  reçu¬ 
rent  des  renforts  &  reprirent  la  fuperionte  pour 
ne  la  plus  perdre.  Lesarmemens  qui  continuèrent 
à  partir  d’Egvpte  furent  toujours  battus  &  diffipes 
par  les  petites  efcadres  Portugaifes  qui  croifoient 

à  l’entrée  du  golfe.  „  , 

Cependant  comme  cette  petite  guerre  donnoit 

toujours  de  l’inquiétude  ,  occafionno.t  quelques 
dépenfes,  d’Albuquerque  crut  devoir  y  mettre  hn 
par  la  déflation  de  Suez.  Mille  obftacles  traver- 

foient  ce  projet. 

La  mer  rouge  qui  doit  fon  nom  aux  coraux  , 
aux  madrépores,  aux  plantes  marines  qui  tapiflent 
prefque  par-tout  fon  fond  ,  &  qui  hn  donnent 
en  apparence  cette  couleur  ,  a  d  un  cote  1  Arabie , 
de  l’autre  la  haute  Ethiopie  &  1  Egypte.  On  lui 
donne  fix  cent  quatre-vingt  lieues  depuis  1  îile 
de  Socotora  jufqu’à  l’ifthme  fameux  qui  joint 
l’Afrique  à  l’Afie.  Comme  elle  eft  fort  longue, 
trèc-étroite  &  qu'elle  ne  reçoit  aucun  fleuve  dont 
k  force  puiffe  sfoppofer  à  celle  du  flux  ,  elle  par», 
cipe  d’une  maniéré  plus  fenfible  aux  mouvemens 
de  l’océan,  que  les  autres  mers  méditerranees 
fituées  à  peu  près  fous  la  même  latitude.  Elle  elt 
peu  fujette  aux  orages ,  &  ne  connoit  prefque 
point  d’autres  vents  que  ceux  du  nord  &  du  iud, 
qui  font  périodiques  comme  la  mouçon  dans 
l’Inde ,  &  qui  fixent  invariablement  le  tems  de 
l’entrée  &  de  lafortie.  On  peut  la  partager  en  trois 


ijtoirc 

bandes.  Celle  du  milieu  eft  nette ,  navigable  jour 

f  "rC  H  Une  Profondeur  de  vingt-cinq  à  foixanre 
Draltes  d  eau.  Les  deux  qui  bordent  les  côtes 

quoique  pleines  d’écueils ,  font  préférées  par  les 
gens  du  pays  qui ,  obligés  de  fe  tenir  au  voifinacre 
es  terres  a  caufe  de  la  petitefle  de  leurs  bâtimens  * 
*e  gagnent  le  grand  canal  que  lorfqu’ils  craignent 
quelque  coup  de  vent.  L  attention  qu  ont  leurs 
pilotes  de  mouiller  ordinairement  avant  le  cou- 
cher  du  foleil  ,  rend  les  accidens  fort  rares.  La 
dimculté ,  pour  ne  pas  dire  l’impoffibilité  d’abor¬ 
der  les  ports  répandus  fur  la  côte ,  fait  que  cette 
navigation  eft  tres-perilleufe  pour  les  grands  vaif- 
feaux ,  qui  ne  trouvent  d’ailleurs  fur  leur  ronce 
qu’un  nombre  confidérable  d’iiles  déferres  ,  arides 
&  fans  eau. 


.  ^  Albuquerque  malgré  fes  talens  ,  fon  expé¬ 
rience^  8c  fa  fermete  ne  réuflit  pas  à  furmonter 
^:nt  d  obftacles.  Apres  s’être  enfoncé  bien  avant 
dans  la  mer  rouge ,  il  fut  obligé  de  revenir  fur 
fes  pas  avec  fa  flotte  ,  qui  avoir  fouffert  de  con¬ 
tinuelles  incommodités  8c  couru  de  forts  grands 
dangers.  Une  politique  inquiété  8c  cruelle  lui  fit 
imaginer  depuis  des  moyens  pour  arriver  à  fes 
fins ,  qui  lui  paroifloient  plus  sûrs.  Il  vouloit  que 
l’empereur  d’Ethyopie  qui  briguoit  la  proteétion 
du  Portugal ,  détournât  le  cours  du  Nil  en  lui  ou¬ 
vrant  un  paffage  pour  fe  jetter  dans  la  mer  rouge. 
E  Egypte  feroit  alors  devenue  en  grande  partie 
inhabitable  >  peu  propre  du  moins  au  commerce. 
Lui  -  même  il  fe  propofoit  de  jetter  dans  l’Arabie 
par  le  golfe  Perfique  trois  ou  quatre  cens  che¬ 
vaux  qu’il  croyoit  fuffifans  pour  aller  piller  Me- 
dine  8c  la  Mecque.  Il  penfoit  qu’une  expédition 
de  cet  éclat  rempliroxt  de  terreur  les  MahoRic— 
pns  *  &  arrêteroit  ce  prodigieux  concours  de  pèle- 


philofophique  &  politique.  Ci 
W-ns,  le  plus  folide  appui  du  commerce  dont  il 
cherchoit  â  extirper  les  racines. 

Des  entreprifes  plus  sûres ,  &  qui  paroilToient 
pour  le  moment  plus  importantes ,  le  portèrent  à 
différer  la  ruine  d’une  puiilance  dont  il  fuffifoic 
d  arrêter  alors  la  rivalité.  La  conquête  de  l’Egypte 
par  les  Turcs  quelques  années  après,  rendit  nécef- 
faires  de  plus  grandes  précautions.  Les  hommes 
privilégiés  à  qui  il  fut  donné  de  faifir  la  chaîne 
des  événemens  qui  avoient  précédé  &  fuivi  le 
pafTage  du  cap  de  Bonne  -  efpérance,  de  porter 
des  conjedures  profondes  fur  ceux  que  la  décou¬ 
verte  de  ce  chemin  prévenoit,  ne  purent  s’em¬ 
pêcher  de  le  regarder  comme  la  plus  grande  épo¬ 
que  de  l’hiftoire  du  monde.  r 

L’Europe  commençoit  à  peine  à  refpirer  &  3 
fecouer  le  joug  de  la  fervitude  qui  avoir  avili  Tes 
habitans  depuis  les  conquêtes  des  Romains  & 
l  etabiiilement  des  loix  féodales.  Les  tyrans  fans 
nombre  qui  opprimoient  des  multitudes  d’efcla- 
ves  avoient  été  ruinés  par  le  délire  des  croifades 
Pour  foutemr  ces  extravagantes  expéditions,  ils 
avoient  été  obligés  de  vendre  leurs  terres  &  leurs 
châteaux ,  &  d’accorder  à  prix  d’argent  à  leurs 
vaflaux  quelques  privilèges  qui  les  rapprochoient 
enfin  de  la  condition  des  hommes.  Alors  le  droit 
de  propriété  commença  à  s’introduire  parmi  les 
particuliers,  &leur  donna  cette  forte  d’indépen¬ 
dance  fans  laquelle  la  propriété  n’eft  elle-même 
qu  une  îllufion.  Ainfi  les  premières  étincelles  de 
liberté  qui  aient  éclairé  l’Europe  ,  furent  l’ouvrage 
inattendu  des  croifades,  &  la  folie  des  conquê¬ 
tes  contribua  pour  la  première  fois  au  bonheur 
des  hommes. 

Sans  la  decouverte  de  Vafco  de  Gama,  le  flam¬ 
beau  de  la  liberté  s’éteignoit  de  nouveau ,  3c 


'êt  Hiftoire 

peut-être  pour  toujours.  Les  Turcs  alloientrem* 
placer  ces  nations  téroces ,  qui  des  extrémités  de 
fa  terre  étoient  venus  remplacer  les  R  ornais  pour 
en  opprimer  la  furface ,  &  à  nos  barbares  inFutu- 
tiens  aurait  fuccédé  un  joug  plus  pefant  encore. 
Cet  événement  étoit  inévitable  ,  fi  les  farouches 

i  .in  J _ ^  *-  £  tf*  r/^r\rtnlj  PC  naf 


tentèrent  dans  1  lnac.  Les  ricneneb  uc  . 
alfuroient  celle  de  l’Europe.  Maîtres  de  tout  le 
commerce  du  monde  ,  ils  auraient  eu  neceflaire- 
ment  la  plus  redoutable  marine  qu  on  eut  jamais 
vue  Quels  obftacles  auraient  pu  arrêter  alors  lur 
notre  continent  ce  peuple  conquérant  par  la  na- 

nature  de  fa  religion  &  de  fa  politique. 

L’ Angleterre  fe  déchirait  pour  les  interets  de 
fa  libertés  France  pour  les  intérêts  de  les  martres» 
l’Allemagne  pour  ceux  de  la  religion ,  1  Italie  pou 
les  prétentions  réciproques  d’un  tyran  &  d  un 
impofteur.  Couverte  de  fanatiques  6c  de  corn- 
battans ,  l’Europe  entière  reffembloit  a  un  malade 
qui  tombé  dans  le  délire  ,  s’ouvre  les  veines,  & 
Serd  dans  fa  fureur  fon  fangavec  les  forces.  Dans 
cet  état  d’épuifement  &  d  anarchie  ,  elle  n  aurait 
oppofés  aux  Turcs  qu’une  foible  refiftance.  Plus 
Ælme  qui  fuccede  aux  guerres  civiles  rend  les 
peuples  redoutables  à  leurs  voifins ,  plus  les  trou- 
blesse  la  dilTenfion  qui  les  déchire  les  expofent 
'  ’Lafion  &  à l’opprefiion.La  conduite  depravee 
Sud  gé  "«oit  encore  favori*  1«  progrès  d’un 

îes  AaînesVl'efdavage.  En  effet, «JH  >« 
fvftêmes  politiques  &  religieux  qui  affligent  L  el 
fy ^  humaine  il  n’en  eft  point  qui  laiffe  moins 
de  carrière  à  la  liberté  que  celui  des  Mufulmans. 
Dans  prefque  toute  l’Europe  une  religion  etran- 


philofophique  &  politique.  £3 

gere  au  gouvernement ,  &  qui  s’eft  introduite  à 
fon  infçu,  une  morale  répandue  fans  ordre,  fans 
précifion  dans  des  livres  obscurs  &  fufceptibles 
d’une  infinité  d’interprétation  différentes  :  une 
autorité  en  proie  aux  prêtres  &  aux  fouverains  , 
qui  fe  difputent  tour-à-tour  le  droit  de  comman¬ 
der  aux  hommes,  des  loix  politiques  &  civiles  fans 
ceffe  en  contradi&ion  avec  la  religion  dominaBte 
qui  condamne  l’inégalité  &  l’ambition,  une  admi- 
niftration  inquiété  &  entreprenante  ,  qui  ,  pour 
dominer  avec  plus  d’empire,  oppofe  continuelle¬ 
ment  une  partie  de  l’étarà  l’autre  partie;  tout  cela 
doit  entretenir  dans  les  efprits  une  fermentation 
violente  ;  &  il  n’eft  pas  furprenant  que  parmi  tant 
de  mouvemens  &  de  tumulte  il  s’eleve  un  cri  de 
la  nature  qui  s’écrie  :  V homme  ejt  né  libre . 

Mais,  fous  le  joug  d’une  religion  qui  confacre 
îa  tyrannie  ,  en  fondant  le  trône  fur  l’autel ,  qui 
femble  impofer  filenceà  l’ambition  en  permettant 
la  volupté,  qui  favorile  la  parelïe  naturelle  en 
interdifantles  opérations  de  l’efprit ,  il  n’y  a  point 
d’efpérance  pour  les  grandes  révolutions.  Auflî 
les  Turcs  qui  égorgent  fi  fouvent  leur  maître 
n  ont-ils  jamais  penfe  a  changer  leur  gouverne¬ 
ment.  Cette  idee  cft  au  defîus  de  leu. s  âmes  éner¬ 
vées  &  corrompues.  C’en  étoit  donc  fait  de  la 
liberté  du  monde  entier,  elle  étoit  perdue,  fi  le 
peuple  le  plus  fuperftitieux  &  peut-être  le  plus 
efclave  de  la  chrétienté,  n’eut  arrêté  les  progrès 
du  fanatifme  des  Mufulmans,  &  brifé  le  cours 
impétueux  de  leurs  conquêtes,  en  leur  coupant 
le  nerf  des  richeffes.  Albuquerque  fit  plus.  Après 
avoir  pris  des  mefures  efficaces  pour  qu’aucun 
vaiffieau  ne  put  paffer  de  la  mer  d’Arabiedans  les 
mers  des  Indes ,  il  chercha  à  fe  donner  l’empire 
du  golfe  Perfique. 


#4  Uiftoîre 

Au  débouché  du  détroit  de  Mollandour ,  qui 
conduit  dans  ce  bras  de  mer  ,  eft  fituée  Tifle  de 
Gerun.  C’eft  fur  ce  rocher  ftérile  qu’un  conquérant 
Arabe  bâtit  dans  le  onzième  fiecle  la  ville  d’Or- 
muz  ,  devenue  avec  le  tems  la  capitale  d’un  royau¬ 
me  qui ,  d’un  côté  s’étendoit  afïez  avant  dans 
l’Arabie  ,  &  de  l’autre  dans  la  Perfe.  Ormuz  avoir 
deux  bons  ports  :  il  étoit  grand  ,  peuplé  ,  fortifié. 

Il  ne  devoit  fes  richeffes  6c  fa  puiiïance  qu’â  fa 
fituation  :  il  fervoit  d’entrepôt  au  commerce  de 
la  Perfe  avec  les  Indes  \  avant  les  découvertes  % 
des  Portugais ,  le  commerce  de  Perfe  étoit  plus 
grand  qu’il  ne  l’a  été  depuis,  parce  que  les  Per- 
fans  faifoient  pafièr  les  marchandifes  de  l’Inde  en 
Europe  par  les  ports  de  Sirie  ou  par  Caffa.  Dans  les 
faifons  qui  permettoient  l’arrivée  des  marchands 
étrangers ,  Ormuz  étoit  la  ville  la  plus  brillante 
la  plus  agréable  de  l’orient.  On  y  voyoit  des 
hommes  de  prefque  toutes  les  parties  de  la  terre 
faire  un  échange  de  leurs  denrées ,  Sc  traiter  leurs 
affaires  avec  une  politeffe  &  des  égards  peu  con¬ 
nus  dans  les  autres  places  de  commerce. 

Ce  ton  étoit  donné  par  les  marchands  du  port , 
oui  communiquoient  aux  étrangers  une  partie  de 
leur  affabilité.  Leurs  maniérés ,  le  bon  ordre  qu’ils 
entretenoient  dans  leur  ville  ,  les  commodités  ,  , 
les  piaifirs  de  toute  efpece  qu’ils  y  raffembloient  : 
tout  concouroit  avec  les  intérêts  du  commerce  à  y 
attirer  les  négocians.  Le  pavé  des  rues  étoit  couvert 
de  nattes  très-propres  ,  &  en  quelques  endroits 
de  tapis.  Des  toiles  qui  s’avançoient  du  haut  des 
maifons  rendoient  les  ardeurs  du  foleil  fupporta- 
blés  :  on  voyoit  des  cabinets  des  Indes  ornés  de 
vafes  dorés  ou  de  porcelaine  ,  dans  lefquels  étoient 
des  arbriffeaux  &  des  herbes  de  Lenteur.  On  trou- 
voie  dans  les  places  des  chameaux  chargés  d’eau. 


philofophique  &  politique.  65 

On  ptodigaoïc  les  vins  de  Perle,  ainli  que  les 
parfums  8c  les  alimens  les  plus  exquits.  On  enten¬ 
dait  la  meilleure  mufîque  de  Lorient.  Ormuz  étoit  ' 
remplie  de  belles  filles  de  différentes  contrées  de 
l’Aiîe  ,  inftruites  dès  l’enfance  dans  tous  les  arts 
qui  varient  8c  augmentent  la  volupté.  On  y  gou- 
toit  enfin  toutes  les  deiices  que  peuvent  actirer  8c 
réunir  l’abord  desrichellès ,  un  commerce  immen- 
fe,  un  luxe  ingénieux ,  un  peuple  poli  8c  des  fem¬ 
mes  galantes. 

A  ion  arrivée  dans  les  Indes ,  d’Albuquerque 
commença  par  ravager  les  côtes  ,  par  pilier  les 
villes  dépendantes  d  Ormuz.  Ces  dévalisions  qui 
font  plus  d’un  brigand  que  d’un  conquérant ,  n’é- 
toienc  pas  en  général  de  Ion  goût  ;  mais  il  ie 
les  permettait  dans  l’efpérance  d’engager  à  fe  pré- 
fenter  d’elle- même  au  joug  une  puillance  qu’il 
n’étoit  pas  en  état  de  réduire  par  la  force.  Lorf- 
qu’il  crut  avoir  infpiré  une  terreur  convenable 
à  fes  delfeins  ,*  il  le  préfenta  devant  la  capitale  , 
dont  il  fomma  le  roi  de  le  rendre  tributaire  du 
Portugal  j  comme  il  l’étoit  de  la  Perfe.  Cette 
propolition  fut  reçue  ainfi  quelle  devoit  l’etre» 
Une  flotte  compofée  de  vaiflèaux  Ormuziens ,  Ara¬ 
bes  8c  Per  fans,  vint  combattre  l’Efcadre  d’Albu¬ 
querque  ,  qui  détruifit  toutes  fes  forces  avec  cinq 
navires.  L’Indien  découragé  confentit  que  le  vain¬ 
queur  conftrmfit  une  citadelle  qui  dévoie  égale¬ 
ment  dominer  la  ville  8c  fes  deux  ports. 

D  Albuquerquc  qui  connoilToit  le  prix  du  tems 
ne  perdit  pas  un  moment  pour  hâter  cette  conf- 
truétion.  Il  travailloit  comme  le  dernier  des 
liens.  Cette  aéiivité  n’empêcha  pas  qu’on  ne  remar¬ 
quât  le  peu  de  monde  qu’il  avoit.  Atar  qui ,  par 
des  révolutions  communes  en  orient,  était  parvenu 

de  1  efclavage  au  miniftere,  rougit  d’avoir  facrific 
Tome  h  e 


66  Hiftoire 

1  état  à  une  poignée  d’étrangers.  Plus  habile  à 
manier  les  rellbrts  de  la  politique  que  ceux  de  la 
guerre ,  il  réfolut  de  réparer  par  des  artifices  le 
mal  qu’il  avoit  fait  par  fa  lâcheté.  Il  fut  gagner  r 
corrompre  ,  défunir  &  brouiller  fi  bien  les  Portu¬ 
gais  entr’eux  &  avec  leur  chef ,  qu’ils  furent  cent 
fois  fur  le  point  d’en  venir  aux  mains.  Cette  ani- 
mofité  qui  fit  un  grand  éclat ,  &  qui  augmen- 
toit  toujours  ,  les  détermina  à  fe  rembarquer  au 
moment  qu’on  les  avertit  qu’il  y  avoit  un  com¬ 
plot  pour  les  égorger.  D’Albuquerque  qui  s’affer- 
miffoit  dans  fes  idées  par  les  contre-tems  &  par 
les  murmures  ,  prit  le  parti  d’affamer  la  place  & 
de  fermer  le  paüage  à  tous  les  fecours.  Sa  proie 
ne  lui  pouvoir  échapper  ,  lorfque  trois  de  fes  capi¬ 
taines  l’abandonnèrent  honteufement  avec  leurs 
vaiffeaux.  Pour  juftifier  leur  défertion  ,  ils  ajoutè¬ 
rent  à  la  noirceur  de  leur  infidélité  ,  celle  de 
charger  leur  général  des  plus  atroces  calomnies. 

Cette  trahifon  força  d’Albuquerque  à  renvoyer 
l’exécution  de  fon  projet  au  tems  qu’il  favoit  n’être 
pas  éloigné ,  où  il  auroit  à  fa  difpofition  toutes 
les  forces  de  fa  nation.  Dès  qu’il  fut  devenu  vice- 
roi  ,  il  reparut  devant  Ormuz  avec  un  appareil 
auquel  une  cour  corrompue ,  un  peuple  amolli 
ne  fe  crurent  pas  en  état  de  réfifler.  On  fe  fournit. 
Le  fouverain  de  la  Perfe  envoya  demander  un  tri¬ 
but  au  vainqueur.  D’Albuquerque  fit  apporter  de¬ 
vant  les  ambalïadeurs  des  boulets  ,  des  grenades 
&  des  fabres.  Voilà  ,  leur  dit-il ,  la  tnonnoie  des 
tributs  que  paye  le  roi  de  Portugal. 

Après  cette  expédition ,  la  puiiïance  Portugaife 
fe  trouva  affez  folidement  établie  dans  les  golfes 
d’Arabie  &  de  perfe  ,  fur  la  côte  de  Malabar  , 
pour  qu’on  put  fonger  à  l’étendre  dans  l’orieat  de 

j’Afie. 


philosophique  &  politiuel  éj 

ï!  Ce  préléntoit  d’abord  à  Albuquerque  l’ifle  de 
Ceylan  ,  qui  a  quatre-vingt  lieues  de  long  fUL- 
rrente  dans  la  plus  grande  largeur.  Elle  croit  fort 
peuplée.  Deux  nations  différentes  en  mœurs  ,  en 
gouvernement,  en  religion  l’habiroient.  Les  Be- 
das  établis  à  la  partie  Septentrionale  de  fille  8c 
dans  le  pays  le  moins  abondant ,  font  partagés 
en  tribus  qui  fe  regardent  comme  une  feule  fa¬ 
mille  ,  qui  n  obeillent  qu  a  un  clief  dont  fait— 
tonte  n  eft  pas  abfolue.  Ils  font  prefque  nuds  :  ce 
font  les  memes  mœurs  3c  le  meme  gouvernement 
qu’on  trouve  dans  les  montagnes  d’Ecol Te.  Ces  tri¬ 
bus  unies  pour  la  défenfe  commune  ont  toujours 
vaillamment  combattu  pour  leur  liberté,  &  n’ont 
jamais  attenté  à  celle  de  leurs  voilïns.  On  fait  peu 
cte  choie  de  leur  religion ,  8c  il  eft  douteux  qu’elles 
ayent  un  culte.  Elles  ont  peu  de  communication 
a\e^  les  étiangers.  On  garde  à  vue  ceux  qui  tra¬ 
versent  les  cantons  quelles  habitent.  Ils  y  font 
bien  traités  Sc  promptement  renvoyés.  La  ialoufie 
des  Bedas  pour  leurs  femmes  eft  caufe  en  partie 
de  ce  foin  d’éloigner  les  étrangers  ,  &  ne  contri- 
oue  pas  peu  à  les  Séparer  de  tous  les  peuples.  Ils 
Semblent  être  les  habitans  primitifs  de  fille. 

fine  nation  plus  nombreufe  &  plus  pui liante  , 
qu’on  appelle  les  Chingulais  ,  eft  maîtrelfe  de  la 
partie  méridionale.  En  la  comparant  à  l’autre 
nous  l’appellerions  une  nation  polie.  Ils  ont  des 

.  j.1^.  ^  ,^es  defpotes.  Ils  ont  comme  les  Indiens 
ia  diftinchon  des  Caftes  ,  mais  une  religion  diffé- 
rente.  Ils  reconnoilïent  un  être  Suprême  f  &  enfuite 
des  divinités  du  Second  ,  du  troifieme  ordre.  Tou¬ 
tes  ces  divinités  ont  leurs  prêtres.  Ils  honorent  par¬ 
ticulièrement  dans  les  dieux  du  Second  ordre  un 

j  ^  i *  lit  r  la  rerre  pour  fe 

tendre  médiateur  entre  Dieu  &  les  hommes.  Les 

E  3 


Bit 


6  8  tlijti 

prêtres  de  Bubdou  font  des  perfonnages  fort  ïm* 
portans  à  Ceylan.  Ils  ne  peuvent  jamais  être  pu¬ 
nis  par  le  prince ,  quand  même  ils  auroient  at¬ 
tente  à  fa  vie.  Les  Chingulais  entendent  bien  la 
guerre.  Ils  ont  fu  faire  ufage  de  la  nature  de 
leur  pays  de  montagnes,  pour  fe  défendre  contre 
les  Européens  qu’ils  ont  fouvent  vaincus.  Ils  font 
fourbes,  intéreflés ,  complimenteurs  comme  tous 
les  peuples  efclaves  :  ils  ont  deux  langues ,  celle 
du  peuple  5c  celle  des  favans.  Par-tout  où  cet  ufa¬ 
ge  eft  établi ,  il  a  donné  aux  prêtres  5c  au  gou¬ 
vernement  un  moyen  de  plus  pour  tromper  les 
hommes. 

Les  deux  peuples  jouifloient  des  fruits  ,  des 
grains,  des  pâturages  qui  abondoient  dans  Lille, 
On  y  trouvoit  des  éléphans  fans  nombre  ,  des 
pierres  précieufes ,  la  feule  canelle  qui  ait  jamais 
été  eftimée.  C’étoit  fur  la  côte  feptentrionale  5c 
fur  la  côte  de  la  pêcherie  ,  qui  en  eft  voifine  ,  que 
fe  faifoit  la  pêche  des  perles  la  plus  abondante 
de  Lorient.  Ses  ports  étoient  les  meilleurs  de  l’Inde , 
êc  fa  pofition  étoit  au  delïus  de  tant  d’avantages. 

Si  nous  ne  nous  trompons  ,  les  Portugais  au¬ 
roient  dû  établir  toute  leur  puiflance  dans  cette 
ille.  Elle  eft  le  centre  de  Lorient.  C’eft  le  paftage 
qui  conduit  dans  les  régions  les  plus  riches.  Tous 
les  navires  qui  viennent  d’Europe ,  d’Arabie  5c 
de  Perfe  ne  peuvent  s’empêcher  de  lui  rendre  hom¬ 
mage  ,  5c  les  mouçons  alternatives  permettent 
d’y  aborder  5c  d’en  fortir  dans  tous  les  tems  de 
l’année.  Avec  peu  de  dépenfe  en  hommes  5c  en 
argent ,  on  ieroit  parvenu  à  la  bien  peupler  ,  à  k 
bien  fortifier.  Des  efeadres  nombreufes  parties  de 
tous  les  ports  de  cette  ifle  auroient  fait  refpecter 
le  nom  de  fes  maîtres  dans  toute  LAfie  j  5c  les 
vaifleaux  qui  auroient  crqifés  dans  les  parages 


philofophlque  &  politique.  6c, 

aüroient  intercepté  k  navigation  des  autres  na¬ 
tions. 

Le  vice-roi  n’en  jugea  pas  a  in  fi ,  &  il  ne  parut 
pas  s’occuper  davantage  de  1a  côte  de  Coromandel 
quoique  plus  riche  que  celle  de  Malabar.  Cette 
derniere  n’offroit  que  des  marchandises  de  mé¬ 
diocre  qualité ,  beaucoup  de  vivres ,  un  peu  de 
mauvaife  canelîe  ,  allez  de  poivre  &  du  carda¬ 
mome  ,  Sorte  d’épicerie  dont  les  Orientaux  font 
un  grand  uSage.  La  côte  de  Coromandel  fournit 
les  plus  belles  toiles  de  coton  de  l’univers.  Ses  ha- 
bitans,  la  plupart  naturels  du  pays,  &  moins  mêlés 
d’Arabes  &  d’autres  nations,  Senties  peuples  les 
plus  doux  &  les  plus  induilrieux  de  l’Indoftan. 
D’ailleurs ,  en  remontant  la  côte  de  Coromandel 
vers  le  nord,  on  trouve  les  mines  de  Goiconde. 
De  plus,  cette  côte  eft  admirablement  placée  poi  s 
recevoir  les  marchandises  de  Bengale  &  d’autres 
contrées. 

Cependant  d’Albuquerque  n’y  fit  point  d’éta¬ 
bli  Ile  ment.  C^eux  de  Saint-  1  home  &  de 
patan  ne  furent  formés  qu’après  lui.  Il  Savoir  que 
cette  côte  e fl:  dépourvue  de  ports,  qu’elle  eft  ina¬ 
bordable  dans  certains  rems  de  Tannée,  &  qu’alor& 
des  flottes  n’y  pourraient  pas  fecourir  des  colo¬ 
nies.  Enfin  il  penfa  qu  étant  maîtres  de  Ceylan  5 
ouvrage  commencé  par  fon  prédécefleur  d’AU 
meyda*  &  porté  depuis  à  fa  perfeétion  ,  les  Por¬ 
tugais  le  feraient  du  commerce  de  Coromandel  ? 
s’ils  s’emparaient  de  Malaca.  C  eft  à  cette  con¬ 
quête  qu’il  fe  détermina. 

Le  pays  dont  cette  ville  étoit  la  capitale  ,  eft: 
une  langue  de  terre  fort  étroite  qui  peut  avoir 
cent  lieues  de  long.  Il  ne  tient  au  continent  que 
par  la  cote  du  nord ,  ou  il  confine  à  l’état  de  Siam  „ 
9U  plutôt  au  royaume  de  Johor  r  qui  en  a  été 

E  5: 


7  o  Hlftoire 

démembré.  T©ut  le  telle  eft  baigné  par  la  mer  5 
qui  le  fépare  de  l’ifle  de  Sumatra  par  un  canal 
connu  fous  le  nom  du  détroit  de  Malaca. 

La  nature  avoit  pourvu  au  bonheur  des  Malais. 
Un  climat  doux  ,  fain  &  raffraîchi  par  les  vents  8c 
les  eaux  fous  le  ciel  de  la  zone  torride  :  une  terre 
prodigue  de  fruits  délicieux 5  qui  pourroient  fuffire 
à  l’homme  fauvage ,  ouverte  à  la  culture  de  toutes 
les  productions  nécelTaires  à  la  fociété  :  des  bois 
d’une  verdure  éternelle  :  des  fleurs  qui  naiflent 
à  côté  des  fleurs  mourantes  :  un  air  parfumé  des 
odeurs  vives  8c  fuaves  qui  s’exhalant  de  tous  les 
végétaux  d’une  terre  aromatique  ,  allument  le  feu 
de  la  volupté  dans  les  êtres  qui  refpirent  la  vie* 
La  nature  avoit  tout  fait  pour  les  Malais  3  mais  la 
fociété  avoit  tout  fait  contre  eux. 

Le  gouvernement  le  plus  dur  avoit  formé  le 
peuple  le  plus  atroce  dans  le  plus  heureux  pays 
du  monde.  Les  loix  féodales  nées  parmi  les  rochers 
8c  les  chênes  du  nord  avoient  ponde  des  racines 
jufques  fous  l’équateur  ?  au  milieu  des  forêts  8c 
des  campagnes  amoureufes ,  où  tout  invitoit  à 
jouir  en  paix  d’une  vie  qui  ne  devoit  s’abréger  8c 
fe  perdre  que  dans  les  délices  propres  à  la  tranf- 
mettre.  Ceft-là  qu’un  peuple  efclave  obéifloit  à 
en  tyran  fous  l’anarchie  de  plufieurs.  Le  defpo- 
ïifme  d’un  fultan  fembloit  s’être  appefanti  fur  la 
multitude ,  en  fe  divifant  entre  les  mains  des 
grands  vaflaux. 

Cet  état  de  guerre  8c  d’oppreflion  avoit  mis  la 
férocité  dans  tous  les  cœurs.  Les  bienfaits  de  la 
terre  8c  du  ciel  verfés  à  Malaca  n’y  avoient  fait 
que  des  ingrats  8c  dés  malheureux.  Des  maîtres 
vendoient  leur  fervice  ,  c’eft> à-dire  ?  celui  de  leurs 
efclaves  ,  à  qui  pouvoir  l’acheter.  Ils  arrachoient 
leurs  ferfs  à  ragricukure  ?  pour  les  mener  à  un 


TtSi 


philofophique  &  politique :  71 

brigandage  fur  mer  6c  fur  terre  qui  leur  conve- 
noir  mieux  que  le  travail.  Ce  peuple  avoir  con¬ 
quis  un  archipel  immenfe  célébré  dans  tout  l’o¬ 
rient  fous  le  nom  d’ifles  Malaifes.  Il  avoit  porté 
dans  fes  nombreufes  colonies  fes  loix,  fes  mœurs, 
fes  ufages,  6c  ce  qu'il  y  avoit  de  fingulier  ,  la 
langue  la  plus  douce  de  l’Ahe, 

Cependant  Malaca  étoit  devenu  par  la  fituation 
le  plus  confidérable  marché  de  llnde.  Son  port 
étoit  toujours  rempli  de  vaiffeaux.  Les  uns  y  arri- 
voient  du  Japon  ,  de  Chine  ,  des  Philippines,  des 
Moluques  ,  des  cotes  orientales  moins  éloignées. 
Les  autres  s’y  rendoient  de  Bengale ,  de  Coro¬ 
mandel  ,  de  Malabar  ,  de  Perfe  ,  d’Arabie  6c  d’A¬ 
frique.  Ions  ces  navigateurs  y  traitoient  entr’eux 
6c  avec  les  habitans  dans  la  plus  grande  fécurité. 
L’attrait  des  Malais  pour  le  brigandage  avoit  cédé 
à  un  intérêt  plus  sûr  que  les  fuccès  toujours  vagues  , 
toujours  douteux  de  la  piraterie. 

Les  Portugais  voulurent  prendre  part  à  ce  com¬ 
merce  de  toute  l’Ahe.  Ils  fe  montrèrent  d’abord 
à  Malaca  comme  (impies  négocians.  Leurs  u  fur  pa¬ 
rions  dans  l’Inde  av oient  rendu  leur  pavillon  (i 
fufpect ,  6c  les  Arabes  leurs  ennemis  fe  donnè¬ 
rent  tant  de  mouvemens  pour  les  rendre  odieux , 
qu’on  s’occupa  du  foin  de  les  détruire.  O11  leur 
tendit  des  pièges  où  ils  tombèrent.  Plufieurs  d’en- 
tr’eux  furent  maffacrés  ,  d’autres  mis  aux  fers  :  ce 
qui  put  échapper,  regagna  les  vaiffeaux  qui  fe  fau- 
verent  au  Malabar. 

D’Albuquerque  n’avoit  pas  attendu  cette  vio¬ 
lence  pour  fonger  à  s’emparer  de  Malaca.  On  peut 
penfer  cependant  qu’elle  lui  fut  agréable,  parce 
qu’elle  donnoit  a  fon  entreprife  un  air  de  juftice 
propre  à  diminuer  la  haine  qu’elle  devoir  naturel¬ 
lement  attirer  au  noua  Portugais.  Le  te  ms  auroiç 

f  4 


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;  2.  tiijxoïre 

affoibli  une  impreffion  qu’il  ‘croyoit  lui  être  avan~ 
tageufe,  &  il  ne  différa  pas  d  un  inftant  fa  ven¬ 
geance.  Cette  activité  a  voit  été  prévue,  &  il 
trouva  en  arrivant  devant  la  place  ,  au  commen¬ 
cement  de  1 5 1 1  des  dilpolitions  faites  pour  le 
recevoir. 

Un  obftacle  plus  grand  que  cet  appareil  for¬ 
midable  enchaîna  pendant  quelques  jours  la  va¬ 
leur  du  général  Chrétien.  Son  ami  Âraûjo  étoit 
du  nombre  des  prifonniers  de  la  première  expé¬ 
dition.  On  menaçoic  de  le  faire  périr  au  moment 
où  commenceroit  le  fiege.  Albuquerque  étoit  fen- 
fible  ,  &  il  étoit  arrêté  par  le  danger  de  fon  ami , 
lorfqu’il  en  reçut  ce  billet  ;  Ne  penfez  quà  la 
gloire  &  à  V avantage  du  Portugal  •  fi  je  ne  puis 
être  un  inftrument  de  votre  viftoire  ,  que  je  ny  fois 
pas  au  moins  un  obftacle.  La  place  fut  attaquée 
Ôe  prife  après  bien  des  combats  douteux  *  fanglans 
&  opiniâtres. On  y  trouva  une  artillerie  nombreufe, 
des  tréfors  immenfes  ,  de  grands  magafins ,  tout 
ce  qui  pouvoir  rendre  la  vie  délicieufe  ,  &  il  y 
fut  conftruitune  citadelle  pour  garantir  la  fiabilité 
de  la  conquête. 

Comme  les  Portugais  fe  bornèrent  â  la  pofleffion 
de  la  ville  ,  ceux  des  habitans  ,  tous  fe&ateurs 
d’un  Mahométifme  fort  corrompu ,  qui  ne  vou¬ 
lurent  pas  ftibir  le  nouveaux  joug ,  s’enfoncèrent 
dans  les  terres  ,  où  fe  répandirent  fur  la  côte  :  l’in¬ 
térêt  ne  les  obligeant  plus  â  aucune  diflîmulation  * 
ils  ont  reprit  toute  la  violence  de  leur  caraétere. 
Ce  peuple  ne  marche  jamais  fans  un  poignard  , 
qu’il  appelle  crid.  Il  femble  avoir  épuifé  toute 
Pinvention  de  fon  génie  fanguinairè  à  forger 
cette  arme  meurtrière.  Rien  de  fi  dangereux  que 
de  tels  hommes  avec  un  tel  inftrument.  Embar¬ 
qués  fur  un  vajifea^ux  ,  ils  poignardent  tout 


'  .  --  v  v  - 

^  v.  2  -v.:-  " 


philofophique  &  politique .  73 

quipage  au  moment  de  la  plus  profonde  fceiirité- 
Depuis  qu’on  a  connu  leur  perfidie,  tous  les  Euro¬ 
péens  ont  pris  la  précaution  de  ne  pas  fe  fervir 
des  Malais  pour  matelots.  Mais  ces  barbares  em* 
chériflans  fur  leurs  anciennes  mœurs  ,  où  le  fort 
fe  faifoit  honneur  d’attaquer  le  foible ,  aujour¬ 
d’hui  animés  par  une  fureur  inexplicable  de  périr 
ou  de  tuer  ,  vont  avec  un  bateaux  de  trente  hom¬ 
me  ,  aborder  nos  vaifleaux  de  quarante  canons , 
&  quelquefois  ils  les  enlèvent.  Sont-ils  repouffés  y 
ce  n’eft  pas  du  moins  fans  emporter  avec  eux  la 
confolation  de  s’être  abreuvés  de  fang. 

Un  peuple  à  qui  la  nature  a  donné  cette  in¬ 
flexibilité  de  courage  peut  être  exterminé,  mais 
non  fournis  par  la  force.  Il  n’y  a  que  l’humanité, 
l’attrait  des  richefles  ou  de  la  liberté ,  l’exemple 
des  vertus  &  de  la  modération ,  une  adminiftra- 
tion  douce ,  qui  puiflent  le  civilifer.  Il  faut  le  ren¬ 
dre  ou  le  laifleràlui-même  ,  avant  de  former  avec 
lui  des  liaifons  qu’il  repouffe.  La  voie  de  la  con¬ 
quête  feroit  peut-être  la  derniere  qu’il  faudroit 
tenter  :  elle  11e  feroit  qu’exalter  en  lui  l’horreur 
d’une  domination  étrangère  ,  8c  qu’effaroucher 
tous  les  fentimens  de  la  fociabilité.  La  nature  a 
placé  certains  peuples  au  milieu  de  la  mer  comme 
les  lions  dans  les  déferts  pour  être  libres.  Les  tem¬ 
pêtes  ,  les  fables  ,  les  montagnes  &  les  cavernes 
font  l’afyle  8c  les  remparts  de  tous  les  êtres  indé- 
pendans.  Malheur  aux  nations  policées  qui  vou¬ 
dront  s’élever  contre  les  forces  &  les  droits  des  peu¬ 
ples  infulaires  8c  fauvages.  Elles  deviendront 
cruelles  8c  barbares  fans  fruit  ;  elles  femeront  la 
haine  dans  la  dévaftation ,  8c  ne  recueilleront  quç 
l’opprobre  8c  la  vengeance» 

Après  la  prife  de  Malaca,  les  rois  de  Siam  , 
de  Pegu,  plulieurs  autres  eonfternés  d’une  viftoire 


74  Hijtoire 

fi  fatale  à  leur  indépendance ,  envoyèrent  â  Albu^ 
querque  des  ambaffadeurs  pour  le  féliciter  ,  lui 
offrir  leur  commerce  ,  8c  lui  demander  l’alliance 
du  Portugal. 

Une  efcadre  détachée  dans  ces  eirconftances  de 
la  grande  flotte  prit  la  route  des  Moluques.  Ces 
ifles  fituées  près  du  cercle  équinoxial  dans  l’océan 
Indien  ,  font ,  en  y  comprenant  comme  on  le  fait 
communément  celles  de  Banda,  au  nombre  de 
dix.  La  plus  grande  n*a  pas  douze  lieues  de  circuit, 
de  les  autres  beaucoup  moins. 

On  ignore  comment  elles  furent  d'abord  peu¬ 
plées  *  mais  il  paroît  prouvé  que  les  Chinois ,  les 
Javanois  &  les  Malais  leur  011c  donné  fucceflîve- 
ment  des  loix.  Les  habitans  étoient  au  commen¬ 
cement  du  feizieme  fiecle  desefpeces  de  fauvages, 
dont  les  chefs  ,  quoique  décorés  du  nom  de  rois  ? 
rfavoienc  qu’une  autorité  bornée  8c  tout- à- fait  dé¬ 
pendante  des  caprices  de  leurs  fujets.  Ils  avoient 
ajouté  depuis  peu  les  fuperftitions  du  Mahomé- 
tifme  à  celles  du  paganifme  qu’ils  avoient  long- 
tems  profelfé.  Leurpareffe  étoitexcefîîve.  Lachafle 
8c  la  pèche  étaient  leur  occupation  unique  ,  8c 
ils  ne  connoifloient  aucune  efpece  de  culture. 
Cette  inaction  croit  favorifée  par  les  reflources 
que  leur  tourniroient  le  cocotier. 

Le  cocotier  efl:  un  arbre  dont  les  racines  font 
fi  menues  8c  fi  peu  profondes ,  que  les  vents  le 
renverfent  fouvent.  Son  tronc  qui  s’élève  à  la 
hauteur  de  trente  à  quarante  pieds ,  efl  droit , 
d’une  grofTèur  médiocre ,  8c  égale  dans  toute 
fa  longueur.  Il  efl  fi  fpongieux  ,  que  fon  bois  ne 
peut  ni  fervir  à  la  conftrudion  des  navires ,  ni 
être  employé  dans  des  édifices  un  peu  folides.  Sa 
tête  fe  couronne  de  dix  ou  douze  feuilles  larges  , 
longuets  ëpailfes,  qui  fervent  à  former  les  toits  des 


phiîofophique  &  politique .  75* 

maifons.  De  cette  touffe  qui  fe  renouvelle  trois 
fois  chaque  année  ,  fortent  autant  de  fois  des 
bourgeons  gros  comme  le  bras  ,  à  chacun  defquels 
on  voit  fufpendus  dix  ou  douze  cocos  qui  ,  avec 
leurs  écorces  ,  11e  font  guere  moins  grands  que 
la  tête  de  l’homme.  La  première  écorce  du  coco 
eft  fîlandreufe  :  on  en  fabrique  quelques  étoffes 
groflieres  8c  des  cables  pour  les  vaiffeaux.  La 
fécondé  qui  eft  fort  dure  fournit  des  petits  vafes 
8c  des  uftenfiles  de  ménage.  L'intérieur  de  cette 
coquille  eft  rapide  d’une  poulpe  blanche  8c  épaifTe 
dont  on  exprime  au  prefloir  une  huile  qui  eft  du 
plus  grand  ufage  aux  Indes.  Elle  eft  affez  douce 
lorfqu’elle  eft  récente  5  mais  elle  contraéte  de 
l’amertume  en  vieilliffant  ,  3c  alors  elle  n’eft  bonne 
qu’à  brûler  j  le  marc  qui  refte  dans  le  prefloir 
fert  à  nourrir  les  beftiaux  ,  la  volaille  ,  8c  même 
le  plus  bas  peuple  dans  des  tems  de  calamités. 
La  poulpe  du  coco  renferme  de  l’eau  extrême¬ 
ment  fraîche  qui  fert  à  défaltérer  le  cultivateur 
8c  le  voyageur.  Cette  boiffon  eft  fort  faine  ,  mais 
d’une  douceur  fade. 

En  coupant  la  pointe  des  bourgeons  ,  on  en 
fait  diftiller  une  liqueur  blanche  ,  qui  eft  reçue 
dans  un  vafe  attaché  à  leur  extrémité.  Ceux  qui 
la  recueillent  avant  le  lever  du  foleil ,  8c  qui  la 
boivent  dans  fa  nouveauté,  lui  trouvent  le  goût 
d’un  vin  doux.  C’eft  la  manne  du  défert.  Qui  fait 
même  fi  l’idée  de  celle-ci  n’a  pas  été  prife  dans 
des  livres  plus  orientaux  que  ceux  de  l’Arabie 
ou  de  l’Egypte.  L’Inde  eft ,  dit-on  ,  le  berceau 
de  beaucoup  de  fables  ,  d’allégories  ,  de  reli¬ 
gions.  Les  curiofités  de  la  nature  font  une  fource 
féconde  pour  l’impofture  ,  elles  convertit  des  phé¬ 
nomènes  finguliers  en  prodiges.  L’hiftoire  natu¬ 
relle  dun  pays  devient  furnaturelle  dans  un  autre;. 


Les  faits  comme  les  plantes  s’altèrent  en  s  el oi^ 
gnant  de  leur  fource  :  les  vérités  fe  changent  en 
erreurs ,  8c  la  diftance  des  terns  &  des  lieux  faifamr 
difparoître  lescaufes  occafionnelles  des  fauffes  opi¬ 
nions  >  donne  aux  menfonges  populaires  un  droit 
imprescriptible  fur  la  confiance  des  ignorans  ,  8c 
iur  le  filence  des  fa  vans.  Les  uns  n ’ofent  douter  # 
les  autres  difputer. 

Quoiqu  il  en  foit  des  rapports  qu’il  peut  y 
avoir  entre  la  nourriture  des  Ifraélites  8c  la  boif- 


fon  des  Indiens,  fi  la  liqueur  du  coco  ne  s’éva- 
vanouit  pas  au  foleilcomme  la  manne,  elle  ne 
tarde  pas  à  s’aigrir  &  à  fe  convertir  en  un  vinaigre 
foît  utile.  Diftillée  dans  fa  plus  grande  force,  elle 
donne  une  eau-de-vie  très-fpiritueufe  ,  8c  en  la 
faifant  bouillir  avec  un  peu  de  chaux  vive  ,  on 
en  tire  du  fucre  de  médiocre  qualité,  avec  lequel 
on  fait  des  confitures»  Les  arbres  dont  on  expri¬ 
me  cette  liqueur  ne  porte  aucun  fruit ,  parce 
qu’elle  e£t  le  fuc  dont  les  noix  fe  forment  8c  fe 
nourrifient. 

Indépendamment  de  ce  cocotier  répandu  dans 
toutes  les  contrées  de  l’Inde ,  les  Moluques  en 
avoient  un  particulier  ,  qu’on  nommoit  fagu». 
Cet  arbre  nourrit  les  hommes  ,  non  de  fes  fruits  * 
qui  ne  font  que  la  fuperfluité  de  la  reproduéHon  > 
mais  de  fou  tronc  8c  de  la  fubftance  même  de  fa 
vie.  Il  vient  fans  culture  dans  les  forêts,  fe  mul¬ 


tipliant  de  lui-même  par  fes  grains  8c  fes  rejet- 
tons.  Il  s’élève  jufqu’à  la  hauteur  de  trente  pieds 
fur  une  grofieur  d’environ  fix  pieds.  Le  contour* 
de  cette  circonférence  eft  une  écorce  épailfe  d’un 
pouce.  L’intérieur  de  cette  écorce  eft  compoféd’un 
titfu  de  fibres  longues  &  entrelaffées  les  unes 
dans  les  autres.  Cette  double  enveloppe  contient 
ftpe  efpe.ee  de  moelle  ou  de  gomme  qui  fe 


philo fopkique  &  politique .  '  yy 

tlduit  en  farine.  L’arbre  qui  ne  lembie  croître 
que  pour  les  bel'oins  de  l’homme  ,  lui  indique 
■cette  farine  par  unepoulîïere  fine  &  blanche  dont 
fe  couvre  la  feuille.  Ceft  une  marque  certaine 
de  la  maturité  du  fagu.  Les  Indiens  coupent  alors 
cet  arbre  par  le  pied  ,  &  le  dépècent  en  tronçons 
qui  font  fendus  par  quartiers  ,  pour  en  tirer  la 
moelle  ou  la  farine  qu  Us  renferment.  On  délaye 
cette  fubftance  dans  de  1  eau ,  on  la  coule  enluite 
par  une  toile  qui  latiïe  palier  la  farine  ,  &  ne 
retient  que  les  libres  ou  le  tiliu  capillaire.  Après 
que  1  eau  s  eft  évaporée  ,  on  jette  la  pâte  plus  com¬ 
pte  dans  des  moulles  de  terre ,  où  on  la  fait 
lécher  ou  durcir  pour  ues  années  entières.  On 
mange  le  fagu  fimplement  délayé  avec  de  l’eau» 
quelquefois  cuit  &  bouilli.  L’humanité  de  Indiens 
referve  la  fleur  de  cette  farine  aux  vieillards  8c 
aux,  malades.  Elle  eft  quelquefois  réduite  en  une 
gelée  blanche  &  très- délicate» 


Un  peuple  ennemi  du  travail,  fobre,  indépen¬ 
dant  ,  avoit  vécu  des  fiecles  avec  la  farine  de  fagu 
&  leau  de  cocotier,  quand  les  Chinois  ayant 
aborde  par  hafard  aux  Moiuques  dans  le  moyen 
âge,  y  découvrirent  Je  girofle  &  la  mufcade,  deux 
epiceries  precieufes  que  les  anciens  n’avoient  pas 
connues.  Le  goût  en  fut  bientôt  établi  aux  Indes  » 
d  ou  il  palla  en  Perfe  &  en  Europe.  Les  Arabes 
qui  tenoient  alors  dans  leurs  mains  prefque  tout 
îe  commerce  de  l’univers ,  n’en  négligèrent  pas 
«ne  fi  riche  portion.  Us  fe  jetterent  en  foule  vers 
ces  nies  devenues  célébrés ,  &  ils  s  en  étoienc 
approprie  les  produirions ,  lorfque  les  Portugais 
qui  les pourfuivoient  par-tout,  vinrent  leur  arra- 
cier  cette  branche  de  leur  induftrie.  Les  intri¬ 
gues  imaginées  pour  faire  échouer  ces  conquérans, 
empecherent  pas  qu’on  ne  cgnfentit  à  leur 


Hifioire 

laifTer  bâtir  uti  fort.  Dès  ce  moment  la  cour  de 
Lisbonne  mit  les  Moluques  au  nombre  de  fes 
provinces,  8c  elles  ne  tardèrent  pas  en  effet  à  le 
devenir. 

Tandis  que  les  lieutenans  d’Albuquerque  enri- 
chilîoient  leur  patrie  de  productions  uniques ,  ce 
général  achevoit  de  foumettre  le  Malabar ,  qui 
avoir  voulu  profiter  de  fon  abfence  pour  recouvrer 
quelque  liberté.  Tranquille  après  fes  nouveaux 
iuccès  dans  le  centre  de  fes  conquêtes  ,  il  reprima 
la  licence  des  Portugais:  il  rétablit  l’ordre  dans 
toutes  les  colonies  ;  il  affermit  la  difcipline  mili¬ 
taire  ,  &  parut  toujours  actif,  prévoyant,  fage  , 
jufte  ,  défintérelfé ,  humain.  L’idée  de  fes  vertus 
avoir  fait  une  impreflion  fi  profonde  fur  1  efprit 
des  Indiens,  que  long-tems  après  fa  mort,  ils 
âlloient  à  fon  tombeau  pour  lui  demander  juftice 
des  vexations  de  fes  fucceffeurs.  Il  mourut  a  Goa 
en  1515,  fans  richeffes ,  &  dans  la  difgrace 
d’Emanuel  auquel  on  l’avoit  rendu  fufped. 

Si  l’on  doit  être  étonné  du  nombre  de  fes 
vidoires  &  de  la  rapidité  de  fes  couquêtes  ,  quel 
droit  n’ont  pas  à  notre  admiration  les  hommes 
intrépides  auxquels  il  ayoit  l'honneur  de  comman¬ 
der  ?  Avoit-on  vu  jufqu’alors  une  nation  avec 
au lfi  peu  de  puilTance  faire  de  fi  grandes  chofes  ? 
Il  n’y  avoir  pas  quarante  mille  Portugais  fous 
les  armes ,  &  ils  faifoient  trembler  l’empire  de 
Maroc  ,  tous  les  barbares  d’Afrique  ,  les  Mam- 
melus ,  célébré  milice  du  foudan  d’Egypte  ,  les 
Arabes  8c  tout  l’orient,  depuis  l’ifle  d’Ormuz  juf- 
qn  a  la  Chine.  Ils  n  etoient  pas  un  contre  cent , 
ils  attaquoient  des  troupes  qui  fouvent  avec 
des  armes  égales  difputoient  leurs  biens  8c  leur 
vie  jufqu’à  l’extrémité.  Quels  hommes  dévoient 
donc  être  alors  les  Portugais ,  8c  quels  relforts 


plülofophique  &  politique. 

extraordinaires  en  avoient  fait  un  peuple  de 
héros  ? 

Il  y  avoir  près  dhn  fiecle  qu'ils  combattoient 
contre  les  Maures  ,  lorfque  le  comte  Henri  de  la 
maifon  de  Bourgogne  débarqua  en  Portugal  avec 
plufieurs  chevaliers  François  ,  dans  le  deflein  d’al¬ 
ler  faire  la  guerre  en  Caftille  fous  le  célébré  Cid 
dont  la  réputation  les  avoir  attirés.  Les  Portugais 
les  invitèrent  à  les  féconder  contre  les  Infidèles  * 
les  chevaliers  y  confentirent ,  8c  la  plupart  même 
s  établirent  en  Portugal.  Lmftitution  de  la  che¬ 
valerie  5  une  de  celles  qui  ont  le  plus  élevé  la 
nature  humaine  ;  cet  amour  de  la  gloire  fubf- 
ritué  a  celui  de  la  patrie  ;  cet  efprit  épuré  de  là 
lie  des  fiecles  barbares  ,  né  des  vices  même  du 
gouvernement  féodal ,  pour  en  réparer  ou  tem¬ 
pérer  les  maux  :  la  chevalerie  reparut  alors  fur  les 
bords  du  Tage  avec  tout  l’éclat  qu'elle  avoit  eu 
dans  fa  nailfance  en  France  8c  en  Angleterre.  Les 
rois  cherchèrent  à  la  conferver,  à  l’étendre  par 
1  établilfement  de  plufieurs  ordres  formés  fur  le 
modèle  des  anciens,  8c  dont  l’efprit  étoit  le  même, 
c’eft-à-dire ,  un  mélange  d’héroifme  ,  de  galan¬ 
terie  8c  de  dévotion. 

Les  rois  elevoient  encore  Pefprit  de  la  nation 
par  la  forte  d  égalité  avec  laquelle  ils  traitoient 
la  noblelfe  ,  8c  par  les  limites  qu’ils  donnèrent 
eux- memes  a  leur  autorité.  Ils  afiembloient  fou- 
vent  les  états  généraux.  Ce  fut  d  eux  qu’Alphonfe 
reçut  le  feeptre  après  la  prife  de  Lisbonne.  Ce 
fut  avec  eux  que  fes  fuccelfeurs  donnèrent  long- 
tems  des  loix.  Plufieurs  de  ces  loix  étoient  propres 
a  infpirer  l’amour  des  grandes  chofes.  La  noblelfe 
étoit  accordée  à  des  fervices  de  diftin&ion ,  à  ce¬ 
lui  qui  avoit  tue  ou  pris  un  général  ennemi, 
ou  fon  ecuyer ,  à  celui  qui ,  prifonnier  chez  les 


So  Hiftoire 

Maures ,  avoit  refufé  de  racheter  fa  liberté  par  îe 
lacrihce  de  la  religion.  On  lotoit  à  quiconque  in- 
fuitoit  une  femme,  rendoit  un  faux  témoignage, 
manquoit  de  fidélité  ,  ou  déguifoit  la  vérité  au  roi. 

Les  guerres  que  les  Portugais  avoient  foutenues 
pour  défendre  leurs  biens  de  leur  liberté  étoient  en 
meme  tems  des  guerres  de  religion.  Ils  étoient 
remplis  de  ce  fanatifme  féroce ,  mais  brillant,  que 
les  papes  avoient  répandu  dans  le  tems  des  croiia- 
des.  Les  Portugais  étoient  donc  des  chevaliers 
armés  pour  leurs  biens  ,  leurs  femmes ,  leurs  en- 
fans  &  leurs  rois  ,  chevaliers  comme  eux.  C ’é- 
toient  des  croii.es  qui  combattoient  pour  leur  pa¬ 
trie.  Ajoutez  encore  qu'ils  étoient  une  petite  na¬ 
tion  ,  une  puillance  foible  ,  de  ce  n  eft  que  dans 
les  petits  états  fouvent  en  danger  quon fent  pour 
la  patrie  un  enthouiiafme  que  n  ont  jamais  connu 
les  grands  peuples  qui  jouihent  de  plus  de  fe- 

cunte. 

Les  principes  d’aétivite ,  de  force ,  d  élévation , 
de  grandeur  qui  etoient  reunis  a  la  fois  dans  cette 
nation  ,  ne  fe  perdirent  pas  après  l’expulfion^des 
Maures.  On  alla  chercher  ces  ennemis  de  1  état 
&  de  la  foi  en  Afrique.  On  eut  quelques  guer¬ 
res  contre  les  rois  de  Caftille  de  de  Leon  5  & 
pendant  le  tems  quils  précédèrent  les  expéditions 
de  rinde ,  la  nobleiïe  éloignée  des  villes  de  de  la 
cour  confervoit  dans  fes  châteaux  les  portraits  & 
les  vertus  de  fes  peres. 

Dès  qu’il  fut  que  ft  ion  de  tenter  des  conquêtes 
en  Afrique  Se  dans  l’Inde,  une  pafiion  nouvelle 
s’unit  à  tous  les  refibrts  dont  nous  venons^  de 
parler ,  pour  ajouter  encore  de  la  force  au  genre 
des  Portugais.  Cette  pafiion  qui  devoir  d  abord 
exalter  toutes  les  autres,  nuus  anéantir  bientôt 
leur  principe  généreux ,  fut  la  cupidue.  Us  P.^ 


philosophique  &  politique.  g  £ 

tirent  en  foule  pour  aller  s’enrichir,  fervir  l’état 
&  faire  des  converfons.  Ils  parurent  dans  l’Inde 
plus  que  des  hommes  jufqu’à  la  morr  d’Albuquer- 
que.  Alors  les  richefFes  qui  e'toient  l’objet  &  le 
fruit  de  leurs  conquêtes  corrompirent  tout.  Les 
pallions  nobles  difparurent  avec  le  luxe  &  les 
jouilfances ,  qui  ne  manquent  jamais  d’énerver 
les  forces  du  corps  &  les  vertus  de  lame.  La  foi- 
bleffe  des  fuccefîeurs  du  grand  Emmanuel,  les 
hommes  médiocres  qu’tl  choifit  lui- même  pour 
vice-rois  des  Indes,  firent  dégénérer  peu-à-peu 
les  Portugais.  1 

O 


Cependant  Lopès  Soarez  qui  prit  la  place  d’Aî- 
buquerque  fuccéda  à  fes  projets.  Il  abolit  une  cou¬ 
tume  barbare  établie  dans  le  pays  de  Travancof 
près  de  Calicut.  Ces  peuples  confultoient  des 
forciers  fur  la  deftinée  de  leurs  enfans.  Si  les 
devins  promettoient  à  ces  enfans  une  deftinée 
heureufe  ,  on  les  laiiloit  vivre  :  s’ils  les  mena- 
çoient  de  quelques  grands  malheurs ,  on  les  éeor- 
geoit.  Soarez  fit  conferver  ces  enfans.  Il  eut  a 
lutter  quelque  rems  contre  les  mouvemens  dont 
fa  nation  étoit  menacée  aux  Indes.  Lorfqu’il  fut 
délivré  de  cette  inquiétude  ,  il  ne  fonpea  plus 
qu’à  s’ouvrir  la  route  de  la  Chine. 

Le  grand  Albuquerque  en  avoit  formé  le  def- 
fein.  Il  avoit  rencontré  à  Malaca  des  vailfeaux 
&  des  negocians  Chinois  ,  &  il  avoit  pris  la 
plus  haute  idée  d’une  nation  dont  les  derniers 
matelots  avoient  plus  de  politeffè  ,  d’égards 
d’attachement  aux  bienléances,  de  douceur  & 
d  humanité,  qu’il  n’y  en  avoit  alors  en  Europe 
dans  la  noblelfe  même,  &  qu’il  n’y  en  a  peut- 
être  aujourd’hui.  Il  invita  les  Chinois  à  conti¬ 
nuer  leur  commerce  dans  Malaca.  Il  apprit  d’eux 
des  détails  fur  la  puiffance,  la  richeffe ,  les  mœurs 
2  orne  L  p 


S  i  Hiftoire 

de  leur  vafte  empire ,  de  il  fit  parc  de  Tes  décou¬ 
vertes  à  la  cour  de  Portugal. 

On  n  avoir  aucune  idée  en  Europe  de  la  nation 
Chinoife.  Le  Vénitien  Marc  -  Paul  qui  avoit  fait 
par  terre  le  voyage  de  la  Chine  *  en  avoit  donné 
une  relation  qui  avoit  paffé  pour  fabuleufe.  Elle 
étoit  conforme  cependant  à  ce  que  manda  depuis 
d’Albuquerque.  On  ajouta  foi  à  celle-ci,  5c  à  ce 
qu’il  difoit  du  riche  commerce  qu’on  pourroit 
faire  dans  cette  contrée. 

Une  efcadre  partit  de  Lisbonne  en  1518  pour 
y  porter  un  ambafladeur.  Quand  elle  fut  arrivée 
aux  ifles  voifines  de  Canton ,  elle  ne  tarda  pas  à 
être  entourée  de  vaiffieaux  Chinois  qui  vinrent  la 
reconnoître.  Ferdinand  d’Andreade  qui  en  étoit 
le  chef  ne  fe  mit  point  en  défenfe  :  il  fe  laifia  vi¬ 
siter  tant  qu’on  voulut }  il  fit  part  aux  Mandarins 
qui  commandoient  a  Canton  du  fujet  de  fon  arri¬ 
vée  ,  Sc  il  leur  remit  l’ambafiadeur ,  qui  fut  con¬ 
duit  a  Pékin. 

Cet  ambaffadeur  rencontroit  dans  fa  route 
des  merveilles  qui  l’étonnoient  à  tout  moment. 
La  régularité ,  la  grandeur  des  villes ,  la  multi¬ 
tude  des  villages,  la  beauté  des  chemins ,  la  quan¬ 
tité  de  canaux  ,  dont  les  uns  font  navigables  de 
traverfent  l’empire,  de  les  autres  contribuent 
■1  k  fertilité  des  terres  5  l’art  de  cultiver  ces 
terres  ,  leurs  produéfions ,  Parchitedure  fi  diffé¬ 
rente  de  la  nôtre ,  la  fimplicité  dans  les  édifices 
particuliers  ,  la  magnificence  dans  les  édifices 
publics,  l’extérieur  fage  de  doux  des  peuples,  ce 
commerce  continuel  de  bons  offices  dont  les  cam¬ 
pagnes  «,  les  grands  chemins  donnent  le  fpedacle  ; 
fe  bon  ordre  au  milieu  d’un  peuple  fans  nom¬ 
bre  de  dans  un  mouvement  continuel  ,  qui  entre¬ 
tient  une  induftrie  toujours  en  adivité  :  tout  cela 


philofophique  &  politique.  B, 

dur  eronner  1  ambaffadeur  Portugais  arm „r  ^  « 
auxmœurs  barbares  &  ridicules  de  l’Europe 

Cet  empire  borné  au  nord  par  la  Tartane 
Rulîîenne  ,  au  midi  par  les  Indes  p,,  •  i 

pai  le  Ihibet,  a  1  orient  par  l’Océan  cm hnfc 
prefque  toute  l’extrémité  orientale  du*  • 

quatre  mili°n  Uldonne  une  durée  fuivie  de 
quatre  mille  ans ,  &  cette  antiquité  n’a  nV„ 

^prenant.  C’eft  la  guerre,  le  fanatifme  le  mal 
H?  de,  «*•  C'"«'on  ,  qu’il  faut  accuferdeià 

b  levete  de  notre  hilloire  ,  &  de  la  pcritelfe  de 

“"Si r fe  fo“  £  débite: 

avec  rapidité  ,  comme  ces  torrens  périodiques 
qui  fe  précipitant  tous  les  ans  des  montages 
e  lailTent  que  des  fables  &  des  cailloux  dans  les 

LsT  qU  US  •tr‘Yerfentl  Mais  les  Chinois  enfer- 
mes  &  garantis  de  tous  côtés  par  les  eaux  ,V  L 
deferts,  ont  pu  comme  foni 

un  état  durable.  Dès  nnp  l«  k  j  &/Ire  r°mier 

le  milieu  de  hmr  tontine*  b  d*  ^  3  mer  & 

cultivés,  tout  ce  qui  es  °m  Cte  -PeUplés  & 

réunit  comme  1  J"JZ'  d”,ZZà  *  ï,fc 

?"tàA?%!adeS“™"S  °U  “"“""te  ont  dû 

ne  patle  pref,W  jamais  les  cLqlêmsVÙ’eïe"  f,f 
tes,  mais  des  rrnprrpç  „  >  n  1  r  nJ  Lilcaral« 

heureufe  d’avoîr  \oïJ' fl  •  'Cuirertes  é  plus 

elle  eut dettuit  1s  eCemif  V  « 

la  création^  de  à  " °"ede  forte  l’empreinte  de 

de  SSZu  Z™  “*W~  &  profondes 
htés  mro  r  r  r  °  Z  ^  ptcletitoit  ces  inéga- 

,;C  c  fa  £lrf^e  offre  dans  tout  le  contour 

ü.0  ici  circonférence  t  ^  i  *  nour 

j  .  Ienc^*  Les  plaines  y  ont  éré  ,-X 

/  eai1  Pai  les  travaux  des  hommes  Qr 
neconfervent  que  1,  npri,^  „  >  ™es»  & 

3  V  a  Pente  qn  exioeoit  U 

des  eaux  pour  ja  faciïirX  k  1  1  cours 

i.  nt  raciixte  des  arrofemens  regar-> 

Fa  °  ‘ 


O  4  Bifioire 

dés  avec  raifon  comme  un  des  grands  moyens  de 

l’agriculture.  , 

Ce  premier  des  arts  y  efl:  tellement  fubordonne 
à  la  population  ,  qu'on  ne  voit  dans  les  champs 
ni  foiïes  ni  haies  ,  &  qu’on  n’y  voit  que  peu 
d’arbres  mêmes  utiles  :  ils  déroberoient  trop  de 
fuc  à  la  femence  des  grains.  Comment  y  tron- 
roit-on  ces  jardins  remplis  ue  fleurs ,  de  gazons , 
debofquets,  de  jets-d’eau,  dont  la  vue  rejouiflant 
des  fpectateurs  oififs  ,  femble  interdire  au  peu¬ 
ple  &  cachée  aies  yeux,  comme  un  larcin  qu’on 
a  fait  à  fa  fubliftance  ?  Encore  moins  y  plante- 
t-on  ces  parcs  &  ces  forêts  immenfes  qui  four- 
nilfent  moins  de  bois  qu’ils  ne  détruifent  de 
o-uerêts  &  de  moiffons  parles  bêtes  qu’on  y  enfer¬ 
me  pour  le  plailir  des  grands  &  les  laimes  ou 
peuple.  Jamais  un  ulage  fi  contraire  à  i’efprit 
public  &  focial  n’auroit  pu  plaire  à  un  Mandarin , 
à  un  miniftre,  à  l’empereur  même.  Le  charme 
de  leurs  maifons  de  plaifance  fe  îéduit  a  une 
iituation  heureufe  &  à  des  cultures  agiéablement 

diverfifiées.  , 

Les  coteaux  que  les  Européens  couvrent  ce 

vignobles ,  à  la  Chine  font  forcés  de  rapporter 
du  grain.  Ce  n’eft  pas  qu’on  n’y  connoiffe  la 
v'mne  ;  mais  le  gouvernement  croiroit  être  bar¬ 
bare  de  priver  le  peuple  de  la  denrée  la  plus 
ïiéceflaire,.pour  procurer  une  boifion  agréable  aux 
oens  les  plus  riches.  L’état  veut  multiplier  les  hom¬ 
mes,  &  c’eft  par  ce  principe  d’humanité  qu’il 
s’occupe  de  la  culture  des  grains ,  à  l’exclulion 
des  vignes.  Les  collines  d’un  bout  de  l’empire 
à  l’autre  font  coupées  par  étages  du  pied  jufqu’au 
Commet  ,  comme  un  amphitéatre  formé  de  tei- 
raffes-  Elles  montent  en  le  retréciflant ,  fepaiees 
les  unes  des  autres  par  une  muraille  féche  qui 


philosophique  &  politique .  S  5 

tes  foutient.  On  y  pratique  des  réfervoirs  où  fe 
ramalïent  les  eaux  des  pluies  de  des  fources.  Sou¬ 
vent  même  la  rivière  qui  baigne  le  pied  de  la 
colonie  en  arrofe  la  cime  8c  la  croupe  ,  par  un 
effet  de  cette  induftrie  qui  ,  Amplifiant  8c  mul¬ 
tipliant  les  machines  ,  a  diminué  le  nombre  des 
bras  ,  8c  fait  avec  deux  hommes  ce  que  mille 
ne  Pavent  point  faire  ailleurs. 

Les  montagnes  qui  Pe  refuPent  cà  la  culture 
font  couvertes  d’arbres  grands  ,  forts  8c  droits 
propres  a  la  charpente  des  édifices  ,  à  la  conft ruc- 
tion  des  vaifleaux.  Plufieurs  Pont  remplies  de 
mines  de  fer,  d’étain,  de  cuivre,  de  mercure, 
d’or  8c  d’argent.  Ces  dernières  11e  font  plus  ex¬ 
ploitées  depuis  long-tems  ,  foit  qu’elles  ne  fe 
foient  pas  trouvées  allez  abondantes  pour  payer 
les  travaux  qu’elles  exigeaient,  foit  qu’on  ait 
eftimé  la  vie  des  hommes  plus  que  l’argent. 
Quant  à  l’or,  les  Chinois  n’en  ont  jamais  re¬ 
cueilli  que  ce  que  les  torrens  en  rouîoient  parmi 
le  fable,  8c  c’efl  un  profit  confidérable  qui  coûte 
peu  de  peine. 

La  mer  qui  change  de  bords  comme  les  riviè¬ 
res  de  lit,  mais  dans  des  efpaces  proportionnés 
^ux  malles  d’eau  ;  la  mer  qui  fait  un  pas  en  dix 
ficelés  ,  mais  dont  chaque  pas  fait  cent  révo¬ 
lutions  fur  ce  globe,  couvroit  autrefois  les  fa¬ 
bles  qui  forment  aujourd’hui  le  Nankin  8c  le 
Tche-kiang.  Ce  font  les  plus  belles  provinces 
<5e  l’empire.  Les  Chinois  ont  repoufïé  ,  contenu  , 
maitriPe  l’océan  ,  comme  les  Egyptiens  domptè¬ 
rent  le  Nil.  Ils  ont  rejoint  au  continent  des  terres 
que  les  eaux  en  avoient  féparées.  Iis  luttent  encore 
contre  ce  mouvement  fupérieur  qui  ,  tenant  au 
iyfteme  des  cieux  ,  challe  la  mer  d’orient  en  occi¬ 
dent*  Les  Chinois  oppofent  à  l’aétion  de  l’nniU 


$  6  Hijloire 

vers  la  réaction  de  Pinduftrie  ;  &  tandis  que  les 
nations  les  plus  célébrés  ont  fécondé  par  la  fureur 
des  conquêtes  les  mains  dévorantes  du  tems  dans 
la  dévaluation  du  globe  ,  ils  combattent  8c  retar¬ 
dent  les  progrès  fucceffifs  de  la  deftrnétion  uni- 
verfelle  par  des  efforts  qui  paroîtroient  furnatu- 
rels,  s’ils  n’étoient  continuels  8c  fenfibles. 

A  la  culture  de  la  terre  ,  cette  nation  ajoute 
pour  ainfî  dire  la  culture  des  eaux.  Du  fein  des 
rivières  qui  communiquant  entr’elles  par  des 
canaux  coulent  le  long  des  villes  innombrables 
de  l’empire  ,  on  voit  s’élever  des  cités  flottantes 
formées  du  concours  d’une  infinité  de  bateaux 
remplis  d’un  peuple  qui  ne  vit  que  fur  les  eaux , 
8c  ne  s  occupe  que  de  la  pêche.  L’océan  lui-même 
elt  couvert  8c  fillonné  de  ces  milliers  de  barques 
dont  les  mats  reflemblent  de  loin  à  des  forêts 
mouvantes.  Anfon  reproche  aux  pêcheurs  établis 
fur  ces  bâtimens  de  ne  s’être  pas  diftraits  un 
moment  de  leur  travail ,  pour  confidérer  fon  vaif- 
feau,  le  plus  grand  qui  jamais  eut  mouillé  dans 
ces  parages.  Mais  cette  infenfîbilité  pour  une 
chofe  qui  paroifloit  inutile  aux  matelots  Chinois  , 
quoiqu’elle  ne  fut  pas  étrangère  à  leur  profeflion  , 
prouve  peut-être  le  bonheur  d’un  peuple  qui  comp¬ 
te  pour  tout  Inoccupation,  8c  la  curiofité  pour 
rien  :  l’une  eft  l’aliment  de  l’ame  ,  l’autre  n’en  eft 
que  la  faim. 

Les  Chinois  s’attachent  de  préférence  aux  objets 
de  l’utilité  la  plus  direéte.  Comme  ils  travaillent 
fans  cefTe  la  terre,  ils  la  font  travailler  fans  rel⬠
che.  Quoiqu’ils  ayent  comme  les  autres  nations 
des  terreins  bons  &  mauvais ,  ils  fbppléent  par¬ 
tout  à  la  nature  par  la  culture.  Où  le  foc  ne  fuffit 
pas ,  la  bêche  eft  employée  ;  8c  des  filions  pro¬ 
fondément  creufés  récompenfent  au  double  la 


philofophique  &  politique.  0  / 

peine  du  laboureur.  Les  terres  du  nord  produifent 
ordinairement  du  bled  j  celles  du  midi  du  ris  > 
toutes  une  abondance  prodigieufe  de  légumes. 

Les  prairies  ne  font  pas  en  honneur  à  la  Chine. 
On  y  a  calculé  qu'un  champ  rendoit  autant  de 
paille  pour  les  beftiaux  ,  qu'un  pré  de  la  me¬ 
me  grandeur  auroit  fourni  de  foin  ;  &  Ton  a 
conclu  qu’il  valoit  mieux  avoir  trop  de  bled  .  ,  & 
nourrir  quelques  animaux  du  fuperflu  des  grains , 
que  de  laifler  mourir  de  faim  un  feul  homme 
devant  un  tas  de  fourage.  Cependant  on  cleve 
des  buffles  pour  le  labourage  ,  mais  on  a  moins 
de  bœufs  &  de  chevaux  que  nous.  Le  bœuf 
pourroit  fervir  à  la  nourriture  des  hommes,  qui 
doit  être  confidérable  dans  un  pays  où  elle  eft 
proportionnée  à  la  grandeur ,  à  la  continuité  des 
travaux  ;  mais  on  la  trouve  dans  le  poiflon  ,  les 
légumes  8c  les  confitures.  Le  cheval  eft  com¬ 
mode  pour  voiturer  les  marchandées  8c  les  hom¬ 
mes  ^  mais  les  canaux  créufés  dans  tout  l’empire 
de  la  Chine,  8c  multipliées  d’un  fleuve  à  l'autre  * 
rendent  les  tranfports  8c  les  voyages  d’une  facilité 
furprenante.  Dans  les  villes,  l’empereur  8c  les 
magiftrats  font  portés  en  palanquin  par  des  ci¬ 
toyens  qui  rendent  en  êtres  libres  des  fervices 
d’efclaves.  On  ne  regarde  point  comme  aviliffante 
une  fonétion  dont  on  pourroit  charger  des  ani¬ 
maux  ,  mais  dont  un  homme  peut  vivre.  Pour 
ie  faire  fubfifter  ,  tout  engrais  eft  confervé  ,  tour 
engrais  eft  mis  à  profit  avec  une  vigilance  extrême, 
8c  ce  qui  fort  de  la  terre  féconde  y  rentre  pour  la 
féconder  encore.  Le  grand  fyftême  de  la  nature 
qui  Ce  reproduit  dans  fes  débris  eft  mieux  enten¬ 
du,  mieux  fuivi  à  la  Chine  que  dans  tous  les 
autres  pays  du  monde.  On  n’y  dit  pas  que  les 
cieux  ont  ete  faits  pour  l’homme  ,  mais  que  la  terre 

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S  8  Hiftoîre 

cil  à  fon  ufage ,  &  que  cet  ufage  dépend  de  fort 
travail. 

Il  n’y  a  donc  point  d’état  où  l'agriculture  foie 
auiïi  floriflante  qu’à  la  Chine.  Cet  avantage ,  le 
plus  ?rand  dont  puifle  jouir  une  fociété,  fort 
de  plu-lîeurs  fources  également  refpeélabîes. 

La  première  eft  le  caractère  de  la  nation  la 
plus  laborieufe  que  Ton  connoiffe ,  &  Y  une  de  cel¬ 
les  dont  la  conftitution  phyfique  exige  le  moins 
de  repos.  Tous  les  jours  de  l’année  font  pour 
elle  des  jours  de  travail,  excepté  le  premier  défi 
tiné  aux  vifites réciproques  des  familles,  &  le  der¬ 
nier  confacré  à  la  mémoire  des  ancêtres.  L’un  eft 
un  devoir  de  fociété  ,  l’autre  un  culte  domeftique. 
Cl.  *  ce  peuple  de  fages,  tout  ce  qui  lie  &  civilife 
les  h  urnes  eft  religion  ,  <k  la  religion  elle-même 
n’eft  que  la  pratique  des  vertusfociales.  C’efl:  un 
peuple  mûr  de  raifonnabîe ,  qui  n’a  befoin  que 
du  frein  des  loix  pour  être  jufte.  Le  culte  intérieur 
ed  l’amour  de  fes  peres  vivans  ou  morts  ;  le  culte 
public  eû:  l’amour  du  travail,  &  le  travail  le  plus 
reiigieufement  honoré  ,  c’eft  l’agriculture. 

On  y  révéré  la  générofité  de  deux  empereurs  l 
qui  préférant  l’état  à  leur  famille  ,  écartèrent  leurs 
propres  enfans  du  trône  ,  pour  y  faire  affeoir  des 
hommes  tirés  de  la  charrue.  On  y  vénère  la  mé¬ 
moire  de  ces  laboureurs,  qui  jetterent  les  germes 
du  bonheur  5c  de  la  fiabilité  de  l’empire  dans  le 
fein  fertile  de  la  terre ,  fouree  intariflable  de  la 
reproduction  desmoiffons,  &  de  la  multiplication 
des  hommes. 

A  l’exemple  de  ces  rots  agricoles ,  tous  les  em¬ 
pereurs  de  la  Chine  le  font  devenus'  par  état. 
Une  de  leurs  fondions  publiques  eft  d'ouvrir  la 
terre  au  printems  avec  un  appareil  de  fête  &  de 
magnificence  qui  attire  des  environs  tous  lescultt* 


philosophique  &  politique 

vateurs.  Ils  courent  en  foule  pour  être  témoins  de 
rhonneur  folemnel  que  le  prince  rend  au  pre¬ 
mier  de  tous  les  arts.  Ce  n’eft  plus  comme  dans 
les  fables  de  la  Grece ,  un  Dieu  qui  garde  les  trou¬ 
peaux  d’un  roi  :  c’eft  le  pere  des  peuples  qui ,  la 
main  appesantie  fur  le  foc  ,  montre  à  fes  enfans 
les  véritables  tréfors  de  l’état.  Bientôt  après  il 
revient  au  champ  qu’il  a  labouré  lui-même  y 
jetter  les  femences  que  la  terre  demande.  Dans 
ie  même  tems  les  vice-rois  répètent  dans  toutes 
les  provinces  les  mêmes  cérémonies  en  préfence 
d’une  multitude  de  laboureurs.  Les  Européens  qui 
ont  été  témoins  de  ces  folemnités  à  Canton  ,  ne 
peuvent  en  parler  fans  attendriffement.  Ils  nous 
font  regretter  que  cette  fête  politique  dont  le  but 
efl;  d’encourager  au  travail ,  nefoit  pas  fubftituée 
dans  nos  climats  à  tant  de  fêtes  religieufes  ,  qui 
femblent  inventées  par  la  fainéantife  pour  la  fté- 
rilité  des  campagnes. 

Ce  n’eft  pas  qu’on  doive  fe  perfuaderque  la 
cour  de  Pékin  fe  livre  férieufement  à  des  travaux 
champêtres  :  les  arts  de  luxe  font  trop  avancés 
à  la  Chine ,  pour  que  ces  démonftrations  ne  foient 
pas  une  pure  cérémonie.  Mais  la  loi  qui  force  ie 
prince  à  honorer  ainfi  la  profeflïon  des  laboureurs, 
doit  tourner  au  profit  de  l’agriculture.  Cet  hom¬ 
mage  rendu  par  le  fouverain  à  l’opinion  publique, 
contribue  à  la  perpétuer;  &  l’influence  de  l’opi¬ 
nion  eft  le  premier  de  tous  les  refforts  du  gouver¬ 
nement. 

Cette  influence  efl:  entretenue  à  la  Chine  par 
les  honneurs  accordés  à  tous  les  laboureurs  qui 
le  diftinguent  dans  la  culture  des  terres.  Si  quel- 
qu’un  d’eux  a  fait  une  découvertes  utile  à  la  pro~ 
feflïon ,  il  efl;  appellé  à  la  cour  pour  éclairer  le 
prince  3  &  l’état  le  fait  voyager  dans  toutes  les 


Br 


fô  Hijioîre 

provinces  pour  former  les  peuples  à  fes  méthodes* 
Enfin  y  dans  un  pays  où  la  noblefie  n’eft  pas  ur& 
fcmvenir  héréditaire ,  mais  une  récompenfe  per- 
fonaelle  ;  dans  un  pays  où  Ton  ne  diftingue  ni 
la  noble  fie  5  ni  la  roture  ,  mais  le  mérite,  la  plupart 
des  magiftrats  &  des  hommes  élevés  aux  premiè¬ 
res  charges  de  l’empire ,  font  choifis  dans  des  famil¬ 
les  de  laboureurs  *  qui  le  plus  fouvent  ont  affez 
d’aifance  pour  donner  de  l’éducation  à  leurs  enfan s.. 

Ces  encouragemens  qui  tiennent  aux  mœurs 
font  encore  appuyés  par  les  meilleures  inftitutions 
politiques.  Tout  ce  qui  de  fa  nature  ne  peut  être 
partagé  >  comme  la  mer,  les  fleuves  ,  les  canaux  * 
eft  commun  y  tous  en  ont  la  joui  fiance  >  perfonne 
n’en  a  la  propriété.  La  navigation ,  la  pêche  ,.  la 
ehaffe  font  libres.  Les  biens  font  indépendant 
comme  les  hommes.  Il  n’y  a  ni  fervitude  réelle  9 
ni  fervitude  perfonnelle.  Un  citoyen  qui  pofiede 
un  champ  acquis  ou  tranfmis  ne  fe  le  voit  pas 
difputer  par  les  abus  tyranniques  des  loix  féodales* 
Les  prêtres  même  fi  hardis  par  -  tout  à  former 
des  prétentions ,  ne  l’ont  jamais  tenté  à  la  Chine* 
Un  peuple  éclairé  n’auroit  pas  manqué  de  voir 
un  fou  dans  un  bonze ,  qui  auroit  foutenu  que  les 
aumônes  qu’il  recevoir  étoient  une  prérogative 
înféparable  de  fon  caraéfccre.  Le  ciel  n’a  donné 
dans  ce  pays  d'autre  droit  que  celui  du  travail 
fur  la  fub  fi  fiance* 

La  modicité  des  impôts  achevé  d’afitirer  les 
progrès  de  l’agriculture.  Tout  ce  que  les  produc¬ 
tions  de  la  terre  payent  à  l’état  fe  réduit  depuis 
le  dixième  jufqu’au  trentiemè  du  revenu ,  fuivant 
la  qualité  du  fol.  La  monarchie  n’a  jamais  connu 
d’autre  tribut.  Les  chefs  ne  fongent  pas  à  l’aug¬ 
menter  y  ils  n’oferoient  combattre  à  ce  point  l’ufage 
Sc  l’opinion ,  qui  font  tout  à  la  Chine.  Sans  doute 


philofophique  &  politique.  91 

quelques  empereurs  ,  quelques  miniftres  auront 
tenté  de  changer  l’ordre  à  cet  égard  :  mai» 
comme  c’eft  une  entreprife  longue  ,  &  qu’il  n’y 
a  pas  d’homme  qui  puilfe  fe  flatter  de  vivre  aflèz 
pour  en  voir  le  fuccès ,  on  y  aura  renoncé.  Les 
méchans  veulent  jouir  fans  délai,  &  c’eft  ce  qui 
les  diftingue  des  bons  citoyens.  Ceux-ci  méditent 
des  projets,  répandent  des  vérités  uriles ,  fans 
efpérance  de  les  voir  eux-mêmes  profpérer  •  mais 

ils  aiment  les  générations  à  naître  comme  celle 
qui  exifte. 

Ainfi  3  par  des  circonftances  heureufes  3  la 
Chine  ignore  l’oppreflion  de  l’impôt.  Des  Man¬ 
darins  le  perçoivent  en  nature.  Sa  deftination 
prévient  les  infidélités.  On  fait  qu’une  partie  de 
cette  redevance  eft  employée  à  la  nourriture  du 
magiftrat  &  du  foldat.  Le  prix  de  la  portion 
qu’on  en  a  vendu  eft  porté  dans  le  tréfor  de  l’état, 
d’où  il  ne  fort  que  pour  les  befoins  publics.  Enfin  ' 
il  en  refte  dans  les  magafins  pour  les  tems  de  di- 
fette  ,  ou  1  on  rend  au  public  ce  qu’il  avoir  comme 
prete  dans  les  tems  d’abondance. 


,  Une  adminiftration  fi  fimple ,  fi  paternelle 
répand  un  air  d  aifance  dans  tout  l’empire.  Les 
Chinois  font  bien  nourris  &  vêtus  convenable- 
ment.  Des  toiles  groflîeres  de  coton  teintes  quel¬ 
quefois  en  noir ,  &  plus  fouvent  en  bleu,  for¬ 
ment  1  habillement  ordinaire  du  bas  peuple.  Les 
citoyens  au-deiïiis  font  vêtus  de  foie.  La  laine 
elt  d  un  ufiage  alfez  commun  dans  les  '  provinces 
eptentrionales.  On  n  eft  pas  parvenu  à  en  fabri¬ 
quer  de  beaux  draps  dans  un  pays  où  la  foie 
eft  nee&  couvre  les  campagnes  ;  mais  les  étoffes 

ordinaires  de  laine  ne  font  guère  inférieures  aux 
nôtres. 

Au  dernier  dénombrement ,  la  Chine  avoir 


’ÿï  Hiftoîre 

S9  >  79$  »  3^4  hommes  en  état  «ïe  porter  îe§ 
armes,  fans  compter  les  Mandarins  &  les  Bonzes.. 
Il  n’y  a  point  dans  l’univers  de  région  qui  con¬ 
tienne  autant  de  monde  dans  la  même  étendue 
de  terrein.  La  population  y  eft  fi  exceffive  que 
la  politique  devroit  peut-être  prendre  autant  de 
foins  pour  l’arrêter,  qu’elle  en  prend  ailleurs  pour 
l’augmenter.  Les  annales  de  cet  empire  attefient 
qu’il  y  a  peu  de  mauvaifes  récoltes  qui  n’occafioa- 
nent  des  révoltes.  Les  défordres  que  ces  émeutes 
entraînent  ne  peuvent  qu’accroître  de  mille  ma¬ 
niérés  le  mal  qui  les  a  fait  naître.  Il  fe  perd  beau¬ 
coup  de  ces  fubfiftances  qu’on  fedifpute  les  armes 
à  la  main.  L’état,  comme  un  corps  foulage,  mais 
affaibli  ,  fe  trouve  au  fortir  de  ces  agitations 
moins  peuplé  qu’il  ne  pourroit  l’être  fans  danger» 
A  la  vérité  ,  ce  qui  refte  d’habitans  après  les 
maffacres ,  repeuple  aifément  dans  les  douceurs 
d’une  paix  qu’aucun  voifin  ne  trouble  ;  mais  la 
population  devenant  encore  furabondante  ,  l’em¬ 
pire  trop  épris  de  fon  pays,  de  fes  loix  &  de 
les  mœurs,  pour  fonder  des  colonies  qui  tôt  ou 
tard  dégénéroient  en  fecouant  le  joug  ,  retombe 
dans  les  convulfions  qui  réfultent  de  fa  vigueur 
même,  &  vit  ainfi  dans  une  fermentation  con¬ 
tinuelle. 

Il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs  les  caufes  qui 
bornent  à  la  Chine  les  progrès  du  defpotifmeo 
Ces  révolutions  fréquentes  fuppofent  un  peuple 
afiez  éclairé  pour  fentir  que  le  refpeét  pour  le 
droit  de  propriété,  que  la  fbumifiion  aux  loix 
ne  font  que  des  devoirs  du  fécond  ordre  fubor- 
donnés  aux  droits  imprefcriptibles  de  la  nature  * 
qui  n’a  dû  former  les  fociétés  que  pour  les  befoins 
de  tous  les  hommes  qui  les  compofent.  Lorfque 
ceschofes  de  première  néceffîté  viennent  à  marU 


philofophique  &  politique.  93 

tquer  ,  les  Chinois  ne  reconnoiflent  plus  une 
puilfance  qui  ne  les  nourrit  pas.  C’eft  le  pouvoir 
de  conferver  qui  fait  le  droit  des  rois.  Ni  la  reli¬ 
gion,  ni  fa  morale  ne  didlent  d'autres  maximes 
à  la  Chine. 

:  L'empereur  fait  qu'il  régné  fur  une  nation 
qui  n’eft  attachée  aux  loix  qu’autant  qu’elles  font 
fon  bonheur.  Il  fait  que  s’il  le  livroit  un  moment 
à  cet  efprit  de  tyrannie  ,  ailleurs  fi  commun  5 
desiecouffes  violentes  le  précipiteroient  du  trône. 
A  in  fi  placé  à  la  tête  d’un  peuple  qui  l’obferve  Sc 
qui  le  juge  ,  il  ne  s’érige  pas  en  phantôme  reli¬ 
gieux  à  qui  tout  efï  permis.  Il  ne  déchire  pas 
le  contrat  inviolable  qui  l’a  mis  fur  le  trône.  Il 
eft  fi  convaincu  que  le  peuple  connoît  fes  droits 
Sc  les  fait  défendre  ,  que  lorfqu’une  province 
murmure  contre  le  Mandarin  qui  la  gouverne  ,  il 
le  révoque  fans  examen  ,  Sc  le  livre  à  un  tribunal 
qui  le  pourfuit  s’il  eft  coupable.  Mais  fut-il  in¬ 
nocent,  il  ne  feroit  pas  remis  en  place.  C’eft  un 
crime  en  kii  d’avoir  pu  déplaire  au  peuple.  On  le 
traite  comme  un  inftituteur  ignorant  qui  priveroit 
un  pere  de  l’amour  que  fes  enfans  lui  portent. 

Cette  néceffité  ou  eft  le  prince  d’être  jufte 
doit  le  rendre  plus  fage  Sc  plus  éclairé.  Il  eft 
à  la  Chine  ce  qu’on  veut  faire  croire  aux  autres 
princes  qu’ils  font  par-tout,  l’idole  de  la  nation. 
Il  femble  que  les  mœurs  &  les  loix  y  tendent  de 
concert  à  établir  cette  opinion  fondamentale,  que 
la  Chine  eft  une  famille  dont  l’empereur  eft  le 
chef.  Ce  n’eft  pas  comme  conquérant,  ce  n’eft 
pas  comme  légiflateur,  qu’il  a  de  l’autorité, 
c’eft  comme  pere  :  c’eft  en  pere  qu’il  eft  ccnfé 
gouverner ,  récompenfer  Sc  punir.  Ce  fcntimenc 
délicieux  lui  donne  plus  de  pouvoir  que  tous  les 

i  ^  ^  artifices  des  miniftres 


94  Hiftoïre 

nTen  peuvent  donner  aux  defpotes  des  autres  na~ 
rions.  On  ne  fauroit  imaginer  quel  refpeét  ,  quel 
amour  les  Chinois  ont  pour  leur  empereur,  c’eft 
à-dire,  pour  le  pere,  ou  comme  ils  le  difent ,  pour 
le  grand  pere  ,  pour  le  pere  univerfel. 

Ce  culte  publie  eft  fondé  fur  celui  qui  eft  établi 
par  l’éducation  domeftique.  A  la  Chine  ,  un 
pere  ,  une  mere  confervent  une  autorité  abfo- 
lue  fur  leurs  enfans  ,  à  quelque  âge ,  à  quelque 
dignité  qu  ils  (oient  parvenus.  Le  pouvoir  pater¬ 
nel  de  1  amour  filial  font  le  r effort  de  cet  empire  * 
c’eft  le  foutien  des  mœurs  :  c’eft  le  lien  qui  unit 
le  prince  aux  fujets,  les  fujets  au  prince  ,  de  les 
citoyens  entr’eux.  Le  gouvernement  des  Chinois 
eft  revenu  par  les  dégrés  de  fa  perfection  au 
point  d’où  tous  les  autres  font  partis  ,  de  femblent 
s’éloigner  au  gouvernement  patriarchal ,  qui  eft 
celui  de  la  nature  même. 

L’empire  nepafte  pas  à  l’aîné  des  princes,  mais 
à  celui  que  l’empereur  &  le  confeil  fupreme  des 
Mandarins  en  jugent  le  plus  digne.  Ainli  l’ému¬ 
lation  de  la  gloire  de  de  la  vertu  regne-t-elle  juf- 
ques  dans  la  famille  impériale.  C’eft  le  mérite 
qui  brigue  le  trône,  de  c’eft  par  les  talens  qu’un 
héritier  y  parvient.  Des  empereurs  ont  mieux  aimé 
chercher  des  fuccefleurs  dans  une  maifon  étran¬ 
gère  ,  que  de  laiffer  les  rênes  du  gouvernement  en 
des  mains  foibles. 

Les  vice -rois  de  les  magiftrats  participent  à 
l’amour  du  peuple  comme  à  l’autorité  du  monar¬ 
que.  Le  peuple  a  même  une  mefure  d’inclulgence 
pour  les  fautes  d’adminiftration  qui  leur  échap¬ 
pent  ,  comme  il  en  a  pour  celles  du  chef  de 
l’empire.  Il  n’eft  pas  enclin  aux  féditions,  comme 
on  doit  l’être  dans  nos  contrées.  On  ne  voit  pas 
à  la  Chine  un  corps  de  nobleftè  qui  puifte  former 


phïlofopJûque  &  politique.  9  5 

-Du  conduire  des  factions.  Les  Mandarins  font  des 
philofophes  de  la  feéte  de  Confucius  ,  qui  ne 
tenant  point  à  des  familles  riches  8c  pu  1  flan  tes  T 
n’ont  d’autre  appui  que  celui  que  leur  donne  le 
trône.  Ils  font  élevés  dans  une  doétrine  qui  inf» 
pire  Thumanité ,  l’amour  de  l’ordre  ,  la  bienfai- 
îance  ,  le  refpeét  pour  les  loix.  Ils  répandent  fans 
ceffe  ces  fentimens  dans  le  peuple ,  1k  lui  font 
aimer  chaque  loi ,  parce  qu’ils  lui  en  montrent 
t’efprit  8c  l’utilité.  Le  prince  meme  ne  donne  pas 
un  édit  qui  ne  foit  une  inftruéiion  de  morale  8c 
de  politique.  Le  peuple  s’éclaire  nécefTairement 
fur  fes  intérêts  8c  fur  les  opérations  du  gouverne¬ 
ment  qui  s’y  rapportent.  Plus  éclairé  ,  il  doit  être 
plus  tranquille. 

La  fuperftition  qui  par -tout  ailleurs  agite  les 
nations,  affermit  le  defpotifme  ou  renverfe  les 
trônes  :  la  fuperftition  eft  fans  pouvoir  à  la  Chine. 
Les  loix  la  tolèrent  :  mais  elle  ne  donne  jamais 
des  loix.  Pour  avoir  part  au  gouvernement,  il 
faut  être  de  la  feéte  des  lettrés  ,  qui  n’admet  au¬ 
cune  fuperftition.  On  ne  permet  pas  aux  Bonzes 
de  fonder  fur  les  dogmes  de  leurs  feétes  les  de¬ 
voirs  de  la  morale ,  8c  par  conféquent  d’en  dif= 
penfer.  La  Chine  eft  pourtant  remplie  de  ces 
hommes  vils,  révérés  de  la  populace  ,  8c  méprifés 
de  la  cour  •  mais  s’ils  corrompent  une  partie  de  la 
nation, ce  n’eft  pas  du  moins  celle  dont  l’exemple 
&  l’autorité  influent  fur  les  mœurs. 

Rien  n’eft  plus  difficile  que  de  les  changer  9 
parce^  qu’elles  font  infpirées  par  l’éducation , 
peut-etre  la  meilleure  que  l’on  connoifle.  On  ne 
îe  preffe  point  d’inftruire  les  enfans  avant  l’agede 
cinq  ans.  Alors  on  leur  apprend  à  écrire  ,  8c  ce 
font  d’abord  des  mots,  ou  des  hiérogliphes  ,  qui 
leur  rappellent  des  chofes  fenfibles  ,  dont  on  tâche 


t)6  Hifioire 

en  même  tems  de  leur  donner  des  idées  juftes* 
Enfuite  on  leur  fait  apprendre  une  fuite  de  vers 
qui  contiennent  des  maximes  de  morale ,  dont 
on  leur  montre  l’application  dans  un  âge  plus 
avancé  :  on  leur  fait  apprendre  la  philofophie 
de  Confucius.  Telle  eft  l’éducation  des  hommes 
du  peuple.  Celle  des  enfans  qui  peuvent  pré¬ 
tendre  aux  honneurs  commence  de  même  ;  mais 
on  y  ajoute  bientôt  d’autres  études  qui  ont  pour 
objet  la  conduite  de  l’homme  dans  les  différens 
états  de  la  vie. 

Les  mœurs  à  la  Chine  font  preferites  par  les 
k)ix  ,  &  maintenues  par  les  manières  que  pref- 
crivcnt  auffi  les  loix.  Les  Chinois  font  le  peuple 
de  la  terre  qui  a  le  plus  de  préceptes  fur  les  a  étions 
les  plus  ordinaires.  Le  code  de  leur  politefle  eft 
fort  long,  &  les  dernieres  claffes  des  citoyens  en 
font  inftruits ,  &  s’y  conforment  comme  les  Man- 
darins  &  la  cour. 

Les  loix  de  ce  code  font  inftituées  ainfi  que 
toutes  les  autres  pour  perpétuer  l’opinion  que  la 
Chine  n’eft  qu’une  famille ,  &  pour  preferire 
aux  citoyens  les  égards  &  les  prévenances  mutuel- 
les  que  des  {reres  doivent  à  des  freres.  Ces  rites 
ces  maniérés  rappellent  continuellement  aux 
mœurs.  Elles  mettent  quelquefois ,  il  eft  vrai,  la 
cérémonie,  à  la  place  dufentiment;  mais  com- 
bienfouvent  ne  le  font-elles  pas  revivre.  Elles  font 
une  forte  de  culte  qu’on  rend  fans  celle  à  la  ver¬ 
tu.  Ce  culte  frappe  les  yeux  des  jeunes  gens.  Il 
nourrit  en  eux  le  refpeét  pour  la  vertu  même  , 
&  fi ,  comme  tous  les  cultes ,  il  fait  des  hypo¬ 
crites  ,  il  entretient  auffi  un  zele  véritable.  li  y 
a  des  tribunaux  érigés  pour  punir  les  fautes  con¬ 
tre  les  manieras ,  comme  il  y  en  a  pour  juger 
des  crimes  &  des  vertus.  On  punit  le  crime  par 


philofophique  &  politique ,  97 

des  peines  douces  &  modérées  ;  on  récompenfe 
h  verru  par  des  honneurs.  Ainfi  l’honneur  eh 
un  des  re (Torts  qui  entrent  dans  le  gouvernement 
de  la  Chine.  Ce  n’eft  pas  le  reflort  principal ,  il 

y  eft  plus  fort  que  la  crainte ,  &  plus  foible  que 
l’amour. 

Avec  de  pareilles  inftitutions  ,  la  Chine  doit 
etre  le  pays  de  la  terre  où  les  hommes  font  le 
plus  humains.  Audi  voit-on  l’humanité  des  Chi¬ 
nois  jufques  dans  ces  occafions  où  la  vertu  femble 
n’exiger  que  de  la  juftice,  3c  la  juftice  que  de 
la  rigueur.  Les  prifonniers  font  détenus  dans 
des  logemêns  propres  3c  commodes ,  où  ils  font 
bien  traites  jufqu  au  moment  de  leur  fentence. 
Souvent  toute  la  punition  d’un  homme  riche  fe 
réduit  à  l’obligation  de  nourrir  ou  de  vêtir  pen¬ 
dant  quelque  tems  chez  lui  des  vieillards  &  des 
orphelins.  Nos  romans  de  morale  3c  de  politique 
font  l’hiftoire  des  Chinois.  Ils  ont  tellement  ré¬ 
glé  les  a  étions  de  l’homme ,  qu’ils  n’ont  prefque 
pas  befoin  de  fentimens.  Cependant  ils  mfpirenc 
les  uns  pour  donner  du  prix  aux  autres. 

L  efprit  patriotique  ,  ce  que  les  Anglois  appel¬ 
lent  public  fpirit ,  cet  efprit ,  fans  lequel  les  états 
font  des  peuplades  ,  3c  non  pas  des  nations  ,  eft 
plus  fort ,  plus  aétif  à  la  Chine,  qu’il  ne  l’eft 
peut-être  dans  aucune  république.  C’eft  une  chofe 
commune  que  de  voir  des  Chinois  réparer  les 
grands  chemins  par  un  travail  volontaire,  des 
hommes  riches  y  bâtir  des  abris  pour  les  voya¬ 
geurs  ;  d  autres  y  planter  des  arbres.  Ces  aétions 
publiques  qui  reffentent  plutôt  l’humanité  bienfai- 
fante  que  1  oftentation  de  la  générofité,  ne  font 
pas  rares  â  la  Chine. 

Il  y  a  des  tems  ou  elles  ont  été  communes , 
d  autres  tems  ou  elles  l’ont  été  moins;  mais  la 
Tome  L  G 


5)8  Hiftoire 

corruption  amenoit  une  révolution,  &  les  mœurs 
fe  réparaient.  La  derniere  invafion  des  Tartares 
les  avoit  changées  :  elles  s’epurent  a  mefure  que 
les  princes  de  cette  nation  conquérante  quittent 
les  fuperftitions  de  leur  pays  ,  pour  adopter  l’ef- 
pnt  du  peuple  conquis  ,  &  qu  ils  font  inftruits  par 
les  livres  que  les  Chinois  appellent  canoniques. 

On  ne  doit  pas  tarder  à  voir  tout-à-fait  revivre 
le  caractère  eftimable  de  la  nation  ;  cet  efprit 
de  fraternité,  de  famille  ^  ces  liens  aimables  de 
la  fociété  qui  forment  dans  le  peuple  la  douceur 
des  mœurs  de  Rattachement  inviolable  aux  loix. 
Cette  efpérance  eft  due  à  1  ufage  ou  on  eft  de 
n’élever  aux  emplois  que  des  hommes  de  la  feéte 
des  lettrés ,  dont  l’unique  occupation  eft  de 
s’inftruire  des  principes  de  la  morale  &  du  gou¬ 
vernement.  Tant  que  les  vraies  lumières  feront 
honorées ,  tant  quelles  conduiront  aux  honneurs , 
il  y  aura  dans  le  peuple  de  la  Chine  un  fonds 
de  raifon  &  de  vertu  qu’on  ne  verra  pas  dans 

les  autres  nations. 

Si  l’on  prenoit  pour  l’ouvrage  de  l’enthoufiafme 
ce  tableau  des  mœurs  &  du  gouvernement  d’un 
peuple  heureux ,  il  fuffiroit  de  citer  un  grand 
fait  qui  prouverait  tous  les  autres.  La  population 
n’eft-elle  pas  la  mefure  de  la  fagefte  de  l’admi- 
niftration  ,  &  la  marque  infaillible  de  la  prof- 
périté  d’une  nation  ?  La  population  eft  exceflîve 
à  la  Chine.  Le  refte  de  la  terre  nous  offre  des 
contrées  immenfes  ou  la  tyrannie  a  étouffé  dans 
tous  les  tems  le  germe  de  la  vie  ;  quelques-unes 
quelle  a  changées  en  déferts  ;  d’autres  où  l’on 
fait  aujourd’hui  des  efforts  violens  pour  lever 
les  obftades  qui  s’oppofent,  à  la  multiplication  ; 
tous  ces  gouvernemens  démontrent  l’excès  du 
mal.  La  Chine  trop  peuplée  pour  nourrir  fes  labo- 


*  f 


pïülofophique  &  politique;  ■  9d, 

tieux  habirans  ,  eft  le  fèul  pays  du  monde  qui 
prouve  qu’il  peut  y  avoir  un  excès  dans  le  bien: 

Cependant  il  faut  avouer  que  la  plupart  des! 
connoiftàncès  fondées  fur  des  théories  un  peu 
Compliquées  ,  n’y  ont  pas  fait  lès  progrès  qu’on 
devoit  naturellement  attendre  d’une  nation  an¬ 
cienne  ,  active  ,  appliquée  ,  ôc  qui  depuis  très» 
long-rems  en  tenoit  le  fil.  Cette  énigme  n’ell  pas! 
inexplicable.  La  langue  des  Chinois  demande  une 
étude  longue  &  pénible  qui  occupe  des  hommes 
tout  entiers  durant  leur  vie.  Les  rites ,  les  céré¬ 
monies  qui  les  font  mouvoir  donnent  plus  d’e¬ 
xercice  à  la  mémoire  qu’au  fentiment.  Leurs  ma¬ 
niérés  arrêtent  les  mouvemens  de  l’arne  ,  &  eii 
afïoibhlîent  les  reflorts.  Trop  occupés  des  objets 
d’utilité,  ils  11e  peuvent  pas  s’élancer  dans  la 
carrière  de  1  imagination.  Lin  refpeét  outré  pour 
l’antiquité  les  aftervit  à  tout  ce  qui  eft  établi. 
Lotîtes  ces  caufes  icunies  ont  du  oter  aux  Chinois 
l’efprit  d’invention.  Il  leur  faut  des  fiecles  pour 
perfectionner  quelque  cliofe ,  &  quand  011  penfe 
a  I  état  ou  on  trouva  chez  eux  les  arts  &  les 
fciences  il  y  a  trois  cens  ans  ,  on  eft  convaincu 
de  l’étonnante  durée  de  cet  empire. 

Un  des  arts  que  les  Chinois  ont  le  moins 
perfectionné  eft  celui  de  la  guerre.  Us  ont  une 
milice  innombrable  ,  mais  ignorante  ,  &  qui  ne 
fait  qu’obéir ,  elle  manque  de  tadique  plus  que 
de  courage.  Dans  les  guerres  contre  les  Tartares 
les  Chinois  n’ont  point  fu  combattre  ,  &  fe  fonc 
fait  tuer.  L  amour  pour  leur  gouvernement ,  pour 
leur  patrie,  pour  leurs  loix  ,  doit  leur  tenir  lieu 
d’efprit  guerrier  ,  mais  il  ne  leur  tient  pas  lieu 
de  bonnes  arme»  &  de  la  fcience  de  la  guerre. 

Tel  eft  l’empire  de  la  Chine  dont  on  parle 
tant ,  fans  le  connonre  aftez,  Tel  il  étoit  loifque 


cr  Z 


îoa  Hiftoire 

les  Portugais  y  abordèrent.  Ils  pouvoient  y  pren¬ 
dre  des  leçons  de  fagefle  &  de  gouvernement  ; 
mais  ils  ne  penferent  qu’à  en  tirer  des  richefles 
&  à  y  répandre  leur  religion.  Thomas  Perès , 
leur  ambafladeur ,  trouva  la  cour  de  Pékin  dif- 
pofée  en  faveur  de  fa  nation ,  dont  la  gloire 
remplilfoit  l’Afie.  Elle  avoit  l’eftime  des  Chinois , 
ÿc  la  conduite  de  Ferdinand  d’Andreade  qui  com- 
mandoit  l’efcadre  Portugaife  devoit  encore  aug¬ 
menter  cette  eftime.  Il  parcourut  les  côtes  de  la 
Chine ,  il  y  fit  le  commerce.  Lorfqu’il  voulut 
partir  ,  il  fit  publier  dans  les  poits  ou  il  avoir 
relâché ,  que  fi  quelqu’un  avoit  à  fe  plaindre  des 
Portugais ,  il  eut  à  le  déclarer  ,  &  qu  il  en  auroit 
fatisfaéhon.  Les  ports  de  la  Chine  alloient  leur 
ecre  ouverts  i  Thomas  Peres  alloit  conclure  un 
traité  3  lorfque  Simon  d  Andreade  ,  frété  de  Fer¬ 
dinand  ,  parut  fur  les  côtes  avec  une  nouvelle 
efcadre.  Celui-ci  traita  les  Chinois  comme  depuis 
i  quelque  tems  les  Portugais  traitoient  tous  les  peu- 
•  ',qes  de  l’Afie.  Il  bâtit  fans  permilfion  un  fort  dans 
Pifle  de  Taman ,  &  delà  il  fe  mit  à  piller  ou 
à  rançonner  tous  les  vaifleaux  qui  fortoient  des 
ports  de  la  Chine  ,  &  ceux  qui  y  arrivoient.  Il 
enleva  des  filles  fur  la  côte  5  il  fit  des  Chinois 
efclaves  ;  il  fe  livra  au  brigandage  le  plus  eftrene 
&:  à  la  plus  honteufe  diffolution.  Ses  matelots  & 
fes  foldats  fuivirent  fon  exemple.  Les  Chinois 
irrités  équipperent  une  flotte  nombreufe  :  les 
Portugais  fe  défendirent  vaillamment,  oc  s  échap¬ 
pant  en  fe  faifant  jour  à  travers  la  flotte  enne¬ 
mie.  L’empereur  fit  mettre  Thomas  Perès  en 
prifon ,  où  il  mourut ,  &  la  nation  Portugaife 
fut  bannie  de  la  Chine  pendant  quelques  années. 
Depuis  les  Chinois  s’adoucirent ,  &  il  fut  permis 
aux  Portugais  de  faire  le  commerce  dans  le  port 


philofophique  &  politique.  ioï 

de  Sanciam.  Ils  y  apportaient  de  for  ,  qu’ils  ti- 
roient  d’Afrique  ,  des  épiceries  des  Moluques  ,  Sc 
de  Ceylan  des  dents  d’éléphant  Sc  quelques  pier¬ 
reries.  Ils  en  tiroient  des  étoffes  de  foie  de  toute 
efpece  ,  des  porcelaines  ,  des  vernis  ,  des  plan¬ 
tes  médecinales  ,  Sc  le  thé  ,  qui  eft  depuis  de¬ 
venu  fi  néceflaire  en  Europe  aux  nations  du 
nord. 

Les  Portugais  fe  contentaient  des  loges  &  des 
«omptoirs  qu’ils  avoient  a  Sanciam  ,  Sc  de  la  li¬ 
berté  que  le  gouvernement  de  la  Chine  accor- 
doit  à  leur  commerce  ,  lorfqu’il  s’offrit  une  occa- 
fion  de  fe  procurer  un  établiffement  plus  folide 
Sc  moins  dépendant  des  Mandarins  qui  comman- 
doient  fur  la  côte. 

Un  pirate  nommé  Tehang-fi-lao,  devenu  puif- 
fant  par  fes  brigandages  ,  s’étoit  emparé  de  la 
petite  ifle  de  Macao ,  d’ou  il  tenoit  bloqués  les 
ports  de  la  Chine.  Il  fit  même  le  fiege  de  Can¬ 
ton.  Les  Mandarins  des  environs  eurent  recours 
aux  Portugais  ,  qui  avoient  des  vaiffeaux  à  San¬ 
ciam  ;  ils  accoururent  au  fecours  de  Canton  ,  Sc 
ils  en  firent  lever  le  fiege.  Ils  remportèrent  une 
viétoire  compîette  fur  le  pirate,  qu’ils  pourfui- 
virent  jufques  dans  Macao  ,  où  il  fe  tua. 

L’empereur  de  la  Chine  informé  du  fervice 
que  les  Portugais  venoient  de  lui  rendre  en  eut 
de  la  reconnoiffance,  Sc  leur  fit  préfent  de  Ma¬ 
cao.  Ils  acceptèrent  cette  grâce  avec  joie,  &  ils 
bâtirent  une  ville  qui  devint  floriffante.  Cette 
place  fut  avantageufe  au  commerce  qu’ils  firent 
bientôt  dans  le  Japon. 

Ce  fut  dans  ce  tems  qu’une  tempête  jetta 
par  bonheur  fur  les  côtes  de  ces  îfies  un  vaiffeau 
Portugais.  Ceux  qui  le  montaient  furent  accueil¬ 
lis.  On  leur  donna  tout  ce  qu’il  falloit  pour  fe 

G3 


i 


jo  i  Hijtoire 

Rafraîchir  6c  fe  radouber.  Arrivés  à  Goa  ,  ils  ren-f 
dirent  compte  de  ce  quils  avoient  vu  ,  &  ils  ap¬ 
prirent  au  vice- roi  qu’une  nouvelle  contrée  fort 
riche  6c  fort  peuplée  s’offroit  au  zele  des  million¬ 
naires  ,  à  Tinduftrie  des  négocians.  Les  uns  & 
les  autres  prirent  la  route  du  Japon. 

Ils  trouvèrent  un  grand  empire  qui  ne  cédoit 
point  à  celui  de  la  Chine  par  Les  richefles ,  par 
la  magnificence  de  fes  édifices  ?  &  par  la  fertilité 
de  fes  terres.  Les  Japorjois  fembloient  même  plus 
induftrieux  que  les  Chinois  en  beaucoup  de 
çhofes.  Dans  l’art  de  travailler  leurs  métaux  ,  6c 
fur-tout  l’acier  ,  ils  avoient  une  intelligence  que 
jes  Chinois  n’avcient  pas.  Leur  police  étpit  à 
peu  près  auffi  parfaite  ;  mais  le  gouvernement 
&  les  mœurs  des  deux  nations  ne  fe  reffembloient 
pas. 

Les  grandes  ifies  qui  çompofent  cet  empire,  pla¬ 
cées  fous  un  ciel  orageux  ,  environnées  de  tem¬ 
pères  agitées  par  des  volcans  ,  fujertes  à  ce§ 
grands  accidens  de  la  nature  qui  impriment  h 
terreur ,  étoient  remplies  d’un  peuple  que  la  fu- 
perftition  dorninoit.  Elle  s’y  divife  en  plufieur$ 
fedtes.  Celle  du  Sinros  eft  la  religion  du  pays  ? 
l’ancienne  religion.  Elle  reconnaît  un  être  fuprê- 
irie  ,  l’immortalité  de  l’ame,  6f  elle  rend  un  culte 
a  une  multudç  de  dieux,  de  faints  pu  de  camis  „ 
peft- à-dire  ,  aux  âmes  des  grands  hommes  qui  ont 
fçrvi  &  illuftré  la  patrie.  Le  grand  prêtre  de  cette, 
religion  ,  fous  le  nom  de  Dairi ,  gouvernait  le 
Japon.  Il  étoit  de  la  race  des  dieux,  ôCen  cette 
qualité,  il  régnait  despotiquement  fur  fes  fujetSo 
Empereur  &  grand  pontife,  il  avoit  rendu  à  quel-? 
ques  égards  la  religion  utile  cd  fes  peuples ,  ce  qui 
p’eft  pas  impoffible  dans  les  pays  où  le  facerdoçç 
èft  uni  a  l’empire, 

:  *'  '  •  4  f*  „  .  4  "  ô 


philosophique  &  politique l  Î03 

Dans  ces  ifles  extraordinairement  peuplées  de 
peu  fertiles  en  pâturages  ,  il  étoit  défendu  par  la 
religion  de  fe  nourrir  de  la  chair  des  animaux  , 
de  fur-tout  de  ceux  qu’employe  l’agriculture. 

On  ne  voit  pas  que  la  feéte  du  Sintos  ait  eu 
la  manie  d’ériger  en  crimes  des  aétions  inno¬ 
centes  en  elles-mêmes ,  manie  fi  dangereufe  pour 
les  moeurs.  Loin  de  reprendre  ce  fanatifme  fom- 
bre  &c  cette  crainte  des  dieux  qu’on  trouve  dans 
prefque  toutes  les  religions  ,  le  Sintos  avoit  tra¬ 
vaillé  à  prévenir  ou  à  calmer  cette  maladie  de 
l’imagination  par  des  fêtes  qu’on  célébroit  trois 
fois  chaque  mois.  Elles  étoient  confacrées  à  vifi- 
ter  fes  amis  &  a  pafler  le  jour  en  feftins  de  en  ré- 
jouiflances.  Les  prêtres  du  Sintos  difoient  que  les 
plaifîrs  innocens  des  hommes  étoient  agréables  à 
la  divinité ,  de  que  la  meilleure  maniéré  d’hono- 
rer  les  camis  ,  c’étoit  d’imiter  leurs  vertus  ,  de 
de  jouir  dès  çe  monde  du  bonheur  dont  ils 
jouifient  dans  l’autre.  En  conféquence  de  cette 
opinion  ,  les  Japonois  après  avoir  fait  la  priera 
dans  des  temples  ,  toujours  fitués  dans  des  lieux 
agréables,  alloient  chez  des  courtifanes  qui  habi¬ 
tent  des  maifons  ordinairement  bâties  auprès  des 
temples.  Ces  femmes  étoient  des  religieuses  fou- 
mifes  à  un  ordre  de  moines  qui  retiraient  une 
partie  de  l’argent  qu’elles  avoient  gagné. 

Dans  les  pays  où  la  religion  ne  peut  reprimer 
les  excès  de  l’amour,  c’eft  peut-être  une  fagefie 
de  le  changer  en  culte.  Eh  !  quel  culte  que  celui 
ou  les  hommes  animés  du  feu  de  la  divinité 
concourent  pour  ainfi  dire  â  la  fuite  de  la  créa¬ 
tion  ,  en  perpétuant  fes  ouvrages  par  les  plaifirs 
immortels  de  la  génération.  Qu’on  fe  figure  des 
êtres  qui ,  joignant  tout-à-coup  dans  l’effervef- 
çençe  de  !  âge  l’amour  à  l’amour  ,  les  idées  de  la 

G  4 


*  ô4  Hiftoire 

religion  à  celles  de  la  pallîon  ,  la  plus  vive  que  le 
ciel  ait  accordé  aux  humains  ,  voient ,  Tentent , 
refpirent  Dieu  dans  toutes  leurs  communications , 
vont  l’adorer  enfemble  ,  l’invoquer  8c  l’aifocier  à 
leurs  plaifirs  ,  fe  le  rendre  palpable  8c  fenfibie 
par  cette  effulion  des  âmes  8c  des  fens  où  tout  eft 
myftere  ,  joie  8c  faveur  célefte.  Quel  fujet  de  re- 
connoilïance  éternelle  envers  l’être  des  êtres  ,  que 
d’attendre  8c  de  recevoir  comme  un  préfent  de  fa 
main  le  premier  objet  par  qui  l’on  goûte  une 
nouvelle  vie  ,  l’époufe  ou  l’époux  qu’on  doit  ché¬ 
rir  ,  les  enfans  qui  naillent  d’une  fource  de  dé¬ 
lices  où  ils  iront  fe  reproduire  8c  fe  perdre  à  leur 
tour.  Que  de  biens  dont  la  religion  pourroit  faire 
des  vertus  ,  &  les  récompenfes  de  la  vertu  ;  mais 
qu’elle  profane  8c  dénature  ,  quand  elle  les  repré¬ 
fente  comme  un  fentier  de  crimes,  de  malheurs 
8c  de  peines  !  Oh  !  que  les  hommes  fe  font  éloi¬ 
gnés  des  fondemens  de  la  morale,  en  s’écartant 
des  premiers  fentimens  de  la  nature.  Ils  ont  cher¬ 
ché  les  liens  de  la  fociété  dans  des  erreurs  pé- 
riflables  8c  funeftes.  Si  l’homme  avoit  befoin  d’il- 
lufion  pour  vivre  en  paix  avec  l’homme  ,  que 
ne  les  prenoit-il  dans  les  plus  délicieux  penchans 
de  fon  cœur  !  Quel  moralifte  ,  quel  légiflateur 
fubïime  que  celui  qui  trouveroit  dans  les  befoins 
de  la  confervation  8c  de  la  reproduction  les  moyens 
les  plus  sûrs  de  multiplier  les  individus  ,  8c  de  les 
rendre  heureux  !  Qu’il  faut  plaindre  les  âmes  froi¬ 
des  ,  infenfibles  ,  malheureufes  8c  dures  à  qui  ces 
confidérations  paroîtroient  un  délire  ou  même  un 
attentat. 

La  chafteté  n’étoit  pas  une  vertu  dans  la  reli¬ 
gion  du  Sintos  8c  dans  les  mœurs  Japonoifes  , 
comme  elle  l’eft  à  la  Chine.  Cependant  au  Japon 
l’adultere  étoit  puni  de  mort ,  8c  à  la  Chine  il 


philosophique  &  politique.  105 

îfétoit  qu’une  faute  légère ,  même  aux  yeux  du 
mari. 

La  fcvérité  avec  laquelle  on  puniffoit  l’adul- 
tere  au  Japon ,  venoit  de  l’efprit  de  rigueur  qui 
régné  dans  toutes  les  loix  de  cet  empire.  Elles  font 
cruelles  &  fans  aucune  proportion  entre  la  faute 
ôc  le  châtiment. 

L’empereur  étant  une  perfonne  facrée  ,  un  def- 
cendant,  un  repréfentant  des  dieux  ,  la  plus  légère 
défobéiflance  à  la  moindre  de  fes  loix  étoit  regar¬ 
dée  comme  un  crime  énorme  que  les  plus  grands 
fupplices  pouvoient  à  peine  expier.  Le  coupable 
même  n’étoit  pas  puni  feul.  G)n  enveloppoit  dans 
ion  châtiment  fa  famille  entière. 

Il  s’étoit  introduit  au  Japon  depuis  quelques 
fiecles  une  autre  feéte  ,  qu’on  appelloit  celle  des 
Bubfdoiftes,  du  nom  de  Bubs  ,  fon  fondateur.  Son 
dogme  eft  à  peu  près  le  même  que  celui  de  la  reli¬ 
gion  du  Sintes*  mais  les  Bubfdoiftes  adorent  de 
plus  un  Amida ,  efpece  de  médiateur  entre  Dieu 
&  les  hommes.  Ils  adorent  d’autres  divinités  mé¬ 
diatrices  entre  les  hommes  Sc  Amida.  C’eft  par 
la  multitude  de  fes  préceptes ,  par  l’excès  de  fon 
auftérité  ,  fes  pratiques  Sc  fes  mortifications  ,  que 
cette  religion  s’eft  fiattée  d’obtenir  la  préférence 
fur  le  Sintos. 

L’efprit  du  Bubfdoifme  eft  terrible.  Il  n’infpire 
que  pénitence  5  crainte  exceftive  ,  rigorifme  cruel. 
€  eft  le  fanatifme  le  plus  affreux.  Les  moines  de 
cette  religion  perfuadent  à  leurs  dévots  de  palier 
une  partie  de  leur  vie  dans  les  fupplices  ,  pour 
expier  des  fautes  imaginaires  :  ils  leur  infligent 
eux-memes  la  plupart  de  ces  fupplices  avec  un 
defpotifme  5e  une  cruauté  dont  les  inquifiteurs 
d  Efpagne  pourroient  donner  l’idée ,  avec  cette 
différence  que  les  moines  Japonois  font  eux-mê- 


io6  Hijtolre 

mes  les  bourreaux  des  vi&imes  volontaires  de  la 
luperftition  ,  au  lieu  que  les  inquisiteurs  ne  font 
que  les  juges  des  crimes  6c  des  peines  dont  ils 
ont  été  les  inventeurs  &  les  arbitres.  Les  moines 
Bubidoiftes  tiennent  continuellemant  les  efprits 
de  leurs  fe dateurs  dans  un  état  violent  de  re¬ 
mords  6e  d’expiations.  Cette  religion  eft  fi  fur- 
chargée  de  préceptes  ,  qu’il  eft:  impoflible  de  les 
accomplir.  Elle  peint  les  dieux  toujours  avides 
de  vengeance  6c  toujours  ofFenfés. 

On  peut  s’imaginer  quels  effets  une  fi  horrible 
fuperftition  peut  avoir  fur  le  caractère  du  peuple  3 
6c  à  quel  dégré  d’atrocité  elle  l’a  conduit.  Les 
lumières  d’une  faine  morale  ,  un  peu  de  philofo- 
phie  ,  une  éducation  fage  ,  pouvoient  être  le  re^ 
mede  à  ces  loix  5  à  ce  gouvernement  a  à  cette 
religion, 

A  la  Chine  ,  on  met  entre  les  mains  des  enfans 
des  livres  didaétiques ,  qui  les  inftruifent  en  détail 
de  leurs  devoirs  ,  6c  qui  leur  démontrent  la  ver¬ 
tu  :  aux  enfans  Japonois  ,  on  fait  apprendre  par 
cœur  des  poemes  où  font  célébrées  les  adions 
de  leurs  ancêtres  ,  où  l’on  infpire  le  mépris  de  la 
vie  ,  où  le  fuicide  eft  vanté  comme  l’aétion  la 
plus  héroïque.  Ces  chants  ?  ces  poèmes  qu’on 
dit  pleins  d’énergie  6c  de  grâce  ,  enfantent  l’en- 
thoufiafme.  L’éducation  des  Chinois  réglé  lame  5 
la  difpofe  à  l’ordre  :  celle  des  Japonois  l’enflam¬ 
me  6c  la  porte  àl’héroifme.  On  les  conduit  toute 
leur  vie  par  l’imagination  ,  par  le  fentiment  ;  6c 
les  Chinois  par  la  raifon  6c  les  ufages.  Les  Ja¬ 
ponois  aiment  l’éloquence  6c  la  poefie.  Ils  font 
orateurs ,  ils  peignent  vivement.  Les  Chinois 
dans  leurs  livres  cherchent  la  vérité  ,  ils  ont  plus 
de  tranquillité  6c  de  bonheur  ;  6c  le  Japonois 
avide  de  jouilTances  eft  toujours  prêt  à  fàcnfîeç 


phîlofophique  &  politique f  107 

fa  vie.  Il  femble  qu’en  général  les  Chinois  ren¬ 
dent  â  prévenir  la  violence  &  rimpétuofité  de 
Famé  \  les  Japonois  fon  engourdilïement  8c  fa 
foibleffe. 

La  fefte  de  Confucius  avoir  fait  quelques  pro¬ 
grès  au  Japon  parmi  la  nobleffe  }  mais  les  prêtres 
de  Bubfdoifme  8c  du  Sintos  ne  lui  étoient  pas 
favorables.  Ils  ne  le  furent  pas  davantage  au 
Çhriftianifme ,  lorfqu’on  vint  l’y  prêcher.  Cepen¬ 
dant  les  millionnaires  firent  beaucoup  de  proféli- 
tes  ,  8c  les  marchands  un  commerce  immenfe. 
Les  Portugais  y  tranfportoient  les  marchandifes 
de  l’Inde ,  qu’ils  tiroient  de  Goa ,  8c  Macao  leur 
fervoit  d’entrepôt  pour  les  marchandifes  qu’ils 
tiroient  de  l’Europe.  Elles  confiftoient  la  plupart 
en  bagatelles ,  qu’achetoit  chèrement  un  peuple 
riche  8c  curieux  de  nouveautés.  Audi  emportoit-on 
tous  les  ans  du  Japon  treize  ou  quatorze  millions 
en  or  ,  qui  pafioient  en  grande  partie  à  Lisbonne* 
Les  Portugais  époufoient  au  Japon  de  riches  héri¬ 
tières  5  8c  s'alliaient  aux  familles  les  plus  puisan¬ 
tes.  Ilscemmerçoient  librement  dans  tous  les  ports 
8c  dans  toutes  les  provinces  du  royaume. 

Leur  cupidité  devoit  être  fatisfaite  ,  ainfi  que 
leur  ambition.  Ils  étoient  les  maîtres  des  côtes 
de  Guinée  5  de  la  Perfe ,  8c  des  deux  prefqu’ifles 
de  l’Inde.  Ils  regnoient  aux  Moluques ,  à  Ceylan, 
dans  les  ifles  de  la  Sonde  ,  8c  leur  établilEement 
à  Macao  leur  afluroit  le  commerce  de  la  Chine 
8c  du  Japon.  Les  Romains  dans  leur  plus  grande 
profpérité  n’avoient  pas  eu  un  empire  beaucoup 
plus  étendu.  Au  milieu  de  tant  de  gloire  ,  de 
tréfors  8c  de  conquêtes  ,  les  Portugais  n’avoient 
pas  négligé  cette  partie  de  l’Afrique  fitué  entre 
le  cap  de  Bonne-efpérance  8c  la  met  rouge  ,  qui 
avoit  été  renommée  dans  tous  les  tems  par  la 


xoS  Hifioire 

richefïe  de  fes  productions.  Plufieurs  raifons  le$ 
avoient  portés  à  s’en  occuper.  Les  Arabes  s’y 
étoient  établis  &  fort  multipliés  depuis  plufieurs 
fiecl  es.  Ils  y  avoient  formé  fur  la  côte  de  Zangue- 
fear  plufieurs  petites  fouverainctés  indépendantes 
dont  quelques-unes  avoient  de  l’éclat ,  prefque 
toutes  de  l’aifance.  Ces  établiffemens  dévoient 
leur  profpérité  aux  mines  qui  étoient  dans  les 
terres.  Elles  fournifloient  l’or  3c  l’argent  qui  fer- 
voient  à  l’achat  des  marchandées  de  l’Inde.  Dans 
leurs  principes  ,  les  Portugais  dévoient  chercher 
a  s’emparer  de  ces  richefles&  aies  ôter  à  leurs  con- 
currens.  Ces  marchands  Arabes  furent  aifément 
fubjugués  vers  l’an  1508.  Sur  leurs  ruines  s’éleva 
un  empire  ,  qui  s’étendoit  depuis  Sofala  jufqu’à 
Melinde  ,  3c  auquel  on  donna  pour  centre  Pille 
de  Mozambique.  Elle  n’eft  féparée  du  continent 
que  par  un  petit  canal  ,  3c  n’a  pas  deux  lieues 
de  tour.  Son  port  qui  eft  excellent  ,  3c  auquel 
il  ne  manque  qu’un  air  plus  pur ,  devint  un  lieu 
de  relâche  3c  un  entrepôt  pour  tous  les  vailfeaux 
du  vainqueur.  C’eft-là  qu’ils  attendoient  ces  vents 
réglés  ,  qui  dans  certains  tems  de  l’année  foufflent 
régulièrement  des  côtes  de  l’Afrique  â  celles  de 
Flnde,  comme  dans  d’autres  tems  des  vents  oppo- 
fés  foufilent  des  côtes  de  l’Inde  â  celles  d’Afrique. 

Tant  d’avantages  pouvoient  former  une  ma  fie 
de  puiffance  inébranlable }  mais  les  vices  3c  l’inep¬ 
tie  de  quelques  commandans  ,  Pabus  des  richef- 
fes  ,  celui  de  la  puifiance ,  PivrefTe  des  fuccès  , 
l’éloignement  de  leur  patrie  ,  avoient  changé  les 
Portugais.  Le  fanatifme  de  religion  qui  avoit 
donné  plus  de  force  3c  d’adivité  à  leur  courage  , 
ne  leur  donnoit  plus  que  de  l’atrocité.  Ils  ne  fe  fai- 
foient  aucun  ferupuîe  de  piller,  de  tromper  ,  d’af- 
fervir  des  idolâtres.  Ils  penfoient  que  le  pape  , 


philofophique  &  politique .  109 

en  donnant  aux  rois  de  Portugal  les  royaumes 
d’Afie  ,  n’avoit  pas  refufé  à  leurs  fujets  les  biens 
des  particuliers.  Tyrans  des  mers  de  l’orient  ,  ils 
y  rançonnoient  les  vaiffeaux  de  toutes  les  nations. 
Ils  ravageoient  les  côtes  ;  ils  infultoient  les  prin¬ 
ces  ,  3c  ils  devinrent  dans  peu  l’horreur  &:  le  fléau 
des  peuples. 

Le  roi  de  Tidor  fut  enlevé  dans  fon  palais, 
3c  ma  (Tac  ré  avec  fes  enfans  qu’il  avoir  confiés  aux 
Portugais. 

A  Ceylan,  les  peuples  ne  cultivoient  plus  la 
terre  que  pour  leurs  nouveaux  maîtres  qui  les  trai- 
toient  avec  barbarie. 

Ils  avoient  établi  Pinquifition  à  Goa  5  3c  qui¬ 
conque  étoit  riche  devenoit  la  proie  des  minières 
de  cet  infâme  tribunal. 

Faria  envoyé  contre  des  corfaires  ,  Malais  ,  Chi¬ 
nois  3c  autres ,  alla  piller  les  tombeaux  des  em¬ 
pereurs  de  la  Chine  dans  Pifle  de  Calampui. 

Souza  faifoit  renverfer  toutes  les  pagodes  fur 
les  côtes  de  Malabar  ,  3c  on  égorgeoit  inhumaine¬ 
ment  les  malheureux  Indiens  qui  alloient  pleurer 
fur  les  ruines  de  leurs  temples. 

Correa  terminoit  une  guerre  vive  avec  le  roi 
de  Pegu  ,  3c  les  deux  partis  dévoient  jurer  l’ob- 
fervation  du  traité  furies  livres  de  leurs  religions. 
Correa  jura  fur  un  recueil  de  chanfons  ?  3c  crut 
éluder  un  engagement  par  ce  vil  ftratagéme. 

Nuguès  d’Acughna  voulut  fe  rendre  maître  de 
Pifle  de  Daman  fur  la  côte  de  Cambaie  :  les  habi- 
tans  offrirent  de  la  lui  abandonner ,  s’il  vouloir 
leur  permettre  d’emporter  leurs  richeffes.  Cette 
permiffion  fut  refufée  ,  3c  Nuguès  les  fit  tous 
paffer  au  fil  de  l’épée. 

Diego  de  Silveyra  croifoit  dans  la  mer  rouge. 
Un  vaiffeau  richement  chargé  le  fallu.  Le  capi- 


iio  Hiftoîre 

taine  vint  à  fon  bord  3  &  lui  préfenta  de  la  part 
d’un  général  Portugais  une  lettre  qui  devoir  lui 
fervir  de  paffieport.  Cette  lettre  11e  contenbit  que 
ces  mots  :  je  fupplie  les  capitaines  des  vaijjeaux 
du  roi  de  Portugal  de  s’emparer  du  navire  de  ce 
Maure  comme  de  bonne  prife .  Silveyra  s’empara 
du  navire. 

Bientôt  les  Portugais  n  eurent  pas  les  uns  pour 
les  autres  plus  d’humanité  &  de  bonne  foi ,  qu’ils 
n’en  avoient  pour  les  naturels  du  pays.  Prefquë 
tous  les  états  où  ils  commandoient  étoient  divifés 
en  factions. 

Il  regnoit  par-tout  dans  leurs  mœurs  un  mé¬ 
lange  d’avarice  >  de  débauche  5  de  cruauté  &  dé 
dévotion.  Ils  avoient  la  plupart  fept  ou  huit  con¬ 
cubines  qu’ils  faifoient  travailler  avec  la  derniere 
rigueur ,  <$e  auxquelles  ils  arrachoient  l’argent  qu’el¬ 
les  avoient  gagné  par  leur  travail.  Il  y  a  loin  de 
cette  manière  de  traiter  les  femmes  aux  mœurs 
de  la  chevalerie. 

Les  cômmândans  ,  les  principaux  officiers  ad~ 
mettoient  à  leur  table  une  foule  de  ces  chanteu- 
fes  &.  de  ces  danféufes  dont  l’inde  eft  remplie. 
La  moleffe  s’étoit  introduite  dans  les  maifons  &t 
dans  les  armées.  C’ctoit  en  palanquin  que  les 
officiers  marchoient  a  l’ennemi.  On  11e  leur  trou- 
voit  plus  ce  courage  brillant  qui  avoir  fournis  tant 
de  peuples.  Il  étoit  devenu  difficile  de  faire  com¬ 
battre  les  Portugais  lorfqu’il  n’y  avoit  pas  l’ap¬ 
parence  d’un  riche  butin.  Bientôt  le  roi  de  Por¬ 
tugal  ne  toucha  plus  le  produit  des  tributs  que 
lui  payoient  plus  de  cent  cinquante  princes  de 
l’orient.  Cet  argent  fe  perdoit  en  pa'fiTant  d’eux 
jufqu’à  lui.  U  regnoit  un  tel  brigandage  dans 
les  finances  ,  que  les  tributs  des  fouverains  ?  le 
produit  des  douanes  qui  dévoie  être  immehfe  2 


phïlofophique  &  politique.  1 1 1 

les  impôts  qu’on  levoit  en  or  ,,  en  argent ,  en 
épiceries  fur  les  peuples  du  continent  de  des  ifles, 
ne  fuffîfoient  pas  pour  l’entretien  de  quelques 
citadelles  5  de  l’équipement  des  vailleaux  nécef- 
faires. 

Il  eft  rrifte  d’arrêter  fes  yeux  fur  les  momens 
du  déclin  des  nations.  Hatons-nôus  de  parler  de 
l’adminiftration  de  Dom  Juan  de  Caftro,  qui  ren¬ 
dit  aux  Portugais  une  partie  de  leur  vertu. 

Caftro  étoit  fort  inftruit  pour  fon  fiecle.  il 
avoit  famé  noble  de  élevée  ;  de  la  leéture  des 
anciens  y  avoit  entretenu  cet  amour  de  la  gloire 
de  de  la  patrie  ,  fi  commun  chez  les  Grecs  de  chez 
les  Romains. 

Dès  les  premiers  tems  de  fa  fage  de  brillanre 
adminiftration  ,  Cojè-Sophar  ,  miniftre  de  Mah¬ 
moud,  roi  de  Cambaie ,  fut  infpirer  a  fon  maître 
le  defiein  d’attaquer  les  Portugais.  Cet  homme 
né  ,  à  ce  qu’on  afiure  ,  d’un  pere  Italien  de  d’une 
mere  Grecque  ,  étoit  parvenu  de  l’efclavage  au 
miniftere  de  au  commandement  des  armées.  Il 
s  etoit  fait  Mu  fui  m  an  ,  il  n’avoit  aucune  reli¬ 
gion  ;  mais  il  favoit  faire  ufage  de  la  haine  que 
le  mépris  des  Portugais  pour  les  religions  du  pays 
infpiroit  au  peuple.  Il  attira  auprès  de  lui  des 
officiers  expérimentés  ,  des  foldats  aguerris,  de 
bons  ingénieurs  ,  des  fondeurs  même  qu’il  fit 
venir  de  Conftantinople.  Ses  préparatifs  parurent 
deftines  contre  le  Mogol  ou  contre  les  Patanes  y 
de  lorfque  les  Portugais  s’y  attendoient  le  moins  , 
il  attaqua  Diu,  s’en  rendit  maître,  de  fit  le  fiege 
de  la  citadelle. 

Cette  place  fituée  dans  une  petïté  ifle  fur  les 
cotes  de  Guazarate  avoit  toujours  été  regardée 
comme  la  clef  des  Indes  dans  les  tems  que  les 
navigateurs  ne  s’écartoient  pas  des  côtes ,  &  que 


i  l  i  Hlftoire 

Surate  étoit  le  plus  grand  entrepôt  de  Fo  rient* 
Depuis  l’arrivée  de  Gama ,  elle  avoit  été  conf- 
raniment  l’objet  de  l’ambition  des  Portugais,  8c 
elle  étoit  enfin  tombée  fous  leur  domination  du 
tems  de  Dacughna.  Mafcaregnas  qui  en  étoit  gou¬ 
verneur  au  tems  dont  nous  parlons  ,  devoit  avoir 
neuf  cens  hommes  ,  8c  n’en  avoit  que  trois  cens. 
Le  relie  de  fa  garnifon  par  un  abus  dès-lors  fort 
commun  ,  faifoit  le  commerce  dans  les  villes  de 
la  côte.  Il  alloit  fuccomber  ,  s’il  n’eut  reçu  de 
prompts  fecours.  Callro  lui  en  fit  palfer  fous  la 
conduite  de  fon  fils  ,  qui  fut  tué.  Cojè-Sophar  le 
fut  auflî  ,  8c  fa  mort  ne  rallentit  pas  le  fiege. 

Callro  établit  des  jeux  funéraires  à  Fhonneur 
de  ceux  qui  étoient  morts  en  combattant  pour 
la  patrie.  Il  fit  faire  des  complimens  à  leurs  parens 
de  la  part  du  gouvernement.  Il  en  reçut  lui-même 
pour  la  mort  de  fon  fils  aîné.  Le  fécond  de  les 
fils  préfidoit  aux  jeux  funéraires ,  8c  partit  auliî- 
tôt  pour  Diu  ,  comme  pour  aller  mériter  les  hon¬ 
neurs  qu’il  venoit  de  rendre  à  fon  Irere.  La  garni¬ 
fon  repouffoit  tous  les  allants  ,  fe  fignaloit  chaque 
jour  par  des  aélions  extraordinaires.  Aux  yeux  des 
Indiens,  les  Portugais  étoient  au-delïus  de  l’hom¬ 
me.  Heureufement ,  difoit-on  ?  la  providence  avoit 
voulu  quily  en  eut  peu  comme  des  tigres  &  des 
lions  ,  afin  quils  ne  détruifijjent  pas  l’efpece  hu¬ 
maine. 

Callro  amena  lui-même  un  plus  grand  fecours 
que  ceux  qu’il  avoit  envoyés.  Il  entra  dans  la 
citadelle  avec  des  vivres  8c  plus  de  quatre  mille 
hommes.  Il  fut  délibéré  fi  on  livreroit  bataille.  Le 
pour  8c  le  contre  furent  difcutés.  Garcie  de  Sa  * 
vieil  officier  impofa  filence,  8c  dit  :  fai  écouté , 
U  faut  combattre.  C’étoit  l’avis  de  Callro.  Les 
Portugais  marchèrent  aux  retranchemens,  8c  rem¬ 
portèrent 


philofophique  &  politique.  t  ;  3 

parurent  une  grande  victoire.  Apres  avoir  déli¬ 
vre  la  citadelle ,  il  talion  la  réparer,  les  tonds 
manquèrent ,  de  Caftro  les  emprunta  en  ton  nom. 

11  vouiur  à  ion  retour  dans  (_>oa  donner  a  ioi> 
armée  les  Jionneurs  du  triomphe,  à  la  maniéré 
des  anciens,  ilpenioit  que  ces  honneurs  1er viroienn 
a  ranimer  le  geme  belliqueux  des  Portugais,  & 
que  le  taire  cie  cette  cérémonie  împolerou  à  l'i¬ 
magination  des  peuples.  Les  portes  a  ion  enuée 
furent  ornees  d  arcs  triomphaux  ;  les  rues  etojent 
tapi  ees  j  les  femmes  parées  magnifiquement 
etoient  aux  fenêtres,  &  jettoient  des  Heurs  ik  des 
parfums  fur  les  vainqueurs.  Le  peuple  danloit  au 
ion  des  inifrumens.  On  portoit  l  étendard  royal  à 
la  tece  ries  loldats  qui  marchoient  en  ordre.  1  e 
vice- roi  couronné  de  branches  de  palmier  étoic 
monte  lut  un  char  iuperbe  ;  les  généraux  ennemis 
ui voient  ion  chai ,  les  loldats  pnionniers  mat- 
choient  après  eux.  On  porto<t  les  drapeaux  qu’on 
eur  avoient  enleves  ;  ils  étoient  renverfes  & 
trainans  fur  la  poulhere  ;  on  faiioit  fume  Pareille- 
rie  Sc  les  bagages  pris  fur  les  vaincus.  Des  repré- 
lentations  de  la  citadelle  délivrée  &  de  la  bataille 
gagnee  relevoient  la  pompe  de  cet  appareil.  Vers, 
ç  an  ons ,  harangues  ,  feux  de  joie ,  rien  ne  fut 
oublie  pour  rendre  cette  fête  magnifique ,  agréable , 

La  relation  de  ce  triomphe  fut  répandue  en 
Europe.  Les  petits  efprits  le  trouvèrent  ridicule  , 
oc  les  bigots  le  trouvèrent  profane.  La  reine  de 
ortuga  dit  a  cette  occafion  que  Caftro  avoit 

vaincu  en  héros  Chrétien ,  &  qu'il  avoit  triomphé 
en  héros  payen. 

La  vigueur  des  Portugais  que  Caftro  avoir 
ranimes  ne  le  foutint  pas  long-tems ,  &  la  corrup- 
sion  augmentoit  de  jour  en  joue  dans  toutes  le* 

Tonte  I* 


1 1 4  Hifloire 

dalles  des  citoyens.  Un  vice-roi  imagina  d  établir 
dans  les  villes  principales  des  troncs  où  tous  les 
particuliers  pouvoient  jetter  des  mémoires  &  lui 
donner  des  avis.  Unfemblable  étabhflementpour- 
roit  être  fort  utile  ,  8c  réformer  les  abus  chez  une 
nation  éclairée,  où  il  y  auroit  encore  des  mœurs  j 
mais  chez  une  nation  fuperftitieufe  8c  corrompue , 
quel  bien  pouvoit-il  faire  ? 

11  ne  reltoitplus  aucun  des  premiers  conquérans 
de  finde,  8c leur  patrie  épuifée  par  un  trop  grand 
nombre  d’entreprifes  8c  de  colonies  ,  ne  pouvoir 
les  remplacer.  Les  défenfeurs  des  établiflemens 
Portugais  étoient  nés  en  Afie.  L’abondance ,  la 
douceur  du  climat,  le  genre  de  vie,  peut-être 
les  alimens  avoient  tort  altéré  en  eux  l’intrépidité 
de  leurs  peres.  Ils  ne  conferverenc  pas  allez  de 
courage  pour  fe  faire  craindre  ,  en  fe  livrant  à 
tous  les  excès  qui  font  hair.  Ils  étoient  des  monf- 
tres  :  le  poifon,  les  incendies,  les  alladinats ,  tous 
les  crimes  leur  étoient  devenus  familiers.  Ce  n’étoit 
pas  feulement  des  particuliers  qui  s’en  rendoient 
coupables  :  les  hommes  en  places  leur  en  don- 
noient  l’exemple.  Ils  égorgeoient  les  naturels  du 
pays  j  ils  fe  déchiroient  entr’eux.  Le  gouverneur 
qui  arrivoit  mettoit  aux  fers  fon  prédécefTeur  pour 
le  dépouiller.  L’éloignement  des  lieux,  les  faux 
témoignages,  l’or  verfé  à  pleines  mains  afluroient 
l’impunité  à  tous  les  crimes. 

L’ifle  d’Amboine  fut  le  premier  pays  qui  fe 
fie  jtiftice.  Dans  une  fête  publique  ,  un  Portugais 
faifit  une  très  belle  femme  ,  8c  fans  aucun  égard 
pour  les  bienféances  ,  il  lui  fit  tous  les  outrages 
pofllbles.  Un  des  infulaires  nommé  Génulio  arma 
fes concitoyens:  il affembla  enfuite  les  Portugais  , 
8c  il  leur"dit:«  Pour  venger  des  affronts  auffi 
»  cruels  que  ceux  que  nous  avons  reçus  de  vous  , 


philosophique  &  politique*  i  \  j 
r>  il  faudroit  des  effets ,  6c  non  des  paroles.  (Je- 
5>  pendant,  écoutez  ,  vous  nous  prêchez  un  JÜieu, 
35  qui  fe  plaît,  dites- vous,  dans  les  aéhons  gêné- 
35  reufes  des  hommes  ,  6c  le  vol ,  le  meurtre  , 
,3  l’impudicité  ,  l’ivrognerie  font  vos  habitudes  : 
33  tous  les  vices  inondent  vos  cœurs.  Nos  mœurs 
33  6c  les  vôtres  ne  peuvent  s’accorder  :  la  nature 
53  l’avoit  prévu,  en  nous  féparant  par  des  mers 


>3  immeni.es  ,  6c  vous  avez  franchi  ces  barrières. 
3>  Cette  audace  dont  vous  ofez  vous  enorgueil- 
33  lir  ,  eff:  une  preuve  de  la  corruption  de  vos 
33  cceurs.  Croyez-moi ,  laillez  en  paix  des  peuples 
33  qui  vous  reflèmblent  iî  peu;  allez  habiter  chez 
33  des  nations  auffi  féroces  que  nous  :  votre  corn- 
33  merce  nous  leroïc  plus  fatal  que  tous  les  fléaux 
35  dont  votre  Dieu  pourroit  vous  accabler.  Nous 
»  renonçons  pour  toujours  à  votre  alliance  :  vos 
33  armes  font  meilleures  que  les  nôtres }  mais  nous 
33  fommes  plus  juftes  que  vous,  6c  nous  ne  vous 
33  craignons  pas.  Les  Irons  font  aujourd’hui  vos 
33  ennemis  j  fuyez  leur  pays,  6c  gardez-vous  d’y 
33  reparoîrre.  « 

Ce  difcours  qui  trente  ans  auparavant  auroic 
entraîne  la  ruine  d’Ambome  ,  fut  écouté  avec  un® 
patience  qui  montroit  le  changement  des  Portugais. 

Egalement  déteftés  par-tout,  ils  virent  fe  for¬ 
mer  une  confédération  pour  les  chafler  de  l’orient. 
Toutes  les  grandes  puifTances  de  l’Inde  entrèrent 
dans  la  ligue  ,  6c  pendant  trois  ou  quatre  ans  fi¬ 
rent  en  fecret  des  préparatifs.  La  cour  de  Lisbonne 
fut  informée.  Le  roi  Sebaftien  qui ,  fans  fon  fa- 
natifme  ,  auroit  ère  un  grand  roi ,  fit  partir  pour 
1  Inde  Ataïde  6c  tous  les  Portugais  quis’étoient  dif- 
tingués  dans  les  guerres  de  l’Europe. 

A  leur  arrivée  ,  l’opinion  générale  étoit,  qu’il 
falloit  abandonner  les  pofleffionséloignées,  6c  raf- 


H  z 


ï  1 6  U iftoirt 

fembler  fes  forces  dans  le  Malabar  &  aux  environ^ 
de:  Goa.  Quoique  Ataïde  pensât  qu’on  avoit  for¬ 
mé  un  trop  grand  nombre  d  etabiiilemens ,  il  no 
voulut  pas  avoir  1  air  de  les  facrifier.  Compagnons , 
dit-ii  ,  je  veux  tout  conferver  y  if  tant  que  je 
vivrai 9  les  ennemis  ne  gagneront  pas  un  pouce 
de  terrem.  Auffi-tot  il  expédia  des  lecours  pour 
toutesics  places  menacees  3  6c  fit  les  diipolitions  né- 
cefianes  à  la  delenie  de  Goa. 

LeZamorin  attaqua  Mangalor  ,  Cocnin,  Cana- 
nor.  Le  roi  de  Cambaie  attaqua  Chaul  ,  Daman , 
Lachaim.  Le  roi  d’Achem  ht  le  fiege  de  Malaca, 
De  roi  de  Lernate  rit  la  guerre  dans  les  Molu- 
ques.  Agalachem  ,  tributaire  du  Mogol  ,  arrêta 
les  Portugais  qiu  négocioient  à  Surate.  La  reine 
de  Garcopa  tenta  de  ieschafler  d’Onor* 

Ataide  ,  au  milieu  des  foins  6c  des  embarras  du 
licge  de  ia  capitale  ,  envoya  cinq  v  aideaux  à  Surate. 
Ils  rirent  relâcher  les  Portugais  détenus  par  Agala- 
çhem,  Treize  vaiileaux  partirent  pour  Malaca  :  le 
roi  d’Achem  6c  les  aiiiés  enlevèrent  le  fiege. 

o 

Ataide  voulut  même  faire  appareiller  les  vaiileaux 
qui  portaient  tous  les  ans  â  Lisbonne  quelques 
tributs  ou  des  marchandifes.  On  lui  repréfenta. 
qu'au  lieu  de  le  priver  du  fecours  des  hommes 
qui  monteroient  cette  flotte,  il  falloir  les  garder 
pour  la  défenfe  de  llnde.  Nous  fuffirons  ,  dit 
Ataïde,  l’état  a  befoin ,  if  Une  faut  pas  tromper 
fon  ejpérance .  Cette  réponfe  étonna,  6c  la  flotte 
partit  dans  le  tenus  que  la  place  étoit  le  plus  vive- 
ment  prelfée  par  idalcan.  Ataïde  envoya  des  trou¬ 
pes  au  fecours  de  Cochin,  6c  des  vaiileaux  à  Cey- 
lan.  L’archevêque  dont  l’autorité  étoit  ians  borne 
voulut  s’y  oppoier.  JMonJieur  ,  lui  dit  Ataïde,  vous 
Tt  entendez  rien  à  nos  affaires  ,  bornez-vous  à  les 
recommander  à  Dieu .  Les  Portugais  arrives  d’Eu~ 


philosophique  6  politique .  i  i  j 
tops  firent  à  ce  fiege  des  prodiges  de  valeur.  A  ta  ici» 
eut  fou  vent  de  la  peine  a  les  enipecher  de  prodi¬ 
guer  inutilement  leur  vie.  Pluiïeurs  malgré  les 
détentes  forcoient  en  i'ecret  la  nuit  pour  aller  atta¬ 
quer  les  affiégeans  dans  leurs  lignes. 

Le  vice-roi  ne  comptoir  pas  li  abfolument  fur 
la  force  de  fes  armes,  qu’il  ne  crut  devoir  em¬ 
ployer  la  politique.  11  fut  inftruit  qu’Idalcan  étoit 
gouverné  par  une  de  tes  maîtrelTes ,  &  quelle  école 
au  camp.  Les  femmes  qui  te  dévouoient  aux  plaifirs 
des  piinces  ne  font  communément  que  les  efcla- 
ves  de  l’ambition  ,  &  ne  connoilïent  pas  les  ver¬ 
tus  que  peut  infpirer  l’amour.  La  maîtreffe  d’Idal- 
çan  te  lailfa  corrompre,  Sc  vendit  à  d’Ataïde  les 
iecrets  de  fon  amant,  Idaican  s’apperçut  de  la 
trahifon ,  mais  il  neput  découvrir  le  traître.  Enfin  , 
apres  dix  mois  de  combats  &  de  travaux ,  ce  prince 
qui  voyoït  fes  tentes  ruinées ,  fes  troupes  dimi- 
nuees ,  fes  éléphans  tués ,  fa  cavalerie  hors  d’état 
de  iervir ,  vaincu  par  le  génie  d’Ataïde  ,  leva  le 

tiege ,  &  te  retira  la  honte  &  le  défefpoir  dans 
le  cœur. 


Ataïde  vole  fur  le  champ  au  fecoursde  Chaul  , 

,  c§e  parNizamaluc ,  roi  de  Cambaie,  quiavoit 

plus  de  cent  mille  hommes.  La  defenfe  de  Chaul 

avoit  ete  aulli  intrépide  que  celle  de  Goa.  Elle 

fut  fui  vie  d’une  grande  victoire  qu’Ataïde  à  la 

tete  d  une  poignée  de  Portugais  remporta  fur  une 

armee  nomoreufe ,  &  agueirie  par  un  long  fiege. 

f>Araide  marcha  enfuite  contre  le  Zamorin 

le  battit,  &  fie  avec  lui  un  traité  par  lequel  ce 

prince  s  engageoit  à  ne  plus  avoir  de  vailïèaux  de 
guerre. 

Les  Portugais  redevenoient  dans  tout  l’orient 
ce  qu  ils  etoient  auprès  d’Araïde.  Un  feul  vailTeau 
commande  par  Lopès  Carafco  te  battit  pendant 

H  3 


i  ]  S  Hi  flaire 

trois  jours  contre  In.  hotte  entière  du  roi  d  Àcheni» 
Au  milieu  du  combat ,  on  vint  dite  un  fils  de  Topes 
que  fon  pere  avoir  été  tué  :  ceft -,  dit-il ,  un  brave 
homme  de  moins t ,  il  faut  vaincre  ,  ou  mériter 
de  mourir  comme  lui .  Il  prit  le  commandement 
du  vailïeau  ,  <Se  traverfant  en  vainqueur  la  flotte 
ennemie ,  fie  rendit  devant  Malaca. 

On  retrouvoit  alors  dans  les  Portugais  d  autres 
vertus  que  leur  courage  5  tant  eft  puiflant  fur  les 
nations  meme  les  plus  corrompues  1  aficendant  d  un 
grand  homme.  Thomas  de  Sofa  venoit  de  faire 
efclave  une  belle  femme  ,  promife  depuis  peu  à 
un  jeune  homme  qui  1  aimoit.  Celui-ci  inftruit  du 
malheur  de  fa  maîtreffe  alla  fe  jetter  a  fes  pieds 
&  partager  fes  fers»  Soia  fut  témoin  de  leur  entre¬ 
vue  :  ils  s’embraflbient  y  ils  fondoient  en  larmes* 
Je  vous  affranchis  ,  leur  dit  le  general  Portugais  3 

allez  vivre  heureux  ailleurs . 

Ataïde  mit  de  la  réforme  dans  la  régie  des  de¬ 
niers  publics  ^  Sc  reprima  1  abus  le  plus  nuilib  e 
aux  états ,  Pabus  le  plus  difficile  A  réprimer.  Mais 
ce  bon  ordre  ,  cet  héroifme  renaiflant ,  ce  beau 
moment  ,  n  eurent  de  durée  que  celle  de  fon  ad- 

miniftration.  ,  , 

A  la  mort  du  roi  Sebaftien  ,  le  Portugal  tomba 

dans  une  efpece  d’anarchie ,  &  fut  fournis  peu- 
à-peu  à  Philippe  II-  Alors  les  Portugais  de  I  Inde 
cédèrent  de  fe  croire  une  patrie.  Quelques-uns 
fe  rendirent  indépendans ,  d’autres  fe  firent  cor- 
fiires  &  ne  refpe&erent  aucun  pavillon.  Plufieurs 
fe  mirent  au  fervice  des  princes  du  pays ,  &  ceux-là 
devinrent  prefque  tous  mimftresou  generaux,  tant 
leur  nation  avoit  encore  d’avantages  fur  celles 
de  l’Inde.  Chaque  Portugais  ne  travaillât  plus 
qu’à  fa  fortune  :  ils  agiffoient  finis  ze  e  &  lans 
concert  pour  l’intérêt  commun.  Les  Inde.-'  etoient 


philofophique  &  politique,  *  \  $ 
partagées  en  trois  gouvernemens ,  qui  ne  fe  pré- 
toient  aucun  fecours  :  Sc  dont  les  projets  Sc  les 
intérêts  devinrent  différens*  Les  foldats  St  les  ofli- 
ciers  étoient  fans  difcipline,  fans  fubordmanon  , 
fans  amour  de  la  gloire.  Les  vailfeaux  de  guerre 
ne  fortoient  plus  des  ports  ,  ou  n  en  fortoient 
que  mal  armés.  Les  mœurs  fe  dépravèrent  plus 
que  jamais.  Aucun  chef  ne  pouvoir  réprimer  les 
vices  j  St  la  plupart  de  ces  chefs  étoient  des  hom- 
mes  corrompus.  Les  Portugais  perdirent  enfin  leur 
grandeur. ,  lorfqu  une  nation  libre  ,  éclairée  Sc 
tolérante  fe  montra  dans  l’Inde,  St  leur  en  dif- 
puta  l’empire. 

Il  paroit  que  dans  le  tems  des  découvertes 
des  Portugais,  les  principes  politiques  fur  le  com¬ 
merce  ,  fur  la  puilfance  réelles  des  états  ,  fur  les 
avantages  des  conquêtes,  fur  la  maniéré  d  établir 
St  de  conferverdes  colonies ,  &fur  futilité  qu’en 

peut  tirer  la  métropole  n’étaient  point  encore 
connus. 


Le  projet  de  trouver  un  chemin  autour  de  l’A*- 
frique,  pour  fe  rendre  aux  Indes,  St  en  rappor¬ 
ter  des  marchandifes ,  etoit  fage.  Les  bénéfices  que 
faifoient  les  V emtiens  par  des  voies  plus  détour¬ 
nées  ,  de  voient  exciter  l’émulation  des  Portugais  1 
mais  leur  ambition  devoir  avoir  des  bornes. 

Cette  petite  nation  fe  trouvant  tout-à-coup  maî- 
trefie  du  commerce  le  plus  riche  St  le  plus  étendu 
de  la  terre ,  ne  fut  bientôt  compofée  que  de 
marchands  y  de  facteurs  St  de  matelots  que  dérrui- 
foient  de  longues  navigations.  Elle  perdit  ainfi  le 
fondement  de  toute  puilfance  réelle ,  l'agriculture , 
1  induftrie  nationale  St  la  population.  Il  n’y  eut 
pas  de  proportion  entre  fon  commerce  Sc  les 
moyens  de  le  continuer. 

Elle  fit  plus  mal  encore  :  elle  voulut  être  corn? 

EL  4 


\  i 0  Hifîoire philosophique  &  politique. 
quarante ,  6c  embrafia  une  étendue  de  terrein  qu’au- 
eune  nation  de  i  Europe  ne  pourroit  conferver 
fans  s’arioiblir, 

Ce  petit  pays,  médiocrement  peuplé,  s’épuifoiç 
fans  ceife  en  foldats,  en  matelots,  en  colons. 

Son  intolérance  ne  lui  permit  pas  d  admettre  au 
rang  de  fes  citoyens  les  peuples  de  l’Orient  6c  de 
i  Afrique ,  oc  il  lui  falloir  par* tout  6c  à  tout  mo¬ 
ment  combattre  les  nouveaux  fujets. 

Comme  le  gouvernement  changea  bientôt  fes 
projets  de  commerce  en  projets  de  conquêtes ,  la 
nation  qui  n’avoit  jamaiseu  Pefprit  de  commerce  3 
prit  celui  de  brigandage. 

L  horlogerie ,  les  armes  à  feu ,  les  fins  draps , 
quelques  autres  marchandées  qu’on  a  apportées  de¬ 
puis  aux  Indes  ,  n  étant  pas  à  ce  degré  de  perfec¬ 
tion  ou  elles  font  parvenues,  les  Portugais  ne  pou- 
voient  porter  que  de  l’argent.  Bientôt  il  s’en  lalïe- 
rent ,  6c  iis  ravirent  de  force  aux  Indiens  ce  qu'ils 
avaient. commencé  par  acheter  d’eux. 

C’eft  alors  qu’on  vit  en  Portugal  a  côté  de  la  plu,s 
exceffîve  richelfe  la  plus  exceffive  pauvreté.  Il  n’y 
eut  de  riches  que  ceux  qui  avoient  polie  dé  quelque 
emploi  dans  les  Indes,  6c  le  laboureur  qui  ne  trou- 
voit  pas  des  bras  pour  l’aider  dans  ion  travail,  les 
artifians  qui  manquoient  d’ouvriers  ,  abandonnant 
bientôt  leurs  métiers ,  furent  réduits  à  la  plus  ex¬ 
trême  mifere. 

Quand  le  Portugal  n’auroit  pas  été  fournis  à  FEf- 
pagne,  iln’auroitconfervéni  fa  richefie  réelle  ,  ni 
la  puiiTance.  On  en  a  vu  les  raifons  principales.  Il 
y  en  a  d’autres  que  la  conduite  mefuréeôc  réfléchie 
des  Hollandüis  va  rendre  extrêmement  fenfibles* 


Fin  du  Livre  premier* 


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ISTOIRE 


PHILOSOPHIQUE 

E  T 

POLIT  IQUE, 

Doî  établijj'emens  &  du  commerce  des 
Européens  dans  les  deux  Indes. 


LIVRE  SECOND. 


«*» 


«W* 


A  Germanie  à  qui  l’Europe  doit  toirs 
les  maux  de  fes  gouvernemens ,  qui  a 
tout  détruit  fans  rien  réparer  ,  qui  Air 
les  débris  du  dçfpotifme  de  la  républi¬ 
que  Romaine,  a  élevé  l'anarchie  §c 
la  tyrannie  féodales  :  la  Germanie  qui  après  avoir 
ruine  l’empire  d’un  peuple  vainqueur  du  mondç  , 
le.  laiffa  tromper ,  gouverner  ôc  piller  par  les 
miniftres  d’une  religion  née  fur  les  ruines  de 
Rome  :  la  Germanie  eut  dans  les  premiers  tems 
fept  dieux  qui  étoient  honorés  fucceffivement  un 
four  de  la  femaine.Le  culte  qu’on  leur  rendoit  fut 


/ 


^ z  Hifioire 

d  ibord  fort  limple.  L’ufage  des  temples ,  desîdcv 
les,  des  libations,  s’introduifit  peu-à-peu.  On  dé¬ 
clara  facrée  la  perfonne  des  prêtres  :  Ôc  des  atten¬ 
tats  de  tous  les  genres  fui  virent  un  privilège  ü 
dangereux. 

T  outes  les  parties  de  ce  vafte  continent  n’étoient 
pas  gouvernées  de  la  même  maniéré  :  le  peuple 
avoir  retenu  1  autorité  dans  quelques-  unes  ÿ  la 
noble (fe  s  en  etoit  emparee  dans  d’autres  :  il  y  en 
avoir  ou  l’adrede  ôc  la  force  avoient  placé  des  rois 
éleétifs  ou  héréditaires.  Telle  et  oit  cependant  l’hor¬ 
reur  des  Germains  pour  la  fervitude  :  que  fous  ces 
différences  conftitutions  ils  avoient  confervé  leur 
liberté. 

Ilsn  avoient  point  de  droit  écrit;  ôc  la  tradition 
feule  les  inftruifoit  de  leurs  obligations.  Les  mœurs 
regnoient  au  lieu  des  loix  :  la  limple  équité  régloit 
les  aétions  ^  &  le  bon  fens  décidoit  les  différens. 
On  pendoit  les  traîtres  ;  on  noyoit  les  lâches  :  tous 
les  autres  crimes  fe  rachetoient  par  des  amendes 
au  profit  de  la  fociété  ôc  des  otfenfés. 

La  première  vertu ,  c’étoit  le  courage ,  aux  yeux 
de  cette  nation  guerriere  :  elle  méprifoic  les  dan¬ 
gers  ,  elle  haidoit  le  repos ,  Ôc  ne  pouvoir  fupporter 
le  travail.  Accoutumé  ci  regarder  comme  une  l⬠
cheté  ,  d’obtenir  par  des  foins  continuels  ce  qifelle 
pouvoir  emporter  de  force  y  elle  attaquoit  fins  cede 
fes  voifins.  Dans  une  expédition,  le  chef  devoir 
vaincre  ou  mourir,  Ôc  les  foldats  juroient  de  ne 
point  furvivre  â  leur  général. 

L’infanterie  laidoit  dans  fes  rangs  des  vuides 
qui  étoient  remplis  par  la  cavalerie.  Les  cavaliers 
ôc  les  fantallins  chargeoient  enfemble  ;  ôc  Y  agi¬ 
lité  des  foldats  égaloit  la  vîtelfe  des  chevaux.  La 
lance,  une  épée  courte,  étoient  les  armes  offen¬ 
sives  des  Germains.  Quelques-uns  avoient  pour 


-•  s-  ■  ■ 


philofophique  ô  politique.  125 
leur  défenfe  des  cuiralTes  :  tous  ,  des  calques  & 
des  boucliers.  Formés  en  corps  d’armée,  ils  préfen- 
toient  un  front  uni ,  ferme  èc  ferré.  Leurs  efca- 
drons  pafloient  à  la  nage  les  fleuves  les  plus  rapides 
lans  rompre  leurs  rangs.  Ils  commençoient  le  com¬ 
bat  par  une  nuée  de  fléchés  &  de  javelots,  &  fon- 
doient  tout  de  fuite  fur  l’ennemi  avec  une  impé- 
tuofité  à  laquelle  on  réfiftoit  difficilement.  Leur 
bataille  étoit  fermée  par  un  grand  nombre  de 
chariots  qui  portoient  leurs  femmes*  Elles  pan- 
foient  les  blefles ,  donnoient  des  rafraîchiflèmens 
aux  combattans  epuifes  de  fatigue  ,  ranimoit  les 
courages  qui  mollilloient ,  &  rappelloient  fouvent 
par  leurs  difcours  la  vidoire  prête  à  s’envoler.  Un 
guerrier  qui  perdoit  fon  bouclier  etoit  exclu  des 
aflèmblées j  &  s’ilavoit  eu  le  malheur  de  fuir,  ra¬ 
rement  tardoit-il  à  s’en  punir  de  fespropres  mains. 
La  jeunefle  d’une  cité  qui  étoit  en  paix  alloit  cher¬ 
cher  des  dangers  chez  un  autre.  La  gloire  du  gé¬ 
néral  confiftoit  alors  dans  la  valeur  &  le  nombre 
de  ceux  qui  l’accompagnoient. 

Les  femmes  &  les  vieillards  étoient  chargés  des 
foins  domeftiques.  La  courfe ,  la  nage  ,  la  chafle , 
la  table  prenoient  tout  le  tems  des  hommes.  Le 
vêtement  des  deux  fexes  étoit  à  peu  près  le  même. 
Pour  ne  pas  gêner  la  nature ,  on  lailîoit  les  enfans 
nuds  jufqu’à  l’âge  de  puberté  :  une  éducation  fi 
dure  formoit  le  corps  à  la  fatigue.  La  taille  des 
Germains  étoit  haute ,  &  leurs  membres  robuftes  : 
ils  réfiftoient  au  froid  &  à  la  faim  -y  mais  ils  ne 
pouvoient  fupportet  ni  la  foif  ni  la  chaleur. 

Le  lien  du  mariage  étoit  facre  par  les  mœurs  t 
il  ne  pouvoit  fe  former  entre  deux  perfonnes , 
que  de  l’aveu  de  leurs  familles.  L’époux  donnoic 
pour  dot  à  fon  époufe  une  paire  de  bœufs  fous  le 
joug ,  un  cheval  fous  les  harnois ,  &  des  armes. 


1  2  4  Hîfîoirt 

tes  bœufs  avertilToient  la  femme  de  la  foumilïïoa. 
quelle  devoir  à  fon  maître ,  le  cheval ,  de  l’obli¬ 
gation  qu’elle  contractent  de  partager  fes  peines  , 
les  aimes,  de  la  necelîite  de  le  fuivre  à  la  guerre. 
Si ,  malgré  la  limplicité  des  mœurs  &  la  pudeur 
‘.lu  lexe  ,  il  fe  trouvoit  un  adultéré.,  le  mari  au¬ 
quel  feul  appartenoit  le  châtiment  de  cette  viola¬ 
tion  du  contrat,  affembloit  les  parensdel’infidelle,, 
îadépouilloit  en  leur  préfence  ,  lui  coupoitles  che¬ 
veux  ,  Sc  la  chalfoit  de  fon  habitation  à  coups  de 
verge.  Toutes  les  atfeétions ,  tous  les  foins  des 
femmes  étoient  concentrés  dans  l’intérieurde  leurs 
inaifons ,  parce  que  les  fécondés  noces  leur  étoient 
interdites,  &  quon  les  pumlîbit  de  la  perte  de 
leurs  enfans  comme  d’un  crime. 

Tes  Germains  ne  connoilloienc  pas  la  propriété 
des  terres.  Le  magiflrat  en  diltribuoic  cous  les 
ans  à  chaque  famille  ,  fuivant  fes  befoins ,  Sc 
les  lots  n’étoient  jamais  les  mêmes  Ces  échanges 
continuels  empêchoient  des  commodités,  des  em- 
bellillemens ,  qui  auroient  enervé  les  corps ,  ou 
amolli  les  courages,  &  faifoient  que  l’intérêt  per- 
fonnel  n  etoit  rien  au  prix  de  la  choie  publique.  Au 
premier  bruit  de  guerre ,  la  moitié  des  habitans 
prenoic  les  armes ,  l’autre  moitié  continuoit  fes 
occupations  paifblcs.  Tout  chant^eoit  la  campa¬ 
gne  fuivante  :  le  foldat  devenott  cultivateur,  &  le 
cultivateur  foldat.  De  cette  maniéré  les  combats 
fi  enfantoient  pas  la  famine  ,  &  l’agriculture  n’a— 
voit  pas  le  tems  demouifer  la  valeur. 

Les  alitnens  des  Germains  étoient  grolf  ers.  Des 
viandes  prefque  crues  Sc  des  fruits  fauvages  fai¬ 
foient  leur  nourriture.  Ceux  qui  habitoient  les 
bords  du  RJnn  ou  de  la  Mofelte  buvoient  du  vin  % 
les  autres  étoient  obligés  de  fe  contenter  d’une 
liqueur  compofée  avec  du  froment  Sc  avec  de 


phitoj  ophiquc  kj  politique*  2  2  y 
ï  orge.  La  table  croît  leur  plus  grand  plailîr  :  iis 
y  palloient  les  nuits  de  les  jours  à  s’enivrer  :  c  etoit 
le  tems  qu'ils  chüififl  oient  pour  traiter  les  affai¬ 
res  générales  ,  convaincus  que  les  boillons  fortes 
ouvrent  l’eiprit  de  le  cœur.  Leurs feltins finiflbient 
les  plus  fouvent  par  des  querelles,  qui  11e  le  ter- 
minoient  pas  fans  effufîons  de  fan  g. 

L’holpitalité  des  Germains  étoit  fans  bornes® 
Us  prodiguoient  tout  à  l’étranger  qui  les  viluoit* 
Lorlque  leurs  provifions  étoient  finies  ,  ils  le  me- 
noient  chez  des  voifîns  3  où  les  carelfes  ,  les  pio~ 
fufions  étoient  les  memes.  Tout  ce  qu'il  defiroit  t 
on  le  lui  donnoit  avec  emprellement  ;  mais 
a  voit-il  quelque  chofe  de  rare,  011  le  lui  deman- 
doit  avec  confiance.  La  générofité  mutuelle  n 'exi¬ 
geait  point  de  reconnoilTance  pour  des  prélcns. 
fous  les  biens  étoient  trop  vils  ,  où  les  âmes  trop 
grandes  pour  attacher  dapnx,  ou  même  un  nom., 
aux  bienfaits  ,  aux  fervices.  La  liberté  fe  feroit  of~ 
fenfée  de  cette  ombre  de  chaînes. 


Le  goût  du  jeu  éroit  extrême  chez  ces  peuples , 
au  point  qu’après  avoir  perdu  tout  ce  qu’ils  poflé- 
Goient ,  ilsfe  jouoient  eux-mêmes.  L’indépendan¬ 
ce  quils  eftimoienr  mille  fois  plus  que  la  vie  étoit 
facrifiée  fans  balancer  à  cette  pjaffion  aveugle.  C'eft 
une  des  mconféquences  qu’on  explique  difficile¬ 
ment  dans  les  mœurs  des  peuples  anciens. 

Des  chevaux,  des  armes  ,  des  befliaux  étoient 
toute 

échan 
de  la 

tems  le  volume  à  la  valeur  ,  le  cuivre  à  l’or  de  à 
1  argent.  L  ufure  leur  parut  toujours odieufe ,  parce 
qu  iis  tiouvoient  injufle  d’exiger  un  produit  d’une 
chofe  qui  ne  produifoit  rien  par  elle-même.  Cette 
©pin ion  *  refte  preciéux  d’une  heure ufe  {implicite. 


richede.  Leur  commerce  fe  faifoit  par 
ge.  Apres  avoir  appris  de  leurs  voifins  l’ufage 
monnoie ,  ils  préférèrent  encore  auelaue 


n6  Hijîoire 

les  mit  à  l’abri  de  bien  des  malheurs  dont  les  loir 
les  plus  fages  n’ont  pas  toujours  garanti  les  nations, 
les  mieux  policées. 

Les  fucceiiions  paffoient  aux  héritiers  naturels 
fans  aucune  lorte  de  formalite.  Le  nombre  des 
en  fan  s  fa  doit  l’honneur  d’une  famille,  6c  la  fté- 
nlité  ,  fon  malheur.  Les  inimitiés  perfonnelles  de¬ 
venaient  communes  entre  païens }  mais  elles  n  e- 
toient  pas  implacables.  L  homicide  meme  fe  ra-r 
chetoit  par  une  amende  que  les  Commices  eva- 
luoient. 

La  je  une  (Te  s’affembloit  les  jours  de  fête  ,  3c 
danfoit  toute  nue  au  fon  d  un  hire.  Elle  fautoit 
avec  une  adrefle  furprenante  au  milieu  des  lances 
3c  des  épées.  Le  bruit  des  applaudiflemens  ctoit 
Faicruillon  3c  la  recompenie  de  ceux  qui  fe  diftm— 
gucfient  dans  un  exercice  fi  périlleux,  mais  £ 

utile. 

Chez  les  Germains ,  les  cérémonies  funèbres 
étoient  auffi  hmples  que  les  plaifirs.  L  efpece  de 
bois  dont  on  falloir  le  bûcher  diftinguoit  les  rangs. 
On  brüloit  le  cheval ,  les  armes ,  le  cadavre  du 
mort.  Une  butte  couverte  de  gazon  etoit  élevée 
fur  fes  cendres.  Les  femmes  fondoient  en  pleurs  : 
les  hommes  chàntoient  les  vertus  6c  les  exploits 
dont  ils  avoient  été  les  témoins  3c  les  compa¬ 
gnons. 

Tels  étoient  les  ufages  6c  les  mœurs  qui  durent 
s’établir  dans  l’ifle  que  forme  le  Waal  6c  le  Rhin, 
lorfque  les  Battes  dégoûtés  de  la  Hefle  allèrent 
occuper  environ  un  fiecle  avant  1ère  Chietienne, 
ce  terrein  marécageux,  qui  n  avoir  point ,  ou  qui 
n’avoit  que  peu  d’habitans.  Us  donnèrent  a  leur 
nouvelle  patrie  le  nom  de  Batavie.  Leur  gou vei¬ 
ne  ment  fut  un  mélange  de  monarc  ne  ,  an  o 
cratie  >  de  démocratie.  On  y  voyou  un  chef  >  qui 


pkilofopkique  &  politique .  i  Xj 

ïf  croit  proprement  que  le  premier  des  citoyens 
8c  qui  donnoit  moins  des  ordres  que  des  confeils. 
Les  grands  qui  jugoiem  les  procès  de  leur  difiriét , 
&  commandoienr  les  troupes,  étoient  choiiis com¬ 
me  les  rois  dans  les  allembiées  générales.  Cenc 
perionnes  priles  dans  la  multitude  fervoient  de 
liirveillans  à  chaque  comte  ,  &  de  chef  aux  difté- 
rcns  hameaux,  La  nation  entière  etoit  en  quelque 
forte  une  armee  toujours  lut  pied.  Chaque  famille 
y  compofoit  un  corps  de  milice ,  qui  iervoit  fous 
ie  capitaine  quelle  fe  donnoit. 

Telle  étoit  la  firuatxon  de  la  Batavie,  lorfque 
Ceiar  palfa  les  Alpes.  Ce  général  battit  les  Hel- 
vetiensj  plulieurs  peuples  des  Gaules,  les  Belges, 
les  Germains  qui  avoient  pafle  1e  Rlun  ,  &  pouda 
fes  conquêtes  au-delà  du  fleuve.  Cette  expédition  , 
dont  1  audace  &  le  luccès  tenoient  du  prodige,  fît 
rechercher  la  protection  du  vainqueur. 

Des  écrivains  trop  pallionnés  pour  leur  patrie 
aliurent  que  les  Bataves  firent  alors  alliance  avec 
Rome  ;  mais  ils  fe  fournirent ,  à  condition  qu’ils 
fe  gouverneraient  eux-  mêmes  ,  qu’ils  ne  paye¬ 
raient  aucun  tribut ,  &  qu’ils  feraient  afiujettis 
feulement  au  fervice  militaire.  Les  hiftoriens  ton- 
temporains  énoncent  fi  formellement  les  condi¬ 
tions  du  traité ,  qu’il  eft  impollible  de  fe  refufer  à 
leur  témoignage. 

Quoiqu  il  en  foir  de  cette  ftipularion ,  Cefarne 
tarda  pas  du  moins  à  diftinguer  les  Bataves  des 
peuples  vaincus  &  fournis  aux  Romains.  Quand 

k  c3erHan  r/es  Gaules  5  rappellé  à  Rome  Pac 

ie  crédit  de  Pompee ,  eut  refufé  d’obéir  au  fé- 
mt  :  quand  alluré  de  l'empire  abfolu  que  le  rems 
&  fon  caractère  lui  avoienr  donné  fur  les  légions 

les  auxiliaires ,  il  attaqua  fes  ennemis  en  Efpa- 
gnc,  en  Italie,  en  Afie.  Ce  fur  alors  que recon- 


LUS  I 

m 

iii1' 


S  .1  !  1 


I  %.  5  J n/jtoire 

npùTânt  leâ  Bataves  pour  les  plus  surs  înifrimierdt 
de  les  vidoires  ,  il  leur  accorda  le  titre  glorieux 
d'amis  &  de  jreres  du  peuple  Romain . 

Ils  le  montrèrent  dans  la  l'uice  encore  plus  dignes, 
de  cette  diftindtioii  glorieufe.  Ces  braves  alliés  ac¬ 
compagnèrent  Druius ,  Tibere  ,  Germanicus  , 
tous  les  généraux  Romains  qui  furent  envoyés  fuc- 
cellivement  pour  réprimer  ou  pour  foumettre  les 
Germains.  Leur  fidelité  étoit  li  connue  ,  que  leur 
lüe  devint  le  rendez-vous  ordinaire  des  armées 
Romaines  :  quelques  nuages,  des  guerres  ouvertes 
même  troublèrent  une  ou  deux  fois  cette  harmo¬ 
nie  ^  mais  les  cœurs  des  deux  peuples  fe  rappro* 
cherent  ,  pour  ne  fe  divifer  que  lors  de  la  révolu¬ 
tion  qui  changea  la  face  de  f  Europe. 

Des  que  Rome ,  parvenue  à  un  point  de  gran¬ 
deur  ,  que  nul  étac  n  avoit  encore  atteint ,  ou  nul 
état  n’eit  parvenu  depuis ,  fe  fut  relâchée  des  ver¬ 
ras  mâles,  des  principes  aufteres  qui  avoient  pofe 
les  fondemens  de  fon  élévation  ;  iorfque  les  loix 
eurent  perdu  leur  force,  fes  armées  leur  difcipli- 
ne  ,  les  citoyens  leur  amour  pour  la  patrie  ,  les 
Barbares  que  la  terreur  du  nom  Romain  avoic 
poulie  vers  le  nord ,  5c  que  la  violence  y  avait 
contenus,  fe  débordèrent  vers  le  midi:  l’empire 
s’écroula  de  tous  cotés  :  fes  plus  belles  provinces, 
devinrent  la  proie  des  nations  qu’il  n’avoit  jamais 
celle  d’avilir  ou  d’opprimer.  Les  Francs  en  parti¬ 
culier  lui  arrachèrent  les  Gaules ,  &  la  Batavie 
fit  partie  du  vafte  3c  brillant  royaume  que  ces 
conquérans  fondèrent  dans  le  cinquième  fiecle 
avec  tant  de  gloire. 

La  nouvelle  monarchie  éprouva  les  inconvé- 
niens  prefqu’mféparables  des  etars  naifians  ,  6c 
trop  ordinaires  encore  dans  les  gouvernemens  les 
plus  affermis.  Tantôt  elle  obéi,  i  «n  (e.,1  prir.K  ' 


y 


philofophique  &  politique.  1 2  9 

&  tantôt  elle  gémit  fous  le  caprice  de  plufieurs 
tyrans.  Elle  fut  toujours  occupée  de  guerres  étran¬ 
gères  ,  ou  en  pi  oie  a  la  fureur  des  guerres  domef- 
tiques.  Quelquefois  elle  porta  ia  terreur  chez  fes 
voilîns  ;  &  plus  fouvent  des  peuples  venus  du  nord 
portèrent  le  ravage  dans  fes  provinces.  Elle  eut 
également  à  fouftrir ,  &  de  1  imbécillité  de  plu- 
îïeurs  de  fes  rois,  &  de  l’ambition  déréglée  de 
leurs  favoris  &  de  leurs  minières.  Des  pontifes 
orgueilleux  fapperent  les  fondemens  du  tiône  ,  & 
avilirent  par  leur  audace  les  loix  &  la  religion. 
L  anarchie  &  le  defpotifme  fe  fuccéderent  avec 
une  rapidité  qui  ôtoit  aux  plus  confians  jufqu’à 
1  elpoird  un  avenir  fupportable.  L’époque  brillante 

S  •  |  .  .-J  qu’un  éclair. 

Comme  ce  qu  il  avoir  fait  de  grand  éto.t  I  ouvrage 

de  Ion  talent ,  &  qUe  les  bonnes  inftitutions  rfy 
avoient  point  départ,  les  affaires  retombèrent 
aptes  fa  mort  dans  le  cahos  d’où  elles  étoient  for. 
nés  fous  Pépin  fon  pere,  &  plus  encore  fous  lui. 
L  empire  François  dont  il  avoir  trop  étendu  les 
imites  ,  fut  divifé.  Un  de  fes  petits-fils  eut  en 
partage  ia  Germanie ,  dont  le  Rhin  étoit  la  bar¬ 
rière  naturelle ,  &  qui ,  par  des  difpofitions  bizar¬ 
res,  emporta  la  Batavie,  à  laquelle  les  Normands 
dans  leurs  excurfious  ,  avoient  donné  depuis  peu 
le  nom  de  Hollande.  t  * 

La  branche  Germanique  des  Carlovingiens  finie 

au  commencement  du  dixième  ftecle.  Comme  les 

autres  princes  François  n’avoient  ni  la  tranquillité 

m  le  courage  ,  ni  les  forces  néceflaires  pour  faire 

va  oit  eurs  droits,  les  Germains  briferent  aifé- 

ment  un  joug  étranger  :  ceux  de  leur  nation  qui , 

ous  r  autorité  du  monarque  ,  régifToient  les  cinq 

cercles  dont  l’état  étoit  compofé  ,  choifitent  un 

dentt-eux  pour  chef:  rl  fe  contenta  de  la  foi  & 

l  oms  L  j 


130  Hiftorre 

de  rhomftiâge  de  ces  hommes  pu  î  flan  s  >  qué  des 
devoirs  plus  gênans  auroienc  pu  pouffer  à  une  in¬ 
dépendance  entière.  Leurs  obligations  fe  réduifï- 
rent  au  fervice  féodal. 

Les  comtes  de  Hollande  qui ,  comme  les  au¬ 
tres  gouverneurs  de  province ,  n’avoient  exercé 
jufqu  alors  qu'une  jurifdiéHon  précaire  8c  dépen¬ 
dais  t  V,  ^  acquirent  à  cette  époque  mémorable  les 
memes  droits  que  tous  les  grands  vaffaux  d’Alle¬ 
magne.  Iis  augmentèrent  clans  la  fuite  leurs  pof- 
fe liions  par  les  armes  ,  par  les  mariages,  par  les 
concédions  des  empereurs,  8c  réuffirent  avec  le 
rems  à  fe  rendre  tout-à-fait  indépendans  de  l’em¬ 
pire.  Les  entreprifes  injuftes  qu’ils  formèrent  con¬ 
tre  la  liberté  publique  ,  n’eurent  pas  le  meme  fuc- 
cès.  Leurs  fujets  ne  furent  ,  ni  intimidés  par  les 
violences,  ni  féduits  par  les  carefiés  ,  ni  corrom¬ 
pus  par  les  profufions.  La  guerre  ,  la  paix  ,  les  im¬ 
pôts  ,  les  loix,  tous  les  traités  furent  toujours  l’ou¬ 
vrage  des  trois  pouvoirs  réunis  ,  clu  comte  ,  des 
nobles  8c  des  villes.  L’efprit  républiquain  étoit  en¬ 
core  l’efprit  dominant  de  la  nation ,  lorfque  des 
événemens  extraordinaires  la  firent  poufler  fous  la 
domination  de  la  maifon  de  Bourgogne. 

Guillaume  VI ,  vingt-quatrieme  comte  de  Hol¬ 
lande,  mourut  en  1417.  Jacqueline  ,  fa  fille  uni¬ 
que  >  lui  fuccéda:  veuve  très-jeune  d’un  dauphin 
qui  ne  l’avoit  pas  rendue  mere ,  elle  époufa  Jean  , 
duc  de  Brabant.  Comme  ce  prince  n’a  voit  ni  le 
don  de  plaire,  ni  le  talent  de  regner ,  ni  la  vo¬ 
lonté  de  fe  laiiTer  gouverner  par  d’autres  que  par 
fes  miniftres  ,  la  princefle  s’en  dégoûta.  Quelques 
Formalités  qui  avoient  manque  a  fon  mariage  5 
lui  firent  penfer ,  ou  dire  5  qu  elle  croit  libre  5  8c 
elle  difpofa  de  fa  main  en  faveur  du  duc  de 
Cfoceftre.  L’ambitieux  Angîois  trouva  cet  en- 


philofophique  &  politique.  1 3 1 

gagemenc  férieux  roue  le  tems  qu’il  put  fe  pra-k 
mettre  d’en  tirer  un  érablifièment  folide  :  il  per¬ 
dit  fon  amour  en  perdant  fon  efpérance  ,  6c  il 
forma  d’autres  nœuds.  Jacqueline  fe  vit  alors  ré¬ 
duite  à  abandonner  i’adminifiration  de  fes  états  X 
Philippe,  duc  de  Bourgogne,,  fon  oncle  6c  Ion 
héritier  naturel  :  elle  s’obligea  même  a  lui  en  cé¬ 
der  la  propriété ,  fi  elle  fe  marioit  fans  fon  con- 
fentement.  Cet  acte  *  quoique  ratifié  par  fes  fu— 
jets  ,  ne  1  ancta  pas.  Un  patticulier  ,  pour  qui  elle 
prit  une  paillon  violente  ,  devint  fon  époux  :  le 
voile  dont  on  couvrit  d’abord  ce  myftere  ,  fut 
bientôt  levé,  6c  Philippe  ajouta  fur  le  champ  6c 
fans  contradiél  on  à  fes  poiïelîîon's  ,  le  Kàinault, 
la  Zelande  ,  la  Frife  ,  la  Hollande  ,  quatre  pro¬ 
vinces  qui  fomioient  1  héritage  de  fon  imprudente 
6c  malheureufe  niece. 

La  réunion  entière  ou  prefqu  entière  des  Pays* 
bas  rendit  la  maifon  de  Bourgogne  très-ptiiffante* 
Les  gens  eclanes  qui  calculoient  les  probabilités 
prévoyoient  que  cet  état  formé  fucceffivement  de 
pîufieurs  autres  états  feroit  d’un  grand  poids  dans 
le  fyftême  politique  de  PEurope  :  le  génie  de  fes 
habitans  ,  l’avantage  de  fa  fituation  ,  fes  forces 
xeelles  ,  fout  lui  prefageoit  un  aggrandiflement 
piefque  sur  6c  fort  confiderable*  Un  événement 
qui  ,  quoique  très  -  ordinaire  ,  confond  toujours 
1  ambition  ,  déconcerta  des  projets  6c  des  efpéran- 
ces  qui  ne  dévoient  pas  tarder  a  fe  résilier.  La 
ligne  mafeuline  s  éteignit  dans  cette  ma  .ifon  y  6c 
Marie  ,  fon  unique  héritière  porta  en  1477  dans  la 
maifon  d  Autriche  le  fruit  de  plufieuis  hazards 

heureux  ,  de  beaucoup  d  intrigues  6c  de  quelques 
injuftices.  0  1 

A  cette  époque  fi  célèbre  dans  l’hiftoire  ,  cha- 
€tme  des  dix-fept  provinces  des  Pays  ~  bas  avoir 

I  2 


1 3  ï.  Hijloîre 

des  loix  particulières,  des  privilèges  fort  étendus* 
un  gouvernement  prefqu’ifolé.  Tout  s’éloignoit 
■de  cette  unité  précieul'e  de  laquelle  dépendent 
également  le  bonheur  de  la  sûreté  des  empires 
de  des  républiques.  Une  longue  habitude  avoir  fa¬ 
illit  tarifé  les  peuples  avec  cette  efpece  de  cahos^ 
6c  ils  ne  foupçonnoient  pas  qu’il  put  y  avoir  d’ad- 
miniftration  plus  raifonnable.  Le  préjugé  éroit  <i 
ancien  ,  (i  général  de  h  affermi ,  que  Maximilien , 
Philippe  de  Charles ,  les  trois  premiers  princes 
Autrichiens  qui  jouirent  de  l’héritage  de  la  maifon 
de  Bourgogne  ne  crurent  pas  devoir  entreprendre 
de  rien  innover  :  ils  fe  flattèrent  que  quelqu’un 
de  leurs  fucceffeurs  trouveroit  des  circonftances  fa¬ 
vorables  pour  exécuter  avec  sûreté  ce  qu’ils  ne 
pouvoient  pas  feulement  tenter  fans  rifque. 

Alors  fe  préparoit  en  Europe  une  grande  révolu¬ 
tion  dans  les  efprits.  La  renaiffance  des  lettres  ,  un 
‘  commerce  étendu,  les  inventions  de  l’Imprimerie 
de  de  la  bouffole  amenoient  le  moment  où  la  rai- 
fon  humaine  devoit  fecouer  le  joug  d’une  partie 
des  préjugés  qui  avaient  puis  naiffance  dans  les 
rems  de  barbarie. 

Beaucoup  de  bons  efprits  étoient  guéris  des  fu~ 
peiftitions  Romaines:  ils  étoient  bleifés  de  labiis 
que  les  papes  faifoient  de  leur  autorité  ,  des  tri¬ 
buts  qu’ils  levoient  fur  les  peuples  ,  de  la  vente 
des  expiations ,  &  fur-tout  de  ces  fubtiles  abfur- 
dités  dont  iis  avaient  chargé  la  religion  fimpk 


de  Jefus-Chriff. 

Mais  ce  ne  furent  pas  ces  bons  efprits  qui  com¬ 
mencèrent  la  révolution  :  un  moine  turbulent  eut 
ce*-  honneur.  Son  éloquence  barbare  fouleva  les 
nations  du  nord.  Quelques  hommes  éclairés  aidè¬ 
rent  à  détromper  les  autres  peuples.  Parmi  les 
places  de  l’Europe  *  les  uns  adoptèrent  la 


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philofopkhque  &  poVtique.  1 3  3, 

gion  des  réformateurs  ;  d’autres  fe  tinrent  unis 
à  Rome.  Les  premiers  entraînèrent  allez  aifé- 
ment  leurs  fujets  dans  leurs  opinions':  les  autres 
eurent  de  la  peine  à  empêcher  les  leurs  d’embratfeL 
les  opinions  nouvelles.  Ils  employèrent  plufieurs 
moyens  ,  mais  de  préférence  ,  ceux  de  la  rigueur. 
On  vit  renaître  Fefprit  de  fanatifme  qui  avoit  dé¬ 
truit  les  Saxons  ,  les  Albigeois ,  les  Hulîites.  Ou 
releva  les  gibets  ,  on  ralluma  les  bûchers ,  pour 
y  envoyer  les  novateurs. 

Aucun  fouverain  ne  fit  plus  d’ufa^e  de  ces 
moyens  que  Philippe  I  I.  Son  defpotifme  s  e- 
fendoit  fur  toutes  les  branches  de  fa  vafte  mo¬ 
narchie  ,  8c  le  zele  de  la  religion  y  perfécutoir 
par-tout  ceux  auxquels  on  donnoit  les  noms  d ‘hé¬ 
rétiques  8c  d  infidèles.  On  voulut  orer  aux  peu¬ 
ples  des  pays-bas  leurs  privilèges  :  on  y  fit  mourir 
fur  lecnaffaud  des  milliers  de  citoyens.  Cos  peu¬ 
ples  fe  révoltèrent.  On  vit  fe  renouvelle!*  le  fpeéta- 
cle  que  les  Vénitiens  avoient  donné  au  monde  plu- 
fieuis  fiecles  auparavant  y  un  peuple  fuyant  ia  ty¬ 
rannie  ne  trouvant  plus  dafyle  fur  h  terre  ,  al¬ 
ler  le  cheicher  fous  les  eaux.  Sept  petites  provinces 
au  nord  du  Brabant  8c  de  la  Flandre -,  inondées 
plutôt  qu  arrofees  par  de  grandes  rivières,  fou  venir 
fubmeigees  par  la  mer  qu’on  contenoit  à  peine' 
avec  des  digues  ,  n’ayant  pour  richeffès  que  le> 
produit  de  quelques  pâturages  ,  &  une  pêche  mé¬ 
diocre  ,  fondèrent  une  des  plus  riches  &  des  plu* 
primantes  républiques  du  monde  ,  &  le  modèle 
p^ut-etre  des  états  commerçans.  Les  premiers  ef- 
^orts  de  leur  union  ne  furent  point  heureux  ;• 
mais  fi  les  Holfandois  commencèrent  par  des  dé¬ 
faites  ,  ils  finirent  par  des  viétoires.  Les  trou¬ 
pes  Efpagnoles  qui  les  combattoient  choient  les 
meilleures  de  l  Europe  :  elles.  eurent  d’abord-  des 


134  Hiftoire 

avantages  que  leur  firent  perdre  peu-à-peu  les 
nouveaux  répubiiquains  :  ils  réfifterent  avec  conf¬ 
iance  :  ils  s  infttiufirent  par  leurs  fautes  même  a 
&:  par  l’exemple  de  leur  ennemi }  &  ils  le  fur- 
paflerent  enfin  dans  la  fcience  de  la  guerre,  La 
néceflité  de  difputer  pied  à  pied  le  terrein  étroit 
de  la  Hollande ,  fit  perfeâionner  fart  de  forti¬ 
fier  les  pays  &  les  villes. 

La  Hollande  ,  cet  état  fi  foible  dans  fa  naif- 
fance  ,  chercha  des  armes  Sc  de  l’appui  par-tout 
où  elle  put  en  efpértr.  Elle  donna  des  alyles  aux 
pirates  de  toutes  les  nations  ,  dans  le  defiein  de 
s’en  fervir  contre  les  Efpagnols  }  &c  ce  fut  là  le 
fondement  de  fa  puiflance  maritime.  Des  loix 
fa^es  ,  un  ordre  admirable  ,  une  conftitution  qui 
conferve  Légalité  parmi  les  hommes,  une  excel¬ 
lente  police ,  la  tolérance  firent  bientôt  de  cette 
république  un  état  puiflant.  En  1590,  elle  avoit 
humiliée  plus  d’une  fois  la  marine  Efpagnole.  Elle 
avoit  déjà  du  commerce  ,  &  celui  qui  convenoic 
le  mieux  à  fa  fituation.  Ses  vaifleaux  faifoient  alors 
ce  qu’ils  font  encore  aujourd’hui  :  ils  fe  char- 
geoient  des  marchand ifes  d’une  nation  pour  les 
porter  à  l’autre.  Les  villes  Anféatiques  &  quelques 
villes  d’Italie  étoient  en  poüeffion  de  ces  trans¬ 
ports  :  les  Hollandois  ,  en  concurrence  avec  elles, 
eurent  bientôt  l’avantage  :  ils  le  durent  à  leur 
frugalité.  Leurs  fiottes  militaires  protégeoient  leurs 
flottes  marchandes.  Leurs  ncgocians  prirent  de 
l’ambition,  &  afpirerent  à  étendre  de  plus  en  plus 
leur  commerce.  Ils  s’étoient  emparés  de  celui  de 
Lisbonne  ,  où  ils  achetaient  les  marchandises  des 
Indes,  pour  les  revendre  dans  toute  l’Europe. 

En  ï  5  94,  le  roi  d’Efpagne  fit  confifquer  les 
effets  des  Hollandois  commerçans  dans  fe  s  ports  s 

défendit  aux  Portugais  toute  conefpondanço 


,  philosophique  &  polit  me.  i y 

avec  eux.  Les  Hollanciois  cherchèrent  d’autres 
moyens  de  fe  procurer  les  marchand ifes  de  l’o* 
rienr  :  il  femble  que  le  meilleur  moyen  étoit  d’c- 
quipper  des  vailTeaux  ,  6e  de  les  envoyer  aux  In¬ 
des  ;  mais  on  n’avoir  ni  pilotes  qui  connûffent 
les  mers  d’Afie  ,  ni  fadeurs  qui  en  entendîffent 
le  commerce.  On  craignit  les  dangers  d’une  lon¬ 
gue  navigation  fur  des  côtes  dont  l’ennemi  étoit: 
le  maître  :  on  craignit  de  voir  les  vailTeaux  inter¬ 
ceptés  dans  une  route  de  cinq  à  fix  mille  lieues. 
Il  parut  plus  raifonnable  de  travailler  a  décou¬ 
vrir  un  palfage  a  la  Chine  &  au  Japon  par  les* 
mers  du  nord.  La  route  devoit  être  plus  courte  > 
moins  mal-faine  &c  plus  sure.  Les  Anglois  avoient 
fait  cette  tentative  fans  {accès  :  les  Hollandois  la 
renouveüerent  >  &c  ne  furent  pas  plus  heureux. 

Pendant  qu'ils  étoient  occupés  de  cette  recher¬ 
che  ,  Corneille  Houtman ,  marchand  de  leur  na¬ 
tion  ,  homme  de  tête  &  d’un  génie  hardi  ,  ar¬ 
rêté  pour  fes  dettes  à  Lisbonne  ,  fit  dire  aux  négo¬ 
ciais  d’Amfterdam  que  s’ils  vouloient  le  tirer  de 
priron  ,  il  leur  feroit  part  d’un  grand  nombre  de 
decouvertes  qu  il  a  voit  faites  ,  &  qui  pou  voient 
leur  être  utiles.  Il  s’éroit  en  effet  inftruit  dans 
le  plus  grand  détail ,  Sc  de  la  route  qui  menoit 
aux  Indes 3  &  de  la  maniéré  dont  s’y  faifoit  le 
commerce.  On  accepta  fes  propofitions  :  on  paya 
les  dettes.  Les  lumières  étoient  telles  qu’il  les 
avoit  promifes.  Ses  libérateurs  qu’il  éclaira  for¬ 
mèrent  une  aflociation  fous  le  nom  de  compa¬ 
gnie  des  pays  lointains  3  &  lui  confièrent  quatre 
vaifleaux  pour  les  conduire  aux  Indes  par  le  cap 
de  Bonne-efpérance. 

Le  principal  objet  de  ce  voyage  étoit  d’étudier 
les  côtes  ,  les  nations  ,  les  produétions  ,  les  diffé- 
4‘Qns  commerces  de  chaque  lieu  3  en  évitant  au- 

I  4 


ï  3  6  -  Hiftoire 

tarir  qu  il  feroit  pofiihle  les  établiflemens  dés  Por¬ 
tugais.  Houtman  reconnut  les  côtes  d’Afrique  8c 
du  Brefil,  s’arrêta  à  Madagafcar  ,  relâcha  aux  Mal¬ 
dives  ,  8c  fe  rendit  aux  îfles  de  la  Sonde.  Il  y  vit 
les  campagnes  couvertes  de  poivre  ,  8c  en  acheta , 
ainfi  que  d’autres  épiceries  plus  précieufes.  Sa  fa- 
gefle  lui  procura  l’alliance  du  principal  fouve- 
rain  de  Java  ;  mais  les  Portugais,  quoique  haïs 
8c  fans  établiflement  dans  Pille,  lui  fufciterent 
des  ennemis.  Il  fortit  vi&orieux  de  quelques  pe¬ 
tits  combats  qu’il  fut  contraint  de  donner  ,  8c 
repartit  avec  fa  petite  flotte  pour  la  Hollande  * 
où  il  apporta  peu  de  richeflès  8c  beaucoup  d’ef- 
pérances.  Il  ramenoit  avec  lui  des  negres ,  des 
Chinois  ,  des  Malabares  ,  un  jeune  homme  de 
Malaca  ,  un  Japonois  8c  Abdul ,  pilote  de  Gu« 
zarate  ,  plein  de  talens ,  8c  qui  connoifloit  par¬ 
faitement  les  différentes  côtes  de  l’Inde. 

D’après  la  relation  d’Houtman  8c  les  lumiè¬ 
res  qu’on  devoit  à  fon  voyage  ,  les  négocians 
d’Amfterdam  conçurent  le  projet  d’un  établifle- 
rnent  à  Java ,  qui  leur  donneroit  le  commerce 
du  poivre  ,  c]ui  les  approcheroit  des  ifles  où  croif- 
fent  des  épiceries  plus  précieufes,  qui  pourroit  leur 
faciliter  l’entrée  de  la  Chine  8c  du  Japon  ,  8c  qui 
de  plus  feroit  éloigné  du  centre  de  la  puiflance 
qui  dominoit  dans  l’Inde.  L’amiral  Van  -  neck 
chargé  avec  huit  vaifleaux  d’une  opération  fi  im¬ 
portante  ,  arriva  dans  Fille  de  Java,  où  il  trouva 
les  habitans  indifpofés  contre  fa  nation.  On  com¬ 
battit;  on  négocia  :  le  pilote  Abdul ,  les  Chinois, 
8c  plus  encore  la  haine  qu’on  avoit  contre  les  Por¬ 
tugais  ,  fervirent  les  Holîandois.  On  leur  laifla. 
faire  le  commerce  ;  8c  bientôt  ils  firent  partir 
quatre  vaifleaux  chargés  d’épiceries  8c  de  quel¬ 
ques  étoffes.  L’amiral  avec  le  refte  de  fa  flotte 


philo  fophique  &  politique.  iyy 

fit  voile  pour  les  Moluques ,  où  il  apprit  que  les 
naturels  du  pays  avoient  chalTe  les  Portugais  de 
quelques  endroits  ,  8c  qu’ils  n’attendoient  qu’une 
occafion  favorable  pour  les  chaffer  des  autres.  U 
établit  des  comptoirs  dans  plufieurs  de  ces  ifles  ü 
il  fit  des  traités  avec  quelques  fouverains ,  &:  il 
revint  en  Europe  chargé  de  richeffies. 

La  joie  que  ion  retour  caufa  fut  extrême.  Le 
fuccès  de  fon  voyage  excita  une  nouvelle  émula¬ 
tion.  Il  fe  forma  des  fociétés  dans  la  plupart  des 
villes  maritimes  8c  commerçantes  des  Provinces- 
unies.  Bientôt  ces  afiociations  trop  multipliées  fe 
nuifirent  les  unes  aux  autres  par  le  prix  exceffif  où 
la  fureur  d  acheter  fit  monter  les  marchandifes 
'dans  1  Inde  ,  8c  par  Paviliflement  où  la  néceffité 
de  vendre  les  fit  tomber  en  Europe.  Elles  étoient 
toutes  fur  le  point  de  périr  par  leur  propre  con¬ 
currence  ,  8c  par  1  împuiflance  où  étoit  chacune 
d  elles  feparement  de  réfifter  à  un  ennemi  puif- 
fant  qui  fe  faifoit  un  point  capital  de  les  dé¬ 
truire  ,  lorfque  le  gouvernement  quelquefois  plus 
éclairé  que  des  particuliers  vint  à  leur  fecours. 

Les  Etats-généraux  unirent  en  1601  ces  diffé¬ 
rentes  focietes  en  une  feule  ,  fous  le  nom  de  Com¬ 
pagnie  des  grandes  Indes.  Son  premier  fonds  , 
quoique  médiocre,  étoit  fuffifant  ;  8c  on  établit 
foixante  directeurs  pour  en  faire  la  régie.  La  Com¬ 
pagnie  eut  le  droit  de  faire  la  paix  ou  la  guerre 
avec  les  princes  de  l’orient ,  de  bâtir  des  forte- 
refles,  Je  choifir  les  gouverneurs,  d’entretenir 
des^  garnifons ,  8c  de  nommer  des  officiers  de 
police  &  de  juftice.  Les  directeurs  fe  remplacent 
par  élection  :  ce  font  eux  qui  décident  des  en¬ 
vois  8c  des  retours  des  vaiffeaux ,  8c  du  mo¬ 
ment  des  ventes ,  ainfî  que  de  la  politique  qu'on 
doit  avoir  avec  les  fouverains  d’Afie  :  mais  c’eft 


1 


1 3  8  Hijîoîre 

au  nom  de  la  république  que  fe  font  les  traités 

Sc  c’eft  à  elle  que  les  officiers  prêtent  ferment» 

Cette  compagnie  ,  fans  exemple  dans  l’anti¬ 
quité  ,  modèle  de  toutes  celles  qui  l’ont  fuivie  , 
commençoit  avec  de  grands  avantages.  Les  fo- 
eiétés  particulières  qui  l’avoient  précédée  ,  lui 
étoient  utiles  par  leurs  malheurs,  par  leurs  fautes 
mêmes.  Le  trop  grand  nombre  de  vaiffeaux  qu’el- 
les  avoient  équipés  ,  avoir  donné  des  lumières 
sures  fur  toutes  les  branches  du  commerce ,  avoir 
formé  beaucoup  d’officiers  Sc  de  matelots  ,  avoit 
encouragé  les  bons  citoyens  à  ces  expéditions  éloi¬ 
gnées  ,  en  n’expofant  d’abord  que  des  gens  fans 
aveu  Sc  fans  fortune. 

Tant  de  moyens  réunis  ne  pou  voient  pas  de¬ 
meurer  oififs  dans  des  mains  aétives.  Le  nou¬ 
veau  corps  devint  bientôt  une  grande  puidance-. 
Ce  fut  un  nouvel  état  placé  dans  l’état  même  y 
qui  l’enrichilïbit ,  Sc  augmentoit  fa  force  au-de- 
liors  ,  mais  qui  pou  voit  diminuer  avec  le  tems 
le  relïort  politique  de  la  démocratie,  qui  eft  l’a¬ 
mour  de  Légalité  ,  de  la  frugalité,  des  loix  Sc  des 
citoyens. 

Audi-tôt  après  fon  établiflement ,  la  Compa¬ 
gnie  fît  partir  pour  les  Indes  quatorze  va  idéaux 
Sc  quelques  yachts,  fous  les  ordres  de  l’amiral 
Warwick  ,  que  les  Hollandois  regardent  comme 
le  fondateur  de  leur  commerce  &  de  leurs  pendan¬ 
tes  colonies  dans  l’orient  :  il  bâtit  un  comptoir 
fortifié  dans  fide  de  Java  :  il  en  bâtit  un  dans 
les  états  du  roi  de  Johor  :  il  fit  des  alliances  avec 
plufieurs  princes  dans  le  Bengale.  Il  eut  à  com¬ 
battre  fouvent  les  Portugais  •  Sc  il  eut  prefque 
toujours  l’avantage.  Dans  les  lieux  où  ils  n’étoient 
que  commerçans  ,  il  eut  à  détruire  les  préven¬ 
tions  qu’ils  avoient  données  contre  fa  nation  qu’ils 


philoj  ophique  &  politique .  13  <j 

avoient  repréfentée  comme  un  amas  de  brigands 
ennemis  de  tous  les  rois ,  de  infe&és  de  tous  les 
vices.  La  conduite  des  Hollandois  &:  celle  des 
Portugais  apprit  bientôt  aux  peuples  d’Afie  laquelle 
des  deux  nations  avoir  fur  l’autre  l’avantage  des 
mœurs.  Elles  ne  tardèrent  pas  à  fe  faire  une  guerre 
fanglante. 

Les  Portugais  avoient  pour  eux  une  parfaite 
connoilïance  des  mers ,  l’habitude  du  climat  de 
le  fecours  de  plusieurs  nations  qui  les  déteftoient, 
mais  que  la  crainte  forçoit  à  combattre  pour  leurs 
tyrans.  Les  Hollandois  étoient  animés  par  l’efpé- 
rance  de  fonder  un  grand  commerce  fur  les  ruines 
du  commerce  de  leur  ennemi.  Ils  fe  conduifoient 
avec  précaution  ,  avec  fermeté.  Leur  douceur  de 
leur  bonne  foi  leur  concilioient  les  peuples.  Bien¬ 
tôt  plufieurs  fe  déclarèrent  contre  leurs  anciens 
oppredeurs. 

Les  Hollandois  envoyoient  continuellement  en 
Afie  de  nouveaux  colons,  des  v aideaux  de  des 
troupes  ;  de  les  Portugais  étoient  abandonnés  à 
leurs  propres  forces.  L’Efpagne  à  qui  le  Portugal 
étoit  alors  fournis,  en  defiroit  l’abaidement ,  de 
jouidoit  de  fes  défaites ,  comme  fi  elles  n’avoient 
pas  augmenté  les  moyens  des  Hollandois  fes  en¬ 
nemis.  Elle  fit  plus,  dans  la  crainte  que  le  Portugal 
ne  trouvât  des  refiources  en  lui-même ,  elle  lui  en- 
levoit  fes  hommes  qu’elle  envoyoit  en  Italie  , 
en  Flandre,  dans  les  autres  pays  de  l’Europe,  ou 

elle  faifoit  la  guerre. 

</ 

Cependant  la  balance  fut  long  -  rems  égale  * 
de  les  îuccès  plus  variés  qu’on  ne  l’avoir  prévu: 
le  tems  arriva  enfin  où  les  Portugais  expièrent 
leurs  perfidies  ,  leurs  brigandages  de  leurs  cruau¬ 
tés.  Alors  le  vérifia  la  prophétie  d’un  roi  de  Perfe* 
Ce  prince  ayant  demandé  à  un  ambafiadeur 


*4°  Hijîoire 

Portugais ,  combien  de  gouverneurs  fon  maure 
xvoit  fait  décapiter  ;  depuis  qu’il  avoit  introduit: 
fx  domination  dans  les  Indes.  Aucun  ,  répondit 
ïambafladeur  :  tant  pis  y  répliqua  le  monarque,, 
fa  puijfance  dans  un  pays  où  il  fe  commet  tant  de 
vexations  &  de  barbaries  ne  durera  pas  long-tems .. 

En  effet ,  la  révolution  de  1^40  ,  qui  rendit 
au  royaume  de  Portugal  fon  indépendance  fans 
rendre  au  peuple  fa  liberté  ,  ne  mit  pas  cet  état 
a  portée  de  réparer  fes  pertes  en  A  fie  ,  pas  même 
de  s  y  défendre ,  8c  bientôt  il  ne  lui  refta  de  fes 
conquêtes  que  Diti ,  Macao  8c  Goa  5  tant  il  y  *a 
de  différence  entre  une  nation  qui  fecoue  le  joug 
de  fes  rois  ,  Se  celle  qui  ne  fait  que  changer  de 
maître. 

On  ne  vit' pourtant  pas  durant  cette  guerre, 
dans  les  Hollandois  ,  cette  témérité  brillante,  cette: 
intrépidité  inébranlable  qui  avoient  fignalé  les 
entreprifes  des  Portugais  y  mais  on  leur  vit  une 
fuite  ^  une  perfévérance  immuables  dans  leurs 
deffeins.  Souvent  battus  jamais  découragés  ,  ils: 
revenoient  faire  de  nouvelles  tentatives  avec  de 
nouvelles  forces  8c  des  mefures  plus  fages.  Ils 
ne  s’expofoient  jamais  â  une  défaite  entière. ‘Si 
dans,  un  combat ,  ils  avoient  plufieurs  vaiffeaux 
maltraités,  ils  fe  retiroient,  8c  comme  ils  ne  per- 
doient  jamais  de  vue  leur  commerce ,  la  flotte* 
vaincue  en  fe  réparant  chez  quelques  princes  de 
ï’Inde  y  achetait  des  marchandifes ,  &  retournoit 
en:  Hollande.  Elle  y  portoit  à  la  compagnie  de  nou¬ 
veaux  fonds  qui  étoient  employés  à  de  nouvelles 
entreprifes.  Les  Hollandois  ne  fiufoient  pas  tou- 
fours  de  grandes  chofes  ;  mais  ils  n’en  faifoient 
Jpa.s  .d’inutiles.  Ils  n’a  voient  pas  cette  fierté,  ce  point 
d’honneur  qui  ne  fouffrent  rien  ,  8c  qui  avoient- 
fait:  faire  aux  Portugais  plus  de  guerres  peut-être 


philofophique  &  politique.  14 1 

que  l'intérêt  de  leur  grandeur.  Ils  -fui virent  leur 
•premier  defiein  fans  s'en  1  ailler  détourner  par  des 
•motifs  de  vengeance  ou  des  projets  de  conquête. 

Us  cherchoient  en  1607  à  s'ouvrir  les  ports  du 
vafte  empire  de  la  Chine.  Ils  furent  attaqués 
,par  une  -flotte  Portugaife  qui  étoit  à  Macao  ,  & 
qui  les  força  de  s'éloigner.  Ce  malheur  leur  & 
dentir  l'importance  de  cette  place  ,  &  ils  l’aïïïége- 
rent  :  ils  échouèrent  dans  cette  entreprife  j  -mais 
-comme  ils  ne  perdoient  jamais  le  fruit  de  leurs 
-arméniens  ,  ils  firent  fervi-r  celui  qu’ils  a  voient 
dirigé  contre  Macao  à  former  une  colonie  dans 
•les  ifles  des  Pêcheurs.  Ce  font  des  rochers  qui 
manquent  d’eau  dans  des  teins  de  fécherelTe  ,  •& 
de  vivres  dans  tous  les  tems.  Ces  inconvéniens 
netoient  pas  rachetés  par  des  avantages  fol  ides  , 
■parce  que  dans  le  continent  voifin  on  empcchoit 
avec  une  févérité  extrême  toute  liaifon  avec  ces 
étrangers  qu'on  trouvoit  dangereux  fi  près  des 
côtes.  Les  Hollandois  écoient  déterminés  à  aban¬ 
donner  un  établiflement  qu'ils  défefpéroient  de 
.rendre  utile  ,  lorfqu’iîs  furent  invités  en  1624,  1 
.s  aller  fixer  à  Formofe ,  avec  affuranee  que  les 
marchands  Chinois  auraient  une  liberté  entière 
d'aller  traiter  avec  eux. 

Cette  ifle  3  quoique  ’fîtuée  vis-à-vis  la  province 
de  Fokien  ,  &  à  trente  lieues  de  la  côte,  n’étok 
,pas  foumife  a  1  empire  de  la  Chine  qui  n’a  point 
la  paffion  des  conquêtes  5  &c  qui  par  une  poli- 

1  ^ tt*  y  J  e  &  mal  entendue  ,  arme  mieux 
iaifler  périr  une  partie  de  fa  population  que  d'en¬ 
voyer  la  furabondance  de  fes  fujets  dans  des  terres 
wmvnes.  On  trouva  que  Formofeavoir  cent  trente  5 
ou  cent  quarante  lieues  de  tour.  Seshabitans,  à  en 
Juger  pai  leurs  mœurs  par  leur  figure  5  paroit 
ioient  defcendus  des  Tartares  de  la  partie  la  plus 


*42.  Hijîoire 

feprentrionale  de  PAfie  :  vraifemblablement  la 

Corée  leur  avoit  fervi  de  chemin.  Ils  vivoient  la 

plupart  de  pêche  ou  de  chaile  *  ôc  alloient  prefque 

nuds. 

Les  Hollandois ,  après  avoir  pris  fans  obftacle 
routes  les  lumières  que  la  prudence  exigeoit  3 
jugèrent  que  le  lieu  le  plus  favorable  pour  un 
établiiTement ,  étoit  une  petite  ifle  voifine  de  là 
grande.  Iis  trouvoient  dans  cette  fituation  trois 
avantages  confidérables  ;  de  la  facilité  à  fe  défen¬ 
dre  ,  ii  la  haine  ou  la  jaloufie  cheixhoient  à  les 
troubler  ;  un  port  formé  par  les  deux  ides  *  la 
facilité  d’avoir  dans  toutes  les  mouçons  une  com¬ 
munication  Sure  avec  la  Chine  ,  ce  qui  auroit  été 
impoffible  dans  quelque  autre  pofition  qu’on  eût 
pu  prendre. 

La  nouvelle  colonie  fe  fortifioit  infenübiement 
&  fans  éclat  5  lorfque  la  conquête  de  la  Chine 
par  les  Tartares ,  l’éleva  tout  d’un  coup  à  une 
profpérité  qui  étonna  toute  l’Aiie.  Ainû  les  tor- 
rens  engraiffent  les  vallons  de  la  fubftance  des 
montâmes  ravagées.  Plus  de  cent  mille  Chinois  3 

O  ü 

qui  ne  vouloient  pas  fe  foumettrè  au  vainqueur , 
fe  réfugièrent  à  Formofe.  Ils  y  portèrent  l’adivité 
qui  leur  eft  particulière  ,  la  culture  du  ris  6c  du 
fucre  ,  &:  y  attirèrent  des  vaifleaux  fans  nombre 
de  leur  nation  :  bientôt  Pille  devint  le  centre  de 
toutes  les  liaifons  que  Java  ,  Siam ,  les  Philippines , 
la  Chine  >  le  Japon  5  d’autres  contrées  voulurent 
former  :  en  peu  d’années  ,  elle  fe  trouva  le  plus 
arand  marché  de  l’Inde.  Les  Hollandois  comp- 
toient  fur  de  plus  grands  fuccès  encore  3  lorfque 
la  fortune  trompa  leurs  efpérances. 

Un  Chinois  ,  nommé  Equam ,  né  dans  Poblcu- 
rité  ,  s’étoit  fait  pirate  par  inquiétude  ,  6c  par 
fes  talens  étoit  parvenu  à  la  dignité  de  grand 


pkilofophque  &  politique.  141 
amiral.  Il  fournit  long-rems  les  interets  de  fa, 
patrie  contre  les  Tartares;  mais  voyant  que  fon 
maître  avoir  fuccombé,  il  chercha  à  faire  fa  paix. 
Il  fut  arrêté  à  Pékin  ,  où  on  l’avoit  attiré  ,  &  con¬ 
damné  par  Pùfurpateur  à  une  prifon  perpétuelle  „ 
dans  laquelle  on  croit  qu’il  fut  empoifonné.  Sa 
flotte  fer  vit  d’afyle  à  fon  fils  Coxinga  qui  jura 
une  haine  éternelle  aux  oppreflèurs  de  fa  famille 
&  de  fa  patrie ,  &  qui  imagina  qu’il  pourroit 
exercer  contre  eux  des  vengeances  terribles  ,  s’il 
xéulîiiïoit  à  s’emparer  de  Formofe.  Il  l’attaque  , 
Sc  prend  a  la  defeente  le  miniftre  HambroecK, 
Cjhoifi  entte  les  pnfonniers  pour  aller  au  fort 
de  Zélande  déterminer  fes  compatriotes  à  capitu¬ 
ler  ,  ce  républiquain  fe  fouvient  de  Régulas  ;  il  les 
exhorte  a  tenir  ferme  ,  &  tâche  de  leur  perfuader 
qu’avec  beaucoup  de  confiance  ,  ils  forceront  l’en¬ 
nemi  a  fe  retirer.  La  garnifon  qui  ne  doute  pas  que 
cet  homme  généreux  de  retour  au  camp  ne  foie 
xnaflacre ,  fait  les  plus  grands  efforts  pour  le  rete¬ 
nir  .  ces  inftances  font  tendrement  appuyées  par 
deux  de  fes  filles  qui  étoient  dans  la  place  :  j’ai 
promis  ,  dit-il ,  d’aller  reprendre  mes  fers  ;  il  faut 
dégager  ma  parole  :  jamais  on  ne  reprochera  à  ma 
mémoire ,  que  pour  mettre  mes  jours  à  couvert , 
paie  appefanti  le  joug,  &  peut-être  caufé  la  mort 
des  compagnons  de  mon  infortune.  Après  ces  mots 
héroïques  ,  il  reprend  tranquillement  la  route  du 
camp  Chinois  ;  &  le  fiege  commence. 

Quoique  les  ouvrages  de  la  place  fufTent  en 
mauvais  état ,  que  les  munitions  de  guerre  & 
de  bouche  n  y  fufient  pas  abondantes ,  que  la 
garnifon  fut  foible  ,  &  que  les  fecours  envoyés 
Pour,  attaquer  l’ennemi  fe  fulTent  honteufement 
retires ,  le  gouverneur  Coyet  fit  une  defenfe  opi¬ 
niâtre.  Force  au  commencement  de  1 66 z  de 


T44  Hîjîoire 

capituler,  il  fe  rendit  à  Batavia ,  où  fes  fupérieursj 
par  une  de  ces  iniquités  d’état  communes  à  tous 
les  gouvernemens ,  le  flétrirent  pour  ne  pas  laifler 
foupçonner,  que  la  perte  d’un  établiflement  fl 
important  fut  l’ouvrage  de  leur  ineptie  ou  de 
leur  négligence.  Les  tentatives  qu’on  fit  pour  le 
recouvrer  furent  inutiles j  &c  on  fut  réduit  dans, 
la  fuite  ,  à  faire  le  commerce  à  Canton  ,  aux 
memes  conditions,  avec  la  même  gêne  ,  la  même 
dépendance  que  les  autres  nations. 

Il  pourroit  paroître  fingulier  qu’aucun  peuple 
de  l’Europe  depuis  1683  que  Formofe  a  îiibi  le 
joug  des  Chinois  ,  n’ait  fongé  à  s’y  établir  ,  du 
moins  aux  mêmes  conditions  que  les  Portugais  le 
font  à  Macao  j  mais  outre  que  le  caraéfere  foup- 
çonneux  de  la  nation  à  laquelle  cette  ifle  appar¬ 
tient  ,  ne  permettoit  pas  d’efpérer  de  fa  part 
cette  complaifance  ,  on  peut  aflurer  que  ce  feroit 
une  mauvaife  entreprife.  Formofe  n’étoit  un  pofte 
important  ,  que  lorfque  les  Japonois  pouvoient 
y  naviguer  5  hc  lorfque  fes  productions  étoient  re¬ 
çues  fans  reftriétion  au  Japon. 

Cet  empire  paroiffbit  fermé  pour  toujours  aux 
Hollandois  :  ils  défefpéroient  d’y  entrer  après  les 
tentatives  inutiles  qu’ils  avoient  faites ,  lorfqu’un 
de  leurs  capitaines  ,  qui  a  voit  été  jetté  par  la  tem¬ 
pête  fur  les  cotes  Japonoifes,  les  avertit  que  les 
peuples  étoient  bien  difpofés  pour  eux. 

Le  gouvernement  &:  la  nation  étoient  las  des 
Portugais  qui  s’étoient  rendus  odieux  par  leur 
avarice,  leur  orgueil ,  leur  infidélité  dans  le  com¬ 
merce  ,  &  1  excès  de  leur  zele  pour  leur  religion. 
Quelques  dogmes  du  Chriftianifme ,  allez  fem- 
blables  à  ceux  des  Bubfdoiftes ,  &  le  même  efprir 
de  pénitence  dans  les  deux  religions  avoient  donné 
des  profélites  aux  millionnaires  Portugais*  Des 


phiiofophiquè  &  politique,  j,  ? 
que  les  ndu veaux  Chrétiens  furent  nombreux  iJs 
tahaierenr  :  on  commença  par  les  punir;  on  huit 
par  les  détruire* 

JJspuis  un  ficclc  ?  le  gouvernement  avoir  changé 
au  Jupon*  Le  Dain  jfouveràin  Sc  pontife ,  a  voit 
vu  fon  grand  général  fe  foulever  contre 'lui  & 
fe  faire  empereur.  La  famille  de  cet  ufurpareur 
s  croît  maintenue  fur  le  trône,  &  leDani,  aupara¬ 
vant  chef  de  l’Empire,  n  croit  plus  que  le  chef  des 
prêtres.  Le  Cubo  ou  empereur  laïc  lui  rendoit 
des  honneurs  ,  lans  lui  laifTer  de  crédit  ;  &  pour 
ôter  aux  ecciehahiques  tout  leur  pouvoir  ,  il  cher— 
choit  à  faire  goûter  au  peuple  le  théïfme,  &  les 
dogmes  de  Confucius. 

Tandis  qu  il  travailloit  à  diminuer  le  fan'atilme 
de  la  religion  nationale,  il  voyou  avec  peine 
introduire  dans  le  Japon  une  religion  étrangère.  11 
lentit  que  celle-ci ,  foumife  àunpontif  Européen  ■ 
devoit  être,  tôt  ou  tard,  l’ennemi  de  celle  du 
Daia  ,  &  que  ce  ferait  pour  l'es  états,  une  fource 
de  diviüon.  11  réfolut  donc  de  l’abolir  :  elle  vou- 
hit  fe  défendre  ;  &  l’on  fut  réduit  à  la  noyer  dans 
«c-s  torrens  de  lang.  Ainlî ,  dans  un  empire  des¬ 
potique,  dès  qu’une  religion  s’affoiblir  ,•  une  autre 
naît ,  &  comme  le  théïfme  ne  peut  entrer  dans 
le, prit  des  efclaves  que  l’état  rend  malheureux 
ni  la  tolérance  dans  1  ame  d’un  defpote ,  il  fiuc 
néceflairement  que  l’ancienne  ou  la  nouvelle  reli¬ 
gion  loient  éteintes  par  le  fer  ou  par  le  feu. 

Les  Portugais  qui  avoient  apporté  le  Chriftia- 
nilme  au  Japon ,  furent  bannis  en  16$  8  ;  &  prives 
a  perpétuité  d  un  commerce,  dont  ils  tiraient  en 
or,  meme  dans  les  dernieres  années ,  onze  millions’ 
de  nos  livres.  Leurs  bénéfices  avoient  été  plus  corn- 
fideraoies,  lorfqu’ils  portaient  feuls  au  Japon  des 
bagatelles  d'Europe  &  des  Indes  ,  que  les  Japd. 


14  6  Hiftoire 

nois  naturellement  curieux  achetoient  avec  énv 
preflfement  3  8c  que  la  vivacité  de  leurs  defirs  leur 
faifoit  payer  auiîi  cher  qu’on  vouloir. 

Les  Hollandois  ,  qui  depuis  quelque  te  ms  5 
négocioient  en  concurrence  avec  eux ,  ne  furent  pas 
enveloppés  dans  leur  difgrace.  Comme  ces  répu¬ 
blicains  n’avoient  pas  montré  l’ambition  de  fe 
mêler  du  gouvernement ,  qu’ils  avoient  prêté  leur 
artillerie  contre  les  Chrétiens ,  qu’on  les  voyoit 
en  guerre  ouverte  avec  la  nation  profcrite ,  que 
l’opinion  de  leurs  forces  n’étoit  pas  établie , 
qu’ils  paroifloient  réfervés  ,  fouples ,  modeftes  5 
uniquement  occupés  de  leur  commerce ,  on  les 
toléra.  Dans  la  fuite  ,  foit  que  l’efprit  d’intrigue  8c 
de  domination  les  ait  faifis ,  foit ,  comme  il 
eft  plus  vraifemblabie,  qu’aucune  conduite  ne  puiffe 
prévenir  la  défiance  Japonoife  ;  ils  ont  été  dépouil¬ 
lés  de  la  liberté  &  des  privilèges  dont  ils  jouif- 
foient.  Depuis  1641  ,  ils  font  relégués  dans  une  ifle 
artificielle  ,  élevée  dans  le  port  de  Nangazaki,  & 
qui  communique  par  un  pont  à  la  ville.  O11  défar- 
me  leurs  vailTeaux  ,  à  mefure  qu’ils  arrivent }  8c 
la  poudre  ,  les  fufils ,  les  épées  ,  l’artillerie  ,  le 
Gouvernail  même  font  portés  à  terre.  Dans  cette 
efpece  de  prifon  ,  ils  font  traités  avec  un  mépris 
dont  on  n’a  point  d’idée  ;  8c  ils  11e  peuvent  avoir 
de  communication  qu’avec  les  commifiaires  char- 
crés  de  régler  le  prix  8c  la  quantité  de  leurs  mar¬ 
chandées.  Il  n’eft  pas  poffible  ,  que  la  patience 
avec  laquelle  ils  fouffrent  ce  traitement  depuis 
de  plus  d’un  fiecle ,  11e  les  ait  avilis  aux  yeux  de  la 
nation  qui  eneft  témoin ,  8c  que  l’amour  du  gain 
ait  porté  à  ce  point  l’infenfibilité  aux  outrages  , 

lans  avoir  flétri  le  caraéfere.. 

Les  principales  marchandifes  que  les  Hollandois 

portent  au  Japon,  font  des  draps  d’Europe,  des 


philôfophique  &  politique .  i47 

étoffes  de  l'oie,  des  toiles  peintes,  du  lucre  ëc 
des  bois  de  teinture.  Ces  articles  formaient  autre¬ 
fois  un  objet  immenfe.  L’année  même  de  la  dis¬ 
grâce  de  la  compagnie  ,  Ses  retours  montèrent  à 
liait  millions  de  florins  en  or  :  des  entraves  multi¬ 
pliées  ont  réduit  par  degrés  fa  profpérité  à  rien. 
La  cargaifon  des  deux  vailTeaux  qu  elle  envoie  ne 
peut  pas  etre  vendue  au-delà  de  cinq  cens  mille 
florins.  On  lui  donne  en  paiement ,  onze  mille 
cailles  de  cuivre,  à  vingt  florins  douze  fols  la 
caille,  pefanr  cent  vingt  livres.  Ses  frais,  en  y  com¬ 
prenant  les  préfens  8c  l’ambafladc  qu’on  envoie 
tous  les  ans  a  1  Empereur  ,  montent  communé¬ 
ment  a  cent  quarante  mille  florins  ,  8c  fes  béné- 
iices  ne  paflent  guère  cent  cinquante  -  cinq  mille  j 
de  forte  que,  lorfque  la  compagnie  en  a  o-acrné 
vingt  mille  ,  l’année  paffe  pour  heureufe*  &  & 

Les  plus  honnêtes ,  les  plus  éclairés  de  ceux  qui 
conduifent  les  affaires  des  Hollandois  dans  l’Inde, 
ont  propoSé  Souvent  &  vivement  d’abandonner 
une  branche  de  commerce  Si  honteufe  8c  fi  peu 
lucrative.  Ou  s’eft  opiniâtrement  refufé  en  Europe  • 
a  ces  ouvertures.  La  direction  a  toujours  efpéré  , 
efpere  peut-être  encore,  que  quelque  révolution 
ramènera  ces  rems  fortunés ,  où  l’argent  quelle 

nrott  du  Japon  ,  mettoit  dans  fes  mains  toutes 
les  affaires  de  l’Afie,  fl 

LesCdnnois  ,  le  feul  peuple  étranger  qui  loir 
admis  dans  l’Empire  avec  les  Hollandois  ,  ne 
font  pas  un  commerce  plus  étendu  ,  &  ce  fl: 

ec  es  memes  genes.  On  a  pris  ces  précautions 
contre  eux  ,  depuis  que,  parmi  les  livres  de  phi-’ 
lefophie  &  de  morale  qu’ils  verdoient  ;  on  a 
trouve  des  ouvrages  favorables  au  Chriftiamfme. 
Les  millionnaires  Européens  les  avoient  chargés  à 
Canton  de  les  répandre  ;  &  Jappas  du  gain  les 


K  z 


14S  Hiftoire 

avoit  déterminé  à  une  infidélité  dont  leur  nation 
déplorera  peut-être  toujours  les  fuites. 

Il  ne  feroit  pas  téméraire  de  prédire ,  que  les 
foibles  liaifons  que  les  Hollandois  de  les  Chinois 
ont  confervées  au  Japon,  n’auront  pas  une  lon¬ 
gue  durée.  On  peut  croire  que  ceux  qui  ont  changé 
le  gouvernement  du  pays ,  de  qui  y  ont  établi  le 
delpotifme  le  plus  abfolu  que  Ton  connoifle  , 
regarderont  toute  communication  avec  les  étran¬ 
gers  comme  dangereufe  à  leur  autorité.  Cette 
conje&ure  paroît  d’autant  mieux  fondée  ,  que 
tous  les  fujets  ont  été  dépouillés  du  droit  dont 
ils  jouiftoient  de  fortir  de  leur  patrie,  lorfqu  iis 
le  vouloient.  La  mort  la  plus  violente  paroïtroit 
trop  douce  pour  quiconque  oferoit  violer  une 
loi  qui  eft  devenue  la  première  maxime  ,  la  maxi¬ 
me  fondamentale  de  1  Empire. 

Les  Hollandois  n’étoient  pas  encore  maîtres  du 
commerce  du  Japon,  quils  cherchoient  à  s’appro¬ 
prier  celui  des  Molucques.  Les  Portugais  qui 
l’avoient  fait  d’abordavec  un  grand  fuccès,s’étoient 
vu  forcés  dans  la  fuite ,  à  le  partager  avec  les  Efpa- 
gnols  de  Manille  ,  de  réduits  enfin  à  le  leur  céder 
prefque  entièrement.  Les  deux  nations  toujours 
divifées,  toujours  en  guerre,  quoique  fournîtes  au 
même  monarque  ,  parce  que  le  caradere  national 
eft  plus  fort  que  le  gouvernement ,  fe  réunirent 
pour  combattre  les  "fujets  des  Provinces- unies. 
Ceux-ci,  foutenus  des  naturels  du  pays,  qui  n’ap¬ 
prirent  que  depuis  à  les  craindre  de  a  les  hair  y 
acquirent  peu-à  peu  ,  la  fupériorité.  Les  anciens 
conquérans  furent  enfin  chalfés  ,  vers  lan  1627  ; 
de  remplacés  par  d’autres  ,  auffi  avides  ,  mais 
moins  inquiets  de  plus  éclairés. 

Aufti-tôtque  les  Hollandois  fe  virent  folide- 
ment  établis  aux  Molucques  ?  ils  cherchèrent  à 


philofophique  &  politique l  149 

s’approprier  le  commerce  exclufif  des  épiceries  , 
avantages  que  ceux  qu’ils  venoient  de  dépouiller 
n’avoient  jamais  pu  le  procurer.  Ils  le  fervirent 
habilement  des  forts  qu’ils  avoient  emportés  * 
l’épée  à  la  main  ,  8c  de  ceux  qu’on  avoit  eu  l’im¬ 
prudence  de  leur  laifler  bâtir,  pour  amener  â  leur 
plan  les  rois  de  Temate  &  de  Tidor ,  maîtres 
de  cet  Archipel.  Ces  princes  fe  virent  réduits  à 
confentir  ,  qu’on  arrachât  des  ifîes  qu’on  laifioit 
fous  leur  domination,  le  mufcadier  6c  le  giroflier. 
Le  premier  de  ces  efclaves  couronnés  reçoit  pour 
prix  de  ce  grand  facrifice  ,  une  penfion  de  trente- 
deux  mille  deux  cens  cinquante  florins  ;  8c  le 
iecond  ,  une  d’environ  fix  mille.  Une  garnifon 
qui  devroit  être  de  fept  cens  hommes  ,  efl:  char¬ 
gée  d’aflurer  l’exécution  du  traité  ;  8c  tel  eft  l’état 
d’anéantiflemens  où  les  guerres ,  la  tyrannie  ,  la 
milere  ont  réduit  les  peuples  que  ces  forces  feroient 
plus  que  fuffifantes  ,  pour  les  maintenir  dans  cette 
dépendance,  s’il  ne  falloir  pas  furveiller  les  Philip¬ 
pines,  dont  le  voifinage  caufe  toujours  quelques 
inquiétudes.  Quoique  toute  navigation  foit  inter¬ 
dite  aux  habitans ,  8c  qu’aucune  nation  étrangère 
ne  foit  reçue  chez  eux  •  les  Hollandois  n’y  font 
qu’un  commerce  languiflant ,  parce  qu’ils  n’y' 
trouvent  point  de  moyen  d’échange ,  n’y  d’autre 
argent  que  celui  qu’ils  y  envoyent ,  pour  payer 
les  troupes ,  les  commis  8c  les  penfions.  Ce  gou¬ 
vernement,  les  petits  profits  déduits ,  coûtera  la 
compagnie  foixante  dix  mille  florins  par  an. 

hüe  fe  dédommage  bien  de  cette  perte,  à  Am- 
boine ,  où  elle  a  concentré  la  culture  du  girofle. 

^  L  arbre  qui  le  donne  a  la  forme  8c  la  figure 
ci u  laurier  :  ion  tronc  efl:  branchu  8c  revêtu  d’une 
écorce  fembîable  àcelîe  de  l’olivier  :  les  rameaux 
s  étendent  au  large,  à  l’extrémité  naiflent  des  fleurs 

K  3 


$5°  Hiftoire 

blanches  qui,  en  s’aflemblant,  forment  ce  que 
nous  appelions  un  clou  :  c’eft  fa  figure  qui,  fans 
doute  lui  a  fait  donner  ce  nom.  Vers  la  tête  ,  il 
fe  fépare  en  quatre  ,  &  repréfente  une  efpece  de 
couronne  à  l’antique.  Ce  fruit  eft  d’abord  ,  d’un 
verd  pâle  ;  enfuite  il  devient  jaune ,  puis  rouge  , 
êc  enfin  d’un  brun  foncé,  tel  c]ue  nous  le  voyons. 

La  récolte  s’en  fait ,  depuis  le  mois  d’octo¬ 
bre  ,  jufqu’au  mois  de  février.  On  fecoue  forte¬ 
ment  les  branches  de  l’arbre  ,  ou  bien  on  fait  tom¬ 
ber  les  doux  avec  de  longs  rofeaux  :  ils  font  reçus 
dans  de  grandes  toiles  placées  à  ce  de  fie  in }  &  on 
les  fait  fécher  enfuite  aux  rayons  du  foleil ,  ou  à 
la  fumée  des  cannes  de  bambou. 

Les  doux  qui  échappent  à  Lexaétitude  de  ceux 
qui  en  font  la  récolte  ,  ou  qu’on  veut  laiifer  fur 
l'arbre,  continuent  àgroffir  jufqu’â l’épaifleur d’un 
pouce  :  ils  tombent  enfuite  ,  &  reproduifent  le 
giroflier  qui  ne  donne  des  fruits,  qu’au  bout  de 
huit  ou  neuf  ans.  Ces  doux  ,  qu’on  nomme 
matrices  ,  quoiqu’inférieurs  aux  doux  ordinaires, 
ont  des  vertus  :  les  Hollandois  ont  coutume  d’en 
confire  avec  du  fucre  ,  &  dans  les  longs  voyages  , 
ils  en  mangent  après  le  repas,  pour  rendre  la 
digeftion  meilleure  ,  ou  ils  s’en  fervent  comme 
d’un  rernede  agréable  contre  le  fcorbut. 

Le  clou  de  girofle  ,  pour  être  parfait  ,  doit 
être  bien  nourri ,  pefant ,  gras  ,  facile  â  cafler  , 
piquant  les  doigts  quand  on  le  manie  5  d’un  goût 
chaud  &  aromatique  ,  brûlant  prefque  la  gorge  , 
d’une  odeur  excellente  ,  laifiant  une  humidité 
huileufe  ,  quand  on  le  prefie.  La  grande  confom- 
rnation  s’en  fait  dans  les  cuifines.  Il  eft  tellement 

i  _ 

recherché  dans  quelques  pays  de  l’Europe  ,  &  fur- 
tout  aux  Indes ,  que  l’on  y  méprife  prefque  toutes 
les  nourritures  où  il  ne  fe  trouve  pas.  On  le  mêle 


philofophique  &  politique,  i  j  j 

dans  les  mecs,  dans  l'es  vins,  dans  les  liqueurs  :  on 
l’emploie  aufli  parmi  les  odeurs.  On  s’en  fert  peu 
dans  la  médecine  \  mais  on  en  tire  une  huile  qui 
y  eft  d’un  allez  grand  ufage. 

La  compagnie  a  partagé  aux  habitans  d’Am- 
boine  quatre  mille  terreins ,  fur  chacun  defquels 
elle  leur  permet  de  planter  cent  vingt-cinq  arbres, 
ce  qui  forme  un  nombre  de  cinq  cens  mille  giro¬ 
fliers  :  chacun  donne  ,  année  commune  ,  au-delà 
de  deux  livres  de  girofle  j  2c  par  conféquent ,  leur 
produit  réuni  s’élève  au-deffus  d’un  milion  pefant. 
Quatre  millions  toujours  en  réfer ve  en  Europe  , 
5c  deux  millions  dans  l’Inde  ,  fuppléent  aux  mau- 
vaifes  récoltes  ,  remplilTent  le  vuide  que  pourroit 
©ccafionner  le  naufrage  des  vailleaux  ,  ou  l’avarie 
des  marchandifes. 

Les  dix  iivres  de  girofle  font  payées  au  culti¬ 
vateur  ,  deux  florins  huit  fols.  La  compagnie 
folde  avec  de  l’argent  qui  lui  revient  toujours  , 
5c  avec  quelques  toiles  bleues  ou  crues  ,  tirées 
de  Coromandel.  Ce  foible  commerce  auroit  reçu 
quelque  accroiffement ,  fi  les  habitans  d’Amboine 
5c  des  petites  ifles  qui  en  dépendent  ,  avoient 
voulu  fe  livrer  à  la  culture  du  poivre  5c  de  l’in¬ 
digo  ,  dont  les  elTais  ont  été  heureux.  Tout  mifc- 
rables  qu’ils  font,  on  n’a  pas  réufll  à  les  tirer  de 
leur  indolence  ,  parce  qu’on  ne  les  a  pas  tentés 
par  une  récompenfe  proportionnée  à  leurs  travaux. 
Si  la  compagnie  eût  été  plus  jufte  5c  plus  éclairée  , 
elle  feroit  parvenue  à  épargner  les  cent  quinze 
mille  florins  que  lui  coûte  l’entretien  de  fes  forts 
5c  de  fes  garnifons ,  au-delà  des  prolits  qu’elle 
fait  fur  la  vente  de  fes  marchandifes.. 

L’adminiftration  eft  un  peu  différente ,  dans  les 
iftes  de  Banda  ,  limées  à  trente  lieues  d’Amboine. 
Ces  ifles  font  au  nombre  de  cinq  ,  deux  font 

K  4 


}  5  ^  Hijtoîre 

Incultes  &  prefque  inhabitées  :  les  trois  autres 
j ouilTent  de  l’avantage  de  produire  feules  dans 
l’univers  la  mufcade. 

Le  mufcadier  a  la  hauteur  du  poirier.  Son  bois 
eft  moelleux,  fon  écorce  cendrée  ,  &  (es  bran-, 
ches  font  flexibles  ;  fes  feuilles  vertes  8c  Allées 
cioiflent  deux  a  deux  fur  une  meme  ti^e  8c 
répandent  une  odeur  agréable  ,  quand"  on  les 
froifL.  Aux  lieius  femblables  a  celles  du  cerifier, 
fuccede  le  finit.  Il  eft  de  la  gtofleur  d’un  œuf  ,  8c 
d  la  couleur  de  1  abricot  ;  la  première  écorce  eft 
fort  épaifle  8c  reflemble  à  celle  de  nos  noix  qui 
font  fur  l’arbre  •  s’ouvrant  de  même,  dans  fa 
maturité  ,  8c  laiflant  voir  la  mufcade  envéloppée 
de  fon  macis.  C’eft  le  tems  de  la  cueillir  ,  fans  quoi 
le  macis  ou  fleur  de  mufcade  fe  delfédaeroit  j  8c 
la  noix  perdroit  cet  huile  qui  la  conferve  8c  qui 
en  fait  la  force.  Celle  qu’on  cueille  avant  une 
parfaite  maturité,  eft  confite  au  vinaigre  ou  au 
lucre  ,  8c  n  eft  recherchée  qu’en  A  fie, 

Ce  fruit  eft  neuf  mois  à  fe  former.  Quand 
on  la  cueilli ,  on  détache  fa  première  écorce  , 
8c  on  en  fépare  le  macis  qu’on  laifle  fécher  au 
foieii.  Les  noix  demandent  plus  de  préparation  : 
elles  font  étendues  fur  des  claies,  où  elles  féchent 
pendant  fix  femaines  a  un  feu  modéré  ,  dans  des 
cabanes  deftinées  à  cet  ufage.  Séparées  alors  de 
leur  coque ,  elles  font  jettées  dans  de  l’eau  de 
chaux  ,  précaution  néceflàire ,  pour  qu’il  ne  s’y 
engendre  point  de  vers. 

La  mufcade  eft:  plus  ou  moins  parfaite  ,  fui  vaut 
Page  de  f  arbre  ,  le  terroir  ,  l’expofition  8c  la 
culture.  On  eftime  celle  qui  eft  récente  ,  grade, 
pelante  ,  8c  qui  ,  étant  piquée  ,  rend  un  .  fuc 
huileux.  Elle  aide  à  la.  digeftion,  diffipe  les  vents 
&  fortifie  les  vifceres. 


philof opkîque  &  politique .  î  5  5 

La  compagnie  paye  neuf fols  la  livre  de  macis, 
&  la  noix  un  fol  un  huitième  :  elle  s’eft  engagée 
ï  prendre  à  ces  conditions,  tour  ce  qu’on  lui  four-. 
p  j  roi  r. 

A  l’exception  de  cette  précieufe  épicerie,  les 
illes  de  Banda  ,  comme  toutes  les  Molucques  , 
font  d’une  ftérilité  affreufe.  On  y  trouve  le  fuper- 
du  qu’aux  dépens  du  néceftaire.  La  nature  s’y 
refufe  à  la  culture  de  tous  les  grains.  Le  fagu, 
qui  eft  la  moelle  d’un  arbre  de  grandeur  mé¬ 
diocre  y  fert  de  pain  ,  comme  la  racine  de  manioc, 
dans  l’Amérique  méridionale  :  de  fes  branches  il 
coule  un  jus,  qui  fait  la  boiffon  ordinaire  des 
habitans,  St  dont  Lui  âge  eft  agréable  St  fain. 

Comme  cette  nourriture  ne  leroit  pas  fuffifante 
pour  les  Européens  fixés  dans  les  Molucques ,  011 
leur  permet  d  aller  chercher  des  vivres  à  Java  ,  à 
Macaftar ,  ou  dans  Lille  extrêmement  fertile  de 
Bali.  La  compagnie  porte  elle- même  à  Banda 
quelques  marchandiies.  Cependant  les  dépendes 
de  ce  gouvernement  excédent  de  quatre  vingt-cinq 
mille  florins  les  bénéfices  de  ce  commerce  ,  St  le 
produit  des  impositions. 

C’eft  le  feul  établilLement  des  Indes  orientales 
qu’011  puiiïe  regarder  comme  une  colonie  Euro¬ 
péenne  ,  parce  que  c  eft  le  feu!  ou  les  Européens 
foient  propriétaires  des  terres.  La  compagnie 
trouvant  les  habitans  de  Banda  fauvages  ,  cruels, 
perfides  ,  parce  qtiils  etoient  impatiens  du  joug, 
a  pris  le  parti  de  les  exterminer.  Leurs  pofteftious 
ont  été  partagées  à  des  blancs  qui  tirent  des  ifles 
voifines ,  des  efclaves  pour  la  culture  :  ces  blancs 
lont ,  la  plupart ,  creoîes ,  ou  des  efprits  cha¬ 
grins  ,  retires  du  fervice  de  la  compagnie.  On  y 
voit  aufli ,  dans  la  petite  ifle  de  Rozegeyn  ,  clés 
ban  dis  flcctis  pat  les  loix  y  ou  de  jeunes  gens 


?  54  Hiftoire 

fans  mœurs,  dont  les  familles  ont  voulu  fe  déba» 
rafler  :  c’eft  ce  qui  a  fait  appeller  Banda,  VI fie  de 
correction.  Le  climat  en  eft  fl  mal  fein  que  ces 
malheureux  n’y  vivent  pas  long  -  teins.  Une  fi 
grande  confommation  d’hommes  a  fait  tenter  de 
tranfporter  à  Amboine  ,  la  culture  de  la  mufcade. 
La  compagnie  pouvoit  y  être  excitée  encore  par 
deux  autres  puiflans  intérêts  ,  celui  de  l’écono¬ 
mie  Sc  celui  de  la  sûreté.  Les  expériences  m’ont 
pas  été  heureufes  ;  Sc  les  chofes  font  reliées  dans 
l’état  où  elles  étoient. 

Pour  s’aflurer  le  produit  excîufif  des  Moluc- 
ques  ,  qu’on  appelle  avec  raifon  les  mines  dyor  de 
la  compagnie  ,  les  Holiandois  ont  été  obligés  de 
former  deux  établiflemens  ,  Lun  à  Timor,  l’autre 
aux  Célebes. 

La  première  de  ces  deux  ifles  a  environ  foixante 
lieues  de  long  fur  quinze  ou  dix-huit  de  large  : 
elle  eft  partagée  entre  plufieurs  petits  fouverains. 
Les  Portugais  qui ,  du  tems  de  leur  décadence  , 
s’y  réfugièrent  de  divers  endroits  ,  y  font  encore 
en  grand  nombre.  Ils  furent  chaflês  en  1613  de 
la  ville  de  Konpan  ,  par  les  Holiandois  qui  y 
ont  une  forcer  elle,  avec  une  garnifon  de  cinquante 
hommes.  La  compagnie  y  envoie  tous  les  ans  , 
quelques  grofles  toiles  ;  Sc  elle  en  retire  de  la 
cire  ,  du  caret ,  du  bois  de  fandal  de  médiocre 
qualité,  ôc  du  cadiang  ,  petite  fève  dont  on  fe 
fert  communément  dans  les  vaifleaux  Holiandois 
pour  varier  la  nourriture  des  équipages.  Ces  objets 
réunis  occupent  une  ou  deux  chaloupes  expédiées, 
de  Batavia.  Il  n’y  a  ni  à  gagner  ni  à  perdre  dans 
cet  établiflement.  :  la  recette  balance  la  dépenfe.  Il 
y  along-tems  que  la  compagnie  auroit  abandonné 
Timor ,  fi  elle  n’avoit  craint  de  voir  s’y  fixer 
quelque  nation  adive ,  qui ,  de  cette  pofition  favo- 


philofophique  &  politique .  155 

table,  troubleroit  aifément  le  commerce  des  Mo- 
lucques.  Le  meme  efprit  de  précaution  la  attirée 
aux  Célebes, 

Cette  ifle,  dont  le  diamètre  eft  d’environ  cent 
trente  lieues  ,  eft  très  -  habitable  ,  quoique  fituée 
au  milieu  de  la  zone  torride.  Les  chaleurs  y  font 
tempérées  par  des  pluies  abondantes  6e  par  des 
tents  frais.  Ses  habitans  font  les  plus  braves  de 
l’Afie  méridionale  :  leur  premier  choc  eft  furieux  , 
mais  il  n’eft  pas  de  longue  durée  ^  6e  fi  on  réfifte  à 
leur  impétuofité,  ils  perdent  bientôt  courage.  La 
longueur  du  cri ,  leur  arme  favorite,  eft  d’un  pied 
6e  demi.  Il  a  la  forme  d’un  poignard  dont  la  lame 
s’allonge  en  ferpentant ,  on  n’en  porte  qu’un  à 
la  guerre }  mais  on  en  a  deux  dans  les  querelles 
particulières.  Celui  qu’on  tient  à  la  main  gauche  , 
fert  à  parer  les  coups ,  6e  l’autre  à  frapper  l’enne¬ 
mi.  La  bleffure  qu’il  fait  eft  très-dangereufe  ;  6e 
un  duel  fe  termine  le  plus  fouvent  par  la  mort  des 
deux  combattans. 

Une  éducation  auftere  rend  les  habitans  de 
Célebes  agiles ,  induftrieux ,  robuftes.  Les  nourrices 
font  dans  l’habitude  de  frotter  plufieurs  fois  le  jour 
les  membres  des  enfans,  avec  de  l’huile,  ou  avec 
de  l’eau  tiede.  Ces  onctions  fréquentes  aident  la 
nature  à  fe  développer  avec  liberté.  On  ne  man¬ 
que  jamais  de  les  fevrer  au  bout  d’un  an  ,  de  peur 
qu’un  plus  long  ufage  du  lait  maternel  n’énerve 
leur  vigueur.  La  fuite  des  foins  qu’on  leur  donne 
répond  à  ces  principes. 

Ces  peuples  ne  reconnoiftoient  autrefois  de 
Dieux  que  le  foleil  6e  la  lune.  On  ne  leur  offroit 
des  facrifices  que  dans  les  places  publiques  5  parce 
qu?on  ne  trouvait  pas  de  matière  alfez  précieufe 
pour  leur  élever  des  temples.  Dans  l’opinion  de  ces 
infulaires ,  le  foleil  6e  la  lune  étoient  éternels , 


ï  5  ^  ^  Hiftoire 

comme  îe  ciel  dont  ils  fe  partageolent  l'empire; 
L  ambition  les  brouilla.  La  lune  fuyant  devant  le 
foieil ,  fe  bleiïa ,  8c  accoucha  de  la  terre  :  elle 
étoit  grolfe  de  plufietirs  autres  mondes,  qu’elle 
mettra  iiicceliivementaujour ,  mais  fans  violence  , 
pour  réparer  la  ruine  de  ceux  que  le  feu  de  fon 
vainqueur  doit  confumer. 

Ces  abfurdités  étoient  généralement  reçues  à 
Celebes  ;  mais  elles  n  avoient  pas  dans  l’efprit  des 
grands  8c  du  peuple,  la  confiftance  que  les  dog¬ 
mes  religieux  ont  chez  les  autres  nations.  Il  y  a 
environ  deux  fiecles  que  quelques  Chrétiens  8c 
quelques  Mahométans  y  ayant  apporté  leurs  idées, 
le  principal  roi  du  pays  fe  dégoûta  entièrement  du 
culte  national.  Frappé  de  l’avenir  terrible ,  dont 
les  deux  nouvelles  religions  le  ménaçoient  égale¬ 
ment,  il  convoqua  une  aflembiée  générale  :  au 
jour  indiqué  ,  il  monta  fur  un  endroit  élevé;  oc 
là, étendant  fes  mains  vers  le  ciel  ,  8c  fe  tenant 
de  boue,  il  adrelfa  cette  priere  à  l’Etre fuprême. 

Grand  Dieu  ,  je  ne  me  profterne  point  à  tes 
pieds ,  en  ce  moment ,  parce  que  je  n’implore 
point  ta  clémence.  Je  n’ai  à  te  demander  qu’une 
chofe  jufte  ;  8c  tu  me  îa  dois.  Deux  nations  étran¬ 
gères  ,  oppofées  dans  leur  culte,  font  venues  porter 

reur  dans  mon  ame  8c  dans  celle  de  mes 
ftijets.  Elles  m’afl urent  que  tu  me  puniras  à  jamais, 
il  je  n’obeis  a  tes  ioix  :  j’ai  donc  le  droit  d’exiger 
de  toi ,  que  tu  me  les  fafîes  connoître.  Je  ne 
demande  point  que  tu  me  révélé  les  mvfteres 
impénétrable  qui  enveloppent  ton  Etre  8c  -qui 
me  font  inutiles.  Je  fuis  venu  pour  t’interroger 
avec  mon  peuple ,  fur  ies  devoirs  que  tu  veux  nous 
impofer.  Parle  ,  o  mon  Dieu  !  puifque  tu  es 
l’Auteur  de  la  nature,  tu  connois  le  fond  de  nos 
coeurs,  &  tu  fais  qui  leur  eft  impoffible  de  cou- 


philosophique  &  politique.  i$y 

cevoir  un  projet  de  défobéiflance  :  niais  fi  tu 
dédaignes  de  te  faire  entendre  à  des  mortels  ,  ft 
tu  trouves  indigne  de  ton  effence  d’employer  le 
langage  de  l'homme  pour  diéter  des  devoirs  à 
l’homme,  je  prens  à  témoin  ma  nation  entière  * 
le  foleilqui  m’éclaire  ,  la  terre  qui  me  porte,  les 
eaux  qui  environnent  mon  empire ,  Sc  toi-même  * 
que  je  cherche  dans  la  fmcénté  de  mon  cœur,  à 
connoître  ta  volonté;  Sc  je  te  préviens  aujour¬ 
d’hui  ,  que  je  reconnoîtrai  pour  les  dépofitaires 
de  tes  oracles  ,  les  premiers  miniftres  de  Tune 
ou  de  l’autre  religion  que  tu  feras  arriver  dans  nos 
ports.  Les  vents  Sc  les  eaux  font  les  miniftres  de 
ta  puiflance  ÿ  qu’ils  foient  le  lignai  de  ta  volonté* 
Si  en  fui  van  t  le  plan  que  je  me  propofe  ,  je  venais 
à  embrafter  l’erreur,  ma  confcience  feroit  tran¬ 
quille  }  &  c’eft  toi  qui  ferois  le  méchant. 

Le  peuple  fe  fépare  en  attendant  les  ordres  du 
Ciel ,  3c  réfolu  de  le  livrer  aux  premiers  million¬ 
naires  qui  arriveroient  aux  Célebes.  Les  Apô¬ 
tres  de  l’Alcoran  furent  le  plus  aftifs  ;  Sc  le 
fouverain  fe  lit  circoncire  avec  fon  peuple.  Le 
relie  de  Lille  11e  tarda  pas  à  fuivre  cet  exemple. 

Ce  contretems  n’empêcha  pas  les  Portugais  de 
s’établir  à  Célebes.  Ils  s’y  maintinrent ,  même 
après  avoir  été  chalïés  des  Mohicques.  La  rai  fon 
qui  les  y  retenoit  Sc  qui  y  attiroit  les  Anglois  9 
étoit  la  facilité  de  fe  procurer  des  épiceries ,  que 
les  naturels  du  pays  trouvoient  le  moyen  d’avoir  > 
malgré  les  précautions  qu’on  prenoit  pour  les  écar¬ 
ter  des  lieux  où  elles  croiftoient. 

Les  Hollantlois  que  cette  concurrence  empê¬ 
chât  de  s’approprier  le  commerce  exclufif  du 
girofle  Sc  de  la  mufeade,  entreprirent  en  1660 
d  arrêter ,  comme  ils  s’exprimoient,  cette  con¬ 
trebande.  Ils  employèrent  pour  y  réufïîr  ,  des 


i  $o  Hifloire 

moyens  que  la  morale  la  plus  relâchée  a  en  horreur, 
mais  qu’une  avidité  fans  bornes  a  rendus  extrê¬ 
mement  communs  en  Afie.  En  fuivant  fans  inter¬ 
ruption  des  principes  atroces  ,  ils  parvinrent  à 
chaffer  les  Portugais  ,  â  écarter  les  Anglois  ,  à 
s’emparer  du  port  8c  de  la  fortereffe  de  Macaffar  : 
à  cette  époque  ,  iis  fe  trouvèrent  maîtres  abfoîus 
dans  Pifle  ,  fans  l’avoir  conquife.  Les  princes  qui 
la  partagent  furent  réunis  dans  une  efpece  de 
confédération  :  ils  s’affemblent  de  tems-en-tems 
pour  les  affaires  qui  concernent  l’intérêt  général. 
Ce  qui  eft  décidé  eft  une  loi  pour  chaque  état. 
Lorfqu’il  furvient  quelque  conteftation  ,  elle  eft 
terminée  par  le  gouverneur  de  la  colonie  Hollan- 
doife  ,  qui  préftde  â  cette  diette.  Il  éclaire  de 
près  ces  différens  defpotes  ,  qu’il  tient  dans  une 
égalité  entière  ,  pour  'qu’aucun  d’eux  ne  s’élève 
au  préjudice  de  la  compagnie.  On  les  a  tous  défar- 
més ,  fous  prétexte  de  les  empêcher  de  fe  nuire 
les  uns  aux  autres  ]  mais ,  en  effet ,  pour  les  mettre 
dans  l’impuiffance  de  rompre  leurs  fers. 

Les  Chinois,  feuls  étrangers  qui  foient  reçus  à 
Célebes  ,  y  apportent  du  tabac  ,  du  fil  clor  ,  des 
porcelaines  ,  8c  des  foies  en  nature.  Les  Hollan» 
dois  y  vendent  de  l’opium,  des  liqueurs  ,  de  la 
gomme  lacque  ,  des  toiles  fines  8c  groflieres.  On 
en  tire  un  peu  d’or  ,  beaucoup  de  ris  ,  de  la  cire  5 
des  efclaves  8c,  des  tripams.  Les  douanes  rappor¬ 
tent  quarante  mille  florins  à  la  compagnie.  La 
dîme  du  ris  &c  les  bénéfices  de  fon  commerce  font 
beaucoup  plus  confidérables.  Ces  objets  réunis  ne 
couvrent  pas  cependant  les  frais  de  la  colonie  : 
elle  coûte  foixante-quinze  mille  florins  au  deffus. 
On  fent  bien  qu’il  faudrait  l’abandonner,  fi  elle 
n’étoit  regardée  ,  avec  raifon,  comme  la  clef  des 
ifles  à  épiceries. 


philosophique  &  politique .  159 

L’établiflèment  formé  à  Bornéo  a  un  but  moins 
important.  C’eil  une  des  plus  grandes,  &c  peut- 
être  la  plus  grande  iîle  que  Bon  connoillè.  Ses 
anciens  habirans  en  occupent  l’intérieur  :  les  côtes 
font  peuplées  de  Macaflarois  ,  de  Javans  ,  de  Ma¬ 
lais  ,  qui  ont  ajouté  aux  vices  qui  leur  font  natu¬ 
rels  une  férocité  qu’on  rerrouveroit  difficilement 
ailleurs.  Les  Portugais  qui,  en  1 526  ,  cherchoient 
a  s’y  établir ,  crurent  adoucir  un  roi  Maure  , 
en  lui  offrant  quelques  pièces  de  tapifferics  à 
perfonnages  :  on  prit  les  figures  pour  des  hommes 
enchantés  ,  dont  on  craignit  les  complots  •  &  les 
préfens  furent  renvoyés  avec  horreur  ,  ainfl  que 
ceux  qui  les  offraient.  Ils  furent  plus  heureux 
dans  la  fuite ,  fi  c’eft  un  bonheur  d’être  reçu  dans 
un  pays  pour  y  être  maflacré.  Un  comptoir  que 
les  Anglois  y  formèrent  quelques  années  après 
eut  la  meme  deftmée.  Les  Hollandois  ,  qui  n’a- 
voient  pas  été  mieux  traités,  reparurent  en  174S 
avec  une  efcadre.  Quoique  très-foible  ,  elle  en 
impofa  tellement  au  prince  qui  potTede  feul  le 
poivre ,  qu’il  fe  détermina  à  leur  en  accorder  le 
commerce  exclufif.  Seulement  il  lui  fut  permis 
d’en  livrer  cinq  cens  mille  livres  aux  Chinois  , 
qui,  de  touttems,  frcquentoient fes  ports.  Depuis 
ce  traité  ,  la  compagnie  envoie  à  Banjermaffin 
du  ris  ,  de  l’opium  ,  du  fel ,  de  groffes  toiles. 
Hile  en  tire  quelques  di amans ,  &  environ  fix 
cens  mille  pefant  de  poivre  à  quinze  florins  dix 
lois  le  cent.  Le  gain  qu’elle  fait  fur  ce  qu’elle  y 
porte  ,  peut  à  peine  balancer  les  dépenfes  de  l’é- 
tablifiement ,  quoiqu’elles  ne  montent  qu’à  feiz^ 
mille  florins.  Sumatra  lui  procure  des  avantages 
plus  confidérables. 

,  Quoique  cette  ifle  ,  avant  l’arrivée  des  Euro¬ 
péens  aux  Indes,  fut  partagée  entre  plufieurs  fou- 


î(jd  Hijîoiré 

verainetés  ,  tout  le  commerce  fë  réuniffok  1 
Achem.  Le  port  de  ce  royaume  étoit  fréquenté  par 
tous  les  peuples  de  l’Afie  ;  3c  le  fut  dans  la  fuite 
par  les  Portugais  ,  3c  par  les  nations  qui  s’élevè¬ 
rent  fur  leurs  ruines.  On  y  échangeoit  toutes  les 
productions  de  l’orient  ,  contre  de  For  ,  du  poi¬ 
vre  ,  quelques  autres  marchandifes  quiabondoient 
dans  ce  climat  plus  riche  que  fain.  Les  troubles 
qui  bouieverferent  ce  fameux  entrepôt  ,  y  firent 
tomber  toute  induftrie  3c  en  écartèrent  les  navi¬ 
gateurs. 

Au  tems  de  cette  décadence  ,  les  Hollandois 
imaginèrent  de  former  des  établiflemens  dans 
d’autres  parties  de  l’ifle  qui  joiufioient  de  plus 
de  tranquillité.  Ceux  qu’il  leur  fut  permis  d’avoir 
dans  i’empire  d’Indnpoura  font  réduits  à  peu  de 
chofe  ,  depuis  que  les  Anglois  fe  font  fixés  fur 
la  même  côte.  Le  comptoir  de  Jambi  eft  encore 
moins  utile ,  parce  que  les  rois  voifins  de  ce  prince , 
l’ont  dépouillé  de  les  poileffions.  La  compagnie 
fe  dédommage  de  fes  malheurs  à  Paiimban  où  , 
pour  trente  mille  florins  ,  elle  entretient  un  fort  , 
une  garnifon  de  quatre-vingt  hommes,  3c  deux 
ou  trois  chaloupes  qui  croifent  continuellement* 
On  lui  livre  tous  les  ans  a  deux  millions  pelant  de 
poivre ,  à  dix  florins  3c  demi  le  cent  ,  3c  un 
million  3c  demi  de  câlin,  à  vingt -huit  florins 
trois  quart  le  cent.  Ce  prix  ,  tout  borné  qu’il 
doitparoître  ,  eff  avantageux  au  roi  qui  en  donne  à 
fes  fujets  un  encore  moindre.  Quoiqu’il  prenne 
à  Batavia  une  partie  de  la  nourriture  3c  du  vête¬ 
ment  de  fes  états  ,  on  eft  obligé  defolder  avec  lui 
en  piaflres.  De  cet  argent ,  de  For  qu’on  ramafle 
dans  fes  rivières  ,  il  a  formé  un  tréfor  qu’on  fait 
être  immenfe.  Un  feul  vaifieau  Européen  pourroit 
s’emparer  de  tant  de  richeffës  >  &  s’il  avoir  quel¬ 
ques 


philo fophiqüe  &  politique.  \  s  i 

qiies  troupes  de  débarquement ,  fe  maintenir  dans 
un  pofte  qu’il auroit  pris  fans  peine.  Il  paroît  bien 
extraordinaire  qu’une  entreprife  fi  utile  &  fi  f'a. 
cile  n’ait  pas  tenté  la  cupidité  de  quelque  avan- 
turier.  ,  , 

Une  injuftice,  une  cruauté  de  plus  ne  doivent 
rien  coûter  à  des  peuples  policés ,  qui  ont  foulé 
aux  pieds  tous  les  droits  ,  tous  les  l'en  1 1  mon  s  de 
la  nature  pour  s’approprier  l’univers,  il  n’y  a 
pas  une  feule  nation  en  Europe  qui  n’ait  les  plus 
légitimés  raifons  ,  pour  s  emparer  des  richelîes 
de  l’Inde.  Au  défaut  de  la  religion  qu’il  n’eft  plus 
honnête  d’invoquer,  depuis  que  fes  miniftres  en 
ont  trahi  eux-mêmes  le  miftere  par  une  Cupidité Ôc 
une  ambition  fans  bornes ,  combien  ne  relie-t-il 
pas  encore  de  prétextes  à  la  fureur  d’envahir: 
un  peuple  monarchifte  veut  étendre  au-delà  des 
mers  la  gloire  &  l’empire  de  fon  maître  :  ce 
peuple  eft  trop  heureux  dans  le  climat  où  le  cîe! 
l’a  fait  naître  pour  ne  pas  aller  expofer  fa  vie  , 

au  bout  d’un  autre  monde,  &  tâcher  d’aumnenter 

le  nombre  des  fortunés  fujets  qui  vivent  fous 
les  foix  du  meilleur  des  princes.  Un  peuple  libre 
&  maître  de  lui-même  eft  né  fur  l’océan  ,  pour 
y  regner  :  il  ne  peut  s’alfurer  l’empire  de  la’  mer  ■' 
qu’en  s’emparant  de  la  terre  ;  elle  eft  au  pre¬ 
mier  occupant,  c’eft-à-dire,  à  celui  qui  peut  en 
chader  les  plus  anciens  habitans  :  il  faut  les  fob- 
j uguer  par  la  force  ou  par  la  rufe,  &  les'  exter¬ 
miner  pour,  avoir  leurs  biens.  L’intérêt  du  com¬ 
merce  ,  la  dette  nationale  ,  la  majefté  du  peuple 
i  exigent  ainft.  Des  républicains  ont  heureufe- 
ment  fecoué  le  joug  d'une  tyrannie  étrangère  „■ 
il  faut  qu  ils  l’impofenc  à  leur  tour.  S’ils font  brifé 
des  fors  ,  c’eft  pour  en  forger.  Ils  haiffent  li 

monarchie  ;  mais  ils  ont  befohi  d’efclaves.  Ils 
Tome  /.  t 


162  Mîfioire 

n’ont  point  de  terres  chez  eux  *.  comment  n  en 

prendraient- ils  pas  chez  les  autres  ? 

Le  commerce  que  la  compagnie  fait  à  Siam  a 
toujours  été  en  déclinant.  Comme  elle  n’y  a  point 
de  fort ,  elle  n’a  pas  été  en  état  de  foutenir  le 
privilège  exclufif  qui  lui  avoit  été  accordé.  Le  roi  , 
malgré  les  préfens  qu’il  exige  ,  livre  des  marchan- 
difes  aux  navigateurs  de  toutes  les  nations  ,  &: 
en  reçoit  d’eux  à  des  conditions  qui  lui  font 
avantageufes.  Seulement  on  les  oblige  de  s’arrêter 
à  l’embouchure  du  Menan,  au  lieu  que  les  Hol- 
landois  remontent  ce  fleuve  jitfqu’à  la  capitale 
de  l’empire  où  ils  ont  toujours  un  agent.  Cette 
prérogative  ne  donne  pas  une  grande  adivité  à 
leurs  affaires.  Ils  n’envoient  plus  qu’un  vaiffeau 
chargé  de  chevaux  de  Java  ,  de  fucre  ,  d’epiceries 
de  toiles.  Ils  en  tirent  du  câlin  ,  à  trente  -  cinq 
fflorins  le  cent,  de  la  gomme  lacque,  à  vingt-fix 
florins  ,  quelques  dents  d’éléphant ,  à  un  florin 
treize  fols  la  livre  ,  un  peu  d  or  ,  a  quatre-vingt- 
fept  florins  trois  quarts  le  marc.  On  peut  aflu- 
ter  qu’ils  tiennent  uniquement  a  cette  liaifon  par 
le  bois  de  fapan  qu  ils  obtiennent  a  deux  florins 
demi  le  cent ,  6c  qui  leur  eft  neceffaire  pour 
l’arrimage  de  leurs  vailleaux.  Sans  ce  befoin ,  ils 
auraient  renoncé  depuis  long-tems  ,  a  un  corn- 
'  merce  dont  les  frais  excédent  les  bénéfices ,  parce 
que  le  roi ,  feul  négociant  de  fôii  royaume  ,  met 

*  les  marchandées  qu’on  lui  porte  à  un  très  -  bas 
prix.  Un  plus  grand  intérêt  tourna  l’ambition  des 

Hollandois  versMalaca. 

Ces  républicains ,  qui  connoifloient  l’impor¬ 
tance  de  cette  place  firent  les  plus  grands  efforts 
pour  s’en  emparer  :  ils  furent  deux  fois  inutiles. 
Enfin  s’il  falloir  s’en  rapporter  à  un  écrivain  faty- 

•  tique ,  on  eut  recours  a  un  moyen  que  les  peuples 


phikfophique  &  politïquti  ïg» 
Vertueux  n'empioyent  jamais ,  &  qui  réuffit  fou  vend 
avec  une  nation  dégénérée.  On  tenta  le  gouver¬ 
neur  Portugais  qu’on  favoit  avare.  Le  marché 
fut  conclu  ;  &  il  introduifit  l’ennemi  dans  la 

ville  ,  en  1641  ;  les  affiégeans  coururent  à  lui  ôc 
le  maüacrerent ,  pour  Être  difpenlcs  de  payer  les 
quatre-vingt  mille  écus  qui  lui  avoient  éfé  promis. 
Dans  la  vente  ,  les  Portugais  ne  fe  rendirent 
qu’après  la  défenfe  la  plus  opiniâtre.  Lé  chef  des 
vainqueurs,  par  une  jaétance  qui  n’eft  pas  dé 
fa  nation ,  demanda  a  celui  des  vaincus ,  quand 
il  reviendrait  :  lorfque  vos  péchés  feront  plus 

grands  que  les  nôtres ,  répondit  gravement  le 
Portugais. 

Les  conquérans  troüvSrent  une  forterelfe  bâtie  * 
comme  tous  les  ouvrages  des  Portugais  ,  avec 
une  folidité  qu’aucune  nation  n’a  depuis  imitée 
&  un  climat  fort  fain,  quoique  chaud  &  humide  1 
mais  le  commerce  y  étoit  tour  -  à  -  fait  tombé  , 
depuis  que  des  exaétions  continuelles  en  avoient 
éloigné  toutes  les  nations.  La  compagnie  ne  IV 
a  pas  rappellé  ,  foit  quelle  y  ait  trouvé  des  diffi¬ 
cultés  in  fur  mon  tables ,  foit  quelle  ait  manqué 
de  modération ,  foit  qu’elle  ait  craint  de  nuira 
a  Batavia.  Ses  operations  fe  récliiifent  à  la  vente 
d  un  peu  d’opium,  de  quelques  toiles  bleues  ,  & 
a  1  achat  des  dents  d  éléphant ,  du  câlin  ,  qui  lui 
coure  trente-cinq  florins  le  cent ,  d’un  peu  d’or  , 
qu  elle  paye  quatre  -  vingt  -  dix  florins  le  maie 
L.es  affaires  feraient  plus  vives,  plus  confidé- 
rab  es  h  les  princes  étoient  fidèles  au  traité 
exclufif  qu  ils  ont  fait  avec  elle.  Malheureüfemeftf 
pour  fes  intérêts,  ils  ont  formé  des  liaifofts 
avec  des  Anglois  qui  fourniffioient  à  meilleur  mar- 
che  a  leurs  befoins ,  &  qui  acheteur  plus  chef 
leurs  marchandifes.  Elle  fe  dédommage  un  peu 

-  t  & 


1 04  Hifiolre 

fur  fes  fermes  de  fur  fes  douanes  qui  lui  don¬ 
nent  cent  mille  florins  par  an.  Cependant  ces 
revenus  joints  aux  bénéfices  du  commerce  ,  ne 
fuffifent  pas  pour  l’entretien  de  la  garnifon  de  des 
employés  :  il  en  coûte  vingt  mille  florins  à  la 
compagnie. 

Ce  facrifice  put  paroître  long-tems  léger.  Avant 
que  les  Européens  euflent  doublé  le  cap  d;  Bonne- 
efpérance  ,  les  Maures  ,  feuls  navigateurs  dans 
l’Inde ,  fe  rendoient  de  Surate  de  de  Bengale 
a  Malaca  ,  où  ils  rrouvoient  les  bâtimens  des 
Molucques,  du  Japon  ,  &  de  la  Chine.  Lorfque 
les  Portugais  fe  furent  emparés  de  cette  place  , 
ils  allèrent  eux  -  mêmes  chercher  le  poivre  à 
Bantam  ,  d c  les  épiceries  à  Ternate.  Pour  abréger 
leur  retour  ,  ils  imaginèrent  de  le  faire  par  les 
ifles  de  la  Sonde  ,  de  y  réuffirenc.  Les  Hollandois , 
devenus  poflefleurs  de  Malaca  de  de  Batavia  fe 
trouvèrent  maîtres  des  deux  feuls  détroits  connus. 
Ils  y  croifoient  dans  des  tems  de  trouble  ,  de 
interceptoient  les  vaifleaux  de  leurs  ennemis. 
Cette  pofition  a  celfé  d’être  refpeétable  ,  depuis 
que  les  François  ,  à  la  fin  de  la  guerre  de  1744* 
ont  découvert  le  détroit  de  Baly  ,  de  les  Anglois , 
celui  de  Lamboc,  dans  la  derniere  guerre.  Batavia 
continuera  toujours  d’être  l’entrepôt  d’un  com¬ 
merce  immenfe  5  mais  Malaca  perd  l’unique  avan¬ 
tage  qui  lui  donnoit  de  la  confidération. 

Sans  avoir  prévu  cet  événement ,  la  compagnie  , 
en  même  tems  qu’elle  s’agrandifloit  de  s’affer- 
milfoir  dans  l’orient  de  PAfie  ,  fongeoit  à  s’aflii- 
rer  de  cette  partie  de  l’Inde  où  les  Portugais  la 
rraverfoient  encore,  de  à  leur  enlever  l’ifle  de 
Ceytan.  On  peut  remarquer  que  cette  nation  fi 
éclairée  fur  le  commerce  ,  a  d’abord  penfe  a  fe 
rendre  maîtreflfe  des  productions  de  première  de 


philofophique  &  politique. 
de  fécondé  nécellité  3  avant  de  fonger  aux  mar¬ 
chandées  dte  luxe.  C’eft  fur  la  poffeilîon  des  épi¬ 
ceries  qu  elle  a  fondé  fa  grandeur  en  Afie  5  comme 
elle  la  fondée  en  Europe  fur  la  pêche  du  hareng. 
Les  Molucques  lui  fournifloient  la  mufcade  3c 
le  girofle  :  Ceylan  devoit  lui  donner  de  lacanelle. 

Spilberg,  le  premier  de  fes  amiraux  qui  ofa 
montrer  fon  pavillon  fur  les  côtes  de  cette  ifle 
dclicieufe  ,  trouva  les  Portugais  occupés  à  boule- 
verfer  le  gouvernement  &  la  religion  du  pays  5  a 
détruire  les  uns  par  les  autres  ,  les"  fouverains  qui 
la  partageoient,  à  s’élever  fur  les  débris  des  trônes 
qu’ils  renverfoient  fucceflivement.  Il  offrit  les 
fecours  de  fa  patrie  a  la  cour  de  Candi  :  ils  furent 
acceptés  avec  tranfport.  Vous  pouvez  ajfurer  vos 
maîtres  ,  lui  dit  le  monarque  ,  qye  s'ils  veulent 
bâtir  un  fort ,  moi ,  ma  femme  ,  mes  enfans ,  nous 

ferons  les  premiers  à  porter  les  matériaux  nécef- 
f aires*. 


Les  peuples  de  Ceylan  ne  virent  dans  les  Hol¬ 
landais  que  les  ennemis  de  leurs  tyrans  }  3c  ils 
fe  joignirent  à  eux.  Par  ces  deux  forces  réunies  5 
les  Portugais  furent  entièrement  chaffés  en  1658  , 
après  mie  guerre  longue ,  fanglante  ,  opiniâtre" 
Leurs  etabliffemens  tombèrent  tous  entre  les  mains 
de  la  compagnie  ,qui  les  occupe  encore.  A  l’excep¬ 
tion  d’un  efpace  allez  borné  5  fur  la  côte  orientale  , 
pu  on  ne  trouve  point  de  port ,  &  dont  le  fouve- 
îaiu .  du  pays  tiroit  fon  fela  iis  formèrent  au  tour 
de  1  ifle  un^  cordon  régulier  qui  s’étendoit  depuis 
deux  jufqua  douze  lieues  ,  dans  les  terres. 

Les  forts  de  Jafauapatan  5  des  ifles  de  Manar 
&  de  Gdpantin ,  ont  pour  but  d’empêcher  toute 
liaifon  avec  les  peuples  du  continent  voifin 
Negumbo ,  deftiné  d  contenir  le  diftrict  qui  pio- 
îa  meilleure  canelle,  a  un  pçrt  fuffifant  00141 


L 


* 


1 66  Hifloire 

les  chaloupes  ,  mais  qui  n’eft  pas  fréquenté  ,  parce 
qu’il  y  a  une  riviere  navigable  qui  conduit  à 
Kolombo.  Cette  place ,  que  les  Portugais  a  voient 
fortifiée  avec  un  foin  extrême  comme  le  centre  de$ 
richefles  ,  eft  devenue  le  chef-fieu  de  la  colonie, 
Il  eft  vraifemblable  ,  que,  fans  les  dépenfes  qui  y 
^voient  été  faites  ,  les  vices  de  fa  rade  auroient 
déterminé  les  Hollandois  à  établir  leur  gouver-? 
nement  &  leurs  forces  à  pointe  de  Gale.  On  y 
trouve  un  port  dont,  à  la  vérité,  l'entrée  eft  diffi¬ 
cile  8c  le  baftin  fort  re  (Terré  ,  mais  qui  réunit 
d’ailleurs  toutes  les  perfections  qu’on  peutdefirer. 
C’eft-là  que  la  compagnie  fait  feschargemens  pour 
l’Europe. 

Maturé  lui  fert  à  recueillir  les  caffés  8c  les 
poivres,  dont  elle  a  introduit  la  culture.  Ses  for¬ 
tifications  fe  réduifent  à  une  redoute  fituée  fur 
une  riviere  qui  ne  peut  recevoir  que  des  bateaux, 
Le  plus  beau ,  le  meilleur  port  des  Indes ,  c’eft  T rin- 
quemale  :  il  eft  compofé  de  plufieurs  bayes  ou 
les  plus  nombreufes  flottes  trouvent  un  afyle  sûr» 
On  n’y  fait  point  de  commerce  ;  le  pays  n’offre 
aucune  marchandée;  il  fournir  même  peu  de  vi¬ 
bres  :  il  eft  gardé  par  fa  ftérilité.  D’aurres  établif- 
femsns  moins  confidérables  ,  répandus  fur  la  cote  3 
fervent  a  faciliter  les  communications  ,  8c  a  écarter 
les  étrangers. 

Ces  fages  précautions  ont  mis  dans  les  mains 
de  la  compagnie  toutes  les  productions  de  l’ifle. 
Celles  qui  entrent  dans  le  commerce  font  les 
amétiftes ,  les  faphirs  ,  les  topazes  ,  8c  des  rubis 
très- petits  8c  très-imparfaits  ;  ce  font  des  Maures 
venus  de  la  côte  de  Coromandel ,  qui ,  en  payant 
Un  modique  droit,  les  achètent,  les  taillent, 
$c  les  font  vendre  à  bas  prix,  dans  les  différenter 
contrées  de  Tlnde® 


\ 


philofopkiquc  &  politique l  1 6% 

Le  poivre,  que  la  compagnie  acheté  quatre 
fols  la  livre  ;  le  caffé,  qu’elle  ne  paye  que  deux  ; 
6c  le  cardamome  ,  qui  n’a  poinc  de  prix  fixe  :  les 
naturels  du  pays  font  trop  indolens ,  pour  que  ces 
cultures  ,  qui  font  toutes  d’une  qualité  très-infé¬ 
rieure  5  puiffent  jamais  devenir  fort  confidérables. 
.  Une  centaine  de  baies  de  mouchoirs  de  Pagnes 
6c  de  Guingamps,  d’un  très-beau  rouge  ,  que  les 
Malabares  fabriquent  a  Jafanapatan  ,  où  ils  font 
établis,  depuis  très-long-tems. 

Quelque  peu  d’ivoire  6c  environ  cinquante 
éléphants;  on  les  porte  a  la  côte  de  Coromandel  ; 
6c  cet  animal  doux  6c  pacifique,  mais  trop  utile  à 
l’homme,  pour  refter  libre  dans  une  ifle,  va  fur 
le  continent  augmenter  6c  fouffirir  les  périls  de  la 
guerre. 


De  l’areque  ,  que  la  compagnie  acheté,  a  raifon 
de  cinq  florins  l’ammonan ,  6c  qu’elle  vend  dix- 
huit  ou  vingt  fur  les  lieux-mêmes  ,  aux  vaifleaux 
de  Bengale  ,  de  Coromandel ,  6c  des  Maldives , 
qui  le  payent  avec  du  ris  ,  de  grofles  toiles  ,  6c  des 
cauris.  L’areque  ,  qui  croît  fur  une  efpece  de 
palmier ,  eft  un  fruit  qui  n’eft  pas  rare ,  dans  la 
plupart  des  contrées  de  l’Afie,  &qui  eft  très-com¬ 
mun  à  Ceylan  :  il  eft  ovaire,  &c  refïembleroit  affez 
à  la  date ,  s’il  n’étoit  pas  plus  ferré  par  les  deux 
bouts.  Son  écorce  eft  épaifle  ,  liffe  6c  membraneufe. 
Le  noyau  qu’elle  environne  eft  blanchâtre  ,  en 
forme  de  poire,  ôc  de  la  grofleur  d’une  mufeade. 
Lorfqu’on  le  mange  feul ,  comme  le  font  quelques 
Indiens,  il  appauvrit  le  fang  ,  donne  la  jauni  lie  : 
cet  inconvénient  n’eft  pas  à  craindre ,  lorfqu’il  eft 
mêlé  avec  le  bétel. 

f  Lebetel  eft  une  plante  qui  rampe  Sc  qui  grimpe 
comme  le  lierre.  Ses  feuilles  font  aflez  femblables 
a  celles  du  citronnier ,  quoique  plus  longues  6c  plus 

L 

1  * 


¥6$  Hiftoirc 

étroites  à  Fextrêmité.  On  la  cultive  comme  la 
vigne ,  &  on  lui  donne  pour  la  foutenir  ,  un  petit 
arbre  ,  appelle  agati,  fur  lequel  elle  fe  plaît  lîngu- 
lierement.  Le  bétel  croît  par-tout  Sc  dans  toute 
l'Inde }  mais  il  ne  profpére  véritablement  que  dans 
des  lieux  humides. 

A  toutes  les  heures  du  jour,  même  de  la  nuit, 
les  Indiens  mâchent  &c  crachent  des  feuilles  dé 
bétel ,  dont  l’amertume  eft  corrigée  par  l’areque 
qu’elles  enveloppent  toujours.  On  y  joint  conftam- 
ment  du  chunam  ,  efpece  de  chaux  brûlée  faite 
avec  des  coquilles.  Les  gens  riches  y  ajoutent  fou- 
vent  des  parfums  qui  flattent  leur  vanité  ou  leur 
fenfualité. 

On  ne  peut  pas  fe  féparer  avec  bienféance  , 
pour  quelque  tems,  fans  fe  donner  mutuellement 
du  bétel  dans  une  bourfe  :  c’eft  un  préfent  de 
l’amitié  qui  foulage  l’abfence.  Perfonne  n’oferoit 
parler  à  fon  fupérieur,  fans  avoir  la  bouche  par¬ 
fumée  de  bétel  ;  il  feroit  même  groflier  de  négli¬ 
ger  cette  précaution  avec  fon  égal.  Si  quelqu'un 
fe  préfente  par  hafard  fans  avoir  mâché  du  bétel  , 
il  a  grand  foin  de  mettre  fa  main  devant  fa  bouche 
pour  intercepter  toute  odeur  défagréahle.  Les 
femmes  galantes  font  le  plus  grand  ufage  du  bétel 
comme  dun  puiffant  attrait  pour  l’amour.  On 
prend  du  bétel  après  le  repas  ;  on  mâche  du 
bétel  durant  les  vifites  *  on  s’offre  du  bétel  en 
s’abordant,  en  fe  quittant  toujours  du  bétel.  Si 
les  dents  ne  s’en  trouvent  pas  bien  ,  Peftomach 
en  eft  plus  fain  &:  plus  fort.  C’eft  du  moins  un 
préjugé  généralement  établi  aux  Indes. 

La  pêche  des  perles  eft  encore  un  des  revenus 
de  Ceylan.  Ôn  peut  conjecturer  avec  yraifem- 
blance  que  cette  ifle ,  qui  n’eft  qu’a  quinze  lieues 
du  continent ,  en  fut  (détachée  dans  des  tems  plus 


philof ophique  &  politique .  1 

ou  moins  reculés  ,  par  quelque  grand  effort  de  la 
nature.  L’efpace  qui  la  fépare  actuellement  de  la 
terre ,  eft  rempli  de  bas  fonds  qui  empêchent  les 
vaiffeaux  d  y  naviguer.  Dans  quelques  intervalles 
feulement,  on  trouve  quatre  ou  cinq  pieds  d’eau 
qui  permettent  à  de  petits  bateaux  d’y  paffer.  Les 
Hollandois,  qui  s’en  attribuent  la  fouveraineté , 
y  tiennent  toujours  deux  chaloupes  armées  pour 
exiger  les  droits  qu’ils  ont  établis.  C’eft  dans  ce 
détroit  que  fe  fait  la  pêche  des  perles  3  qui  eut 
autrefois  un  fi  grand  éclat.  Cette  fource  de  riçhef- 
fes  a  été  fi  fort  épuifée  ,  qu’il  n’eft  pas  pofiible 
d’y  revenir  fouvent.  On  yifite  à  la  vérité  tous  les 
ans  le  banc  ,  pour  favoir  à  quel  point  il  eft  fourni 
d’huitres  ;  mais  communément  il  ne  s’y  en  trouve 
allez,  que  tous  les  cinq  ou  fix  ans.  Alors  la  pêche 
eft  affermée  j  &  tout  calculé  ,  on  peut  la  faire 
entrer  dans  les  revenus  de  la  compagnie  pour 
cent  mille  florins.  Il  fe  trouve  fur  les  mêmes 
côtes  une  coquille  appellée  Sjancos ,  dont  les 
Indiens  de  Bengale  font  des  bracelets.  La  pêche 
en  eft  libre  \  mais  le  commerce  en  eft  exclufif. 

Après  tout ,  le  grand  objet  de  la  compagnie  5 
c’eft  la  cannelle.  La  racine  de  l’arbre  qui  la  donne 
eft  groffe ,  partagée  en  plufieurs  branches ,  couverte 
d’une  écorce  d’un  roux  grisâtre  en  dehors  ,  r qch 
geâtre  en  dedans.  Le  bois  de  cette  racine  eft  dur  ^ 
blanc  8c  fans  odeur. 

Le  tronc  qui  s’élève  jufqu’à  huit  8c  dix  toifes  , 
eft  couvert  ainfi  que  fes  nombreuses  branches  5 
d’une  écorce  d’abord  verte  8c  enfuite  rouge. 

La  feuille  ne  reflembleroit  pas  mal  â celle  du 
laurier  ,  fi  elle  étoit  moins  longue  &  moins  poin¬ 
tue.  Lorfqu’elle  eft  tendre ,  elle  a  la  couleur  de 
feu  :  en  vieilliffant  8c  en  fechant ,  elle  prend  un  verd 
foncé  au  deflus  5  8c  un  verd  plus  clair  au-deffous. 


I  Jô  Hijîoire 

Les  fleurs  font  petites ,  blanches  ,  difpofées  en 
gros  bouquets  à  1  extrémité  des  rameaux ,  d’une 
odeur  agréable  8c  qui  approche  de  celle  du  mu¬ 
guet. 

Le  fruit  a  la  forme  du  gland  ;  mais  il  eft  plus 
petit.  Il  mûrir ,  pour  l’ordinaire,  au  mois  de  fep- 
tembre.  En  le  faifant  bouillir  dans  l’eau  ,  il  rend 
une  huile  qui  fumage  ôc  qui  fe  brûle.  Si  on  la 
laide  congeler ,  elle  acquiert  de  la  blancheur,  de  la 
confiftance  \  8c  l’on  en  fait  des  bougies  d’une  odeur 
agréable ,  mais  dont  Tufage  eft  réfervé  au  roi. 

Il  n’y  a  de  précieux  ,  dans  l’arbre  qui  produit 
la  cannelle  ,  que  la  fécondé  écorce.  Pour  l’enle¬ 
ver  &  la  féparer  de  Pécorce  extérieure ,  grife  8c 
raboteufe ,  on  ne  connoît  pas  de  faifon  aufli  favo~ 
rable  que  le  printemps,  lorfque  la  fève  eft  la  plus 
abondante.  On  la  coupe  en  lames  j  on  l’expofe  au 
foleil  ;  8c  en  fe  fechant ,  elle  fe  roule  comme 
nous  la  voyons. 

Les  vieux  canneliers  ne  donnent  qu’une  cannelle 
grofliere,  dont  on  ne  fait  point  de  cas.  Pour  qu’elle 
foit  bonne ,  il  faut  que  l’arbre  n’ait  que  trois  ou 
quatre  ans.  Le  tronc  qu’on  a  dépouillé  ne  prend 
plus  de  nourriture  ÿ  mais  la  racine  ne  meurt  point 
&c  poufle  toujours  des  rejertons.  D’ailleurs,  le  fruit 
des  canneliers  contient  une  femence  qui  fert  à  les 
reproduire. 

La  compagnie  a  des  poflèflîons ,  où  cet  arbre  ne 
croît  point  :  on  n’en  trouve  que  dans  le  territoire 
de  Negumbo  ,  deKolombo  ,  8c  de  Pointe  detale. 
Les  forêts  du  prince  remplirent  le  vuide  qui  fe 
trouve  quelquefois  dans  les  magafins.  Les  mon¬ 
tagnes  occupées  par  les  Bcdas  en  font  remplies  , 
mais  ni  les  Européens  ,  ni  les  Chingulais  n’y  font 
admis ,  8c  pour  partager  leurs  richefles ,  ilfaudrpit 
leur  déclarer  la  guerre. 


philofophique  &  politique.  ijx 

Comme  les  Chingulais,  ainfi  que  les  Indiens  du 
continent  font  diftribués  par  caftes ,  qu’ils  ne  s’aL- 
lient  jamais  les  uns  avec  les  autres ,  6c  qu’ils  exer¬ 
cent  toujours  la  même  profelîion,  l’art  de  dépouiller 
les  canneliers  eft  une  occupation  particulière  ,  &; 
la  plus  vile  de  toutes  les  occupations  }  elle  eft  réfer- 
yée  a  la  cafte  des  Chalias.  Tout  autre  in  fui  aire  fe 
croiroit  deshonoré  ,  s’il  fe  livroir  à  ce  métier, 

La  cannelle ,  pour  être  excellente  ,  doit  être 
fine,  unie  ,  facile  à  rompre,  mince  ,  d’un  jaune 
tirant  fur  le  rouge  ,  odorante  ,  aromatique  ,  d’un 
goût  piquant  6c  cependant  agréable.  Celle  dont 
les  bâtons  font  longs  ,  6c  les  morceaux  petits ,  eft 
préférée  par  les  connoifleurs.  Elle  contribue  aux  dé¬ 
lices  de  la  table ,  «5c  fournit  d’abondans  fecours  à  la 
médecine. 

Les  Hollandois  achètent  la  plus  grande  partie 
de  la  cannelle  ,  des  Indiens  qui  leur  font  fournis  y 
ils  fe  font  engagés  â  en  recevoir  une  quantité  limi¬ 
tée  du  roi  de  Candi ,  à  un  prix  plus  confidérable. 
L’une  compenfée  par  l’autre,  elle  ne  leur  revient! 
pas  à  fix  fols  la  livre}  &ils  en  exportent  fept  mille 
balles ,  chacune  de  quatre-vingt  6c  quelques  livres 
pefant.  Il  11e  feroit  pas  impoftible  aux  vaifieaux 
qui  fréquentent  les  ports  de  Ceylan ,  de  fe  procurer 
l’arbre  qui  produit  la  cannelle  }  mais  cet  arbre  a 
dégénéré  au  Malabar  ,  à  Batavia,  à  Tille  de  France 5 
par-tout  où  il  a  été  tranfplanté. 

La  compagnie  croyoit  avoir  befoin  autrefois  , 
de  quatre  mille  foldats  blancs  ou  noirs  ,  pour 
^’afturer  les  avantages  qu’elle  tire  de  Ceylan.  Ce 
nombre  a  diminué  de  plus  de  moitié.  Ses  dé- 
penfes  annuelles  montent  cependant  à  onze  cens 
mille  florins}  6c  fes  revenus,  fes  petites  branches 
de  commerce  ne  rendent  pas  plus  d’un  million. 
Ce  qui  manque  eft  pris  fur  les  bénéfices  immen- 


5  7  £  Irlifloirt 

fes  que  donne  la  cannelle.  Elle  doit  fournir  encore 
2ux  frais  qu  occafionnent  les  guerres  qu’on  a  de 
fems  en  teins  contre  le  roi  de  Candi, aujourd’hui 
feul  fouverain  de  Tille. 

Les  Hollandais  ne  fe  diffimulent  pas  que  ces 
divifions  leur  font  funeftes.  Dès  qu’elles  com¬ 
mencent  ,  les  peuples  qui  habitent  les  côtes  fe 
retirent  la  plupart  dans  1  intérieur  des  terres. 
Maigre  le  defpotifme  qui  les  attend  ,  ils  trouvent 
encore  plus  infupportable  le  joug  Européen  qui 
les  condamne  à  travailler  5  pour  une  livre  de  ris 
par  jour ,  pour  des  étrangers  ,  à  les  porter  dans 
des  palanquins  dans  tous  leurs  voyages ,  à  leur 
drelTer  des  huttes  dans  tous  les  lieux  où  ils  veulent 
fe  repofer  pendant  le  jour ,  ou  pafler  la  nuit. 
Les  Ghalias  n’attendent  pas  meme  fouvent  les 
hoftilites  pour  s  eloigner  :  ils  prennent  quelquefois 
cette  refolution  extrême,  à  la  moindre  méfintelli- 
gence  quon  remarque  entre  le  roi  &  la  compa¬ 
gnie.  La  perte  d’une  récolte  eft  alors  fume  des 
dépenfes  qu’il  faut  faire  >  des'  fatigues  qu’il  faut 
effuyer  ,  pour  pénétrer  ,  les  armes  à  la  main  ,  dans 
un  pays  coupé  de  tous  côtés  par  des  rivières  , 
des  bois ,  des  ravins ,  &  des  montagnes.  Ces 
malheurs  deviendroient  plus  confidérables  ,  fi  les 
naturels  de  Tille  étoient  fecourus  par  quelque 
puifiance  Européenne  ,  comme  on  eft  afiliré  qu’ils 
Fauroient  été  dans  les  derniers  tems  par  les  Anglois* 
fi  des  affaires  plus  importantes  n’egflent  attiré 
toutes  leurs  forces  dans  le  Bengale. 

Des  confidérations  fi  puiffantes  avoient  déter¬ 
miné  les  Hollandois  à  avoir  toutes  fortes  de  coin- 
plaifances  pour  le  roi  de  Candi.  Ils  lui  envoyoient 
tous  les  ans  un  ambaffadeur  chargé  de  riches 
préfens.  Ils  tranfportoient  fur  leurs  vaifîeaux  fes 
prêtres  à  Siam  ,  pour  y  étudier  lg  religion  qui  eft 


philofophique  &  politique .  î  73 

la  même  que  la  Tienne.  Quoiqu’ils  eulTent  conquis 
fur  les  Portugais  les  fortereifes ,  les  terres  quils 
occupoient,  ils  fe  contentoient  d  etre  appelles  par 
ce  prince  i  les  gardiens  de  fes  rivages.  Ils  lui 
faifoientencoie  d’autres  facrifices. 

Cependant  ,  des  ménagemens  fi  marqués  n’ont 
pas  toujours  été  fuffifans  pour  maintenir  la  paix  : 
elle  a  été  troublée ,  à  plufieurs  reprifes.  La  guerre 
qui  a  fini  le  14  février  1766  a  été  la  plus  longue  , 
la  plus  vive  de  celles  que  la  défiance  &c  des 
intérêts  oppofcs  ont  excitées.  Comme  la  compa¬ 
gnie  donnoit  la  loi  à  un  monarque  chafle  de 
fa  capitale  3c  errant  dans  les  forêts ,  elle  a  fait  un 
traité  très  -  avantageux.  On  reconnoît  fa  fouve- 
raineté  fur  toutes  les  contrées  dont  elle  étoic 
en  poflefiîon  avant  les  troubles.  La  partie  des 
côtes  qui  étoit  reliée  aux  naturels  du  pays  lui  eft 
abandonnée.  Il  lui  fera  permis  de  peler  la  cannelle 
dans  toutes  les  plaines  5  3c  la  cour  lui  livrera  la 
meilleure  des  montagnes ,  fur  le  pied  de  cinq 
pagodes  ,  pour  dix-huit  livres.  Ses  commis  font 
autorifés  à.  étendre  le  commerce  par-rout  où  ils 
verront  jour  à  le  faire  avantageufement.  Le  gou¬ 
vernement  s’engage  à  n’avoir  nulle  liaifon  avec 
aucune puiffance  étrangère,  à  livrer  même  tous 
les  Européens  qui  pourroient  s’être  gliffés  dans 
Tille.  Pour  prix  de  tant  de  facrifices ,  le  roi  recevra 
annuellement  la  valeur  de  ce  que  les  rivages  cé¬ 
dés  lui  produifoient ,  3c  fes  fujets  pourront  y 
aller  prendre,  fans  rien  payer,  le  fel  néce flaire 
a  leur  confommation.  Si  nous  ne  nous  trompons  s 
la  compagnie  pourroit  tirer  un  grand  avantage 
d’une  pofition  fi  heureufe. 

A  Ceylan,  beaucoup  plus  encore  que  dans  le 
relie  de  l’Inde,  les  terres  appartiennent  en  pro¬ 
priété  au  fouverain.  Ce  fyftême  dellrudeur  a  eu  , 


*74  Hifloire 

dans  cette  ifle  ,  les  fuites  funeftes  qui  en  font 
infeparables.  Les  peuples  y  vivent  dans  l’inaétion 
la  plus  entiers.  Ils  font  logés  dans  des  cabanes;  ils 
ifont  point  de  meubles:  ils  vivent  de  fruits;  ÔC 
les  plus  aifes  n  ont  pour  vêtement  qu’une  pieee 
de  groiTe  toile  qui  leur  ceint  le  milieu  du  corps.' 
Que  les  Hollandois  faifent  ce  qu  on  peut  repro¬ 
cher  à  toutes  les  nations  ,  qui  ont  établi  des 
colonies  en  Afie  ,  de  n’avoir  jamais  renté  :  qu’ils 
,diftribuent  des  terreins  en  propre  aux  familles. 
Eiles  oublieront,  dételleront' peut-être  leur  an¬ 
cien  fouverain  :  elles  s’attacheront  au  gouverne¬ 
ment  qui  s’occupera  de  leur  bonheur  :  elles  tra¬ 
vailleront  ,  elles  confommeront*  Pour  les  encou¬ 
rager  il  fera  utile,  peut-être  néceflaire  d’invi¬ 
ter  des  Européens  à  accepter  dans  un  des  plus 
riches  fols  que  l’on  connoifie ,  des  polie  liions 
qu’ils  feront  cultiver  par  des  efclaves  de  Malabar  , 
de  Timor ,  de  Baly  ,  de  Macalfar ,  tous  forts ,  robuf- 
res  8c  accoutumés  aux  travaux  des  terres.  Alors 
l’ifle  de  Ceylan  jouira  de  l’opulence  a  laquelle 
la  nature  l’a  deftinée.  Elle  fera  à  l’abri  des  révolu¬ 
tions,  8c  en  état  de  foutenir  les  établifiemens  de 
Malabar  8c  de  Coromandel  qu’elle  eft  chargée  de 
protéger. 

Les  Portugais  dans  le  tems  de  leur  profpérité 
avoient  formé  à  la  côte  de  Coromandel  quelques 
ctablidemens  médiocres.  Celui  de  Négapatan  leur 
'fut  enlevé  en  1658,  par  les  Hollandois.  Il  s’ac¬ 
crut  fucce hivernent  de  dix  ou  douze  villages  qui 
fe  remplirent  de  tifferands.  Oii  trouva  convenable 
en  1690,  d’afliirer  leur  tranquillité  par  la  conf- 
truélion  d’un  fort;  &  en  1742,  la  ville  fut 
entourée  de  murailles.  Elles  font  le  centre  où 
fe  réuniflenr  les  toiles  blanches,  bleues ,  peintes  9 
imprimées  9  fines  &  grofiîeres  que  la  compagnie 


philofophique  &  politique.  ïy^ 
tire  pour  fa  confommation  d’Europe  ou  des  Indes 
de  Bimiliptanan ,  de  Paliacate  ,  de  Sadrafpatan  , 
de  fes  comptoirs  de  la  côte  de  la  Pêcherie.  Ces 
marchandifes  qui  forment  communément  de  qua¬ 
tre  à  citiq  mille  balles  ,  font  portés  a  Négapatan 
fur  deux  chaloupes  fixées  dans  ces  mers  pour  cet 


ufage* 

Les  Hollandois  vendent  à  la  côte  de  Coro¬ 
mandel  du  1er  ,  du  plomb  ,  du  cuivre ,  du 
câlin ,  de  la  toutenague  ,  du  poivre  ,  des  épice¬ 
ries.  Ils  gagnent  fur  ces  objets  réunis  cinq  cens 
mille  florins,  auxquels  on  peut  en  ajouter  quarante 
mille  que  produifent  leurs  douanes.  Les  dépenfes 
de  leurs  divers  établiffemens  montent  à  quatre 
cens  mille  florins  ,  <k  on  peut  avancer  *  fans 
crainte  d’être  accufé  d’exagération  ,  que  le  fret 
des  vaiffeaux  abforbe  le  refte  des  bénéfices.  Le 
produit  net  du  commerce  de  Coromandel  n’eft 
donc  pour  la  compagnie  que  le  profit  qu’elle 
peut  faire  fur  les  toiles  qu’elle  en  exporte.  Son 
commerce  dans  le  Malabar  lui  eft  encore  moins 
avantageux.  Il  a  commencé  à  peu  près  dans  le 
'même  tems  ,  &  s’eft  établi  aux  dépens  de  la  même 
nation. 

Le  motif  de  cette  nouvelle  entreprife  ne  paroît 
pas  difficile  à  deviner.  Depuis  que  les  Portugais 
avoient  perdu  Ceylan  ,  ils  vendoient  en  Europe 
la  cannelle  fauvage  de  Malabar  à  peu  près  fur  le 
même  pied  qu’on  avoir  toujours  vendu  la  vé¬ 
ritable.  Quoique  cette  concurrence  ne  put  pas 
durer ,  elle  donna  de  l’inquiétude  aux  Hollan¬ 
dois  ,  qui  ordonnèrent  en  1661  à  leur  général 
Van  -  gœns  d’attaquer  Cochin. 

Il  avoir  à  .peine  invefti  la  place,  qu’il  apprit 
la  réconciliation  du  Portugal  &  de  fa  patrie. 
Cette  nouvelle  fut  tenue  fecrette.  O11  précipita 


*7^  Uiftoire 

les  travaux  *  Sc  les  afliégés  fatigués  par  des  âflaitrs 
continuels  fe  fournirent  le  huitième  jour.  Le 
lendemain  une  frégate  partie  de  Goa  apporta  les 
articles  de  la  paix.  Le  vainqueur  rie  juftifia  pa^ 
autrement  fa  malxvaife  foi ,  qu’en  difant  que 
ceux  qui  fe  plaignoient  avec  tant  de  hauteur , 
avoient  tenu  quelques  années  auparavant  la  même 
conduite  dans  le  Brefil. 

A  cette  époque  ,  les  Hollândois  fe  crurent  foli- 
dement  établis  dans  le  Malabar.  Cochin  leur 
parut  propre  à  protéger  Cananor,  Cranganor  & 
Coulan ,  dont  ils  venoierit  de  faire  la  conquête  , 
8c  le  comptoir  de  Porca  ,  qu’ils  méditoient  dès- 
lors  ,  Sc  qu’ils  ont  en  effet  formé  depuis.  L’évé¬ 
nement  n’a  pas  répondu  aux  efpérances  qu’on 
avoir  conçues.  La  compagnie  n’a  pas  réuffî  ,  com¬ 
me  elle  I’efpéroit  ,  à  exclure  de  cette  côte  les  autres 
nations  Européennes  :  elle  n’y  trouve  que  les 
mêmes  marchandifes  qu’elle  a  dans  fes  autres 
établiflemeris,  &  la  concurrence  les  lui  fait  acheter 
plus  cher  que  dans  les  marchés  où  elle  exerce  un 
privilège  exclufif. 

Ses  ventes  fe  réduifent  à  un  peu  d’alun  ,  de 
benjoin  ,  de  camphre ,  de  toutenague  *  de  fucre  , 
de  fer,  de  câlin,  de  plomb,  de  cuivre  ôc  de 
vif-argent.  Le  vaifTeau  qui  a  porté  cette  médio¬ 
cre  cargaifon  s’en  retourne  à  Batavia  avec  un 
chargement  de  kaire  pour  les  befoins  du  port.  La 
compagnie  gagne  au  plus,  fur  ces  objets,  cent 
quatre-vingt  mille  florins,  qui  avecfoixante  mille 
que  lui  produifent  fes  douanes  ,  forme  une  maffe 
de  deux  cens  cinquante  mille.  Dans  la  plus  pro¬ 
fonde  paix ,  l’entretien  de  fes  établiflem  ens  lui  coûte 
deux  cens  trente-deux  mille  florins  ,  de  forte  qu’il 
ne  lui  en  refte  que  dix-huit  mille  pour  les  frais  de 
fon  armement  j  ce  qui  eft  évidemment  infuffifant. 

La 


philofophique  &  politique.  ! 

La  compagnie  tire  du  Malabat,  il  elt  Viai 
deux  rutilions  pelant  de  poivre  ,  qui  elt  porté  Eu¬ 
des  chaloupes  a  Ceyian ,  où  il  elt  vcrlé  dans  les 
vailleaux  qu’on  y  expédie  pour  l’Europe.  11  elt 
encore  vrai  que  par  les  capitulations  elle  ne  paye 
que  quatre- vingt  roupies  le  caindil  de  cinq  cens 
livres  ,  que  les  autres  compagnies  achètent  qua¬ 
tre-vingt-dix  ou  cent,  qui  coûte  même  etne  vingt 
aux  négocians  particuliers  ;  mais  le  bénéfice  quelle 
peut  faire  lur  cet  article  elt  plus  qu’abiorbe  par 
les  guerres  fanglantes  dont  il  elt  l’occalion. 

Ces  oblervations  avoient  lans  doute  échappé 
a  Goloneir ,  drreéteur  général  de  Batavia  ,  iori- 
qu  d  ofa  avancer  que  1  établillemenr  de  Malabar 
qu’ri  avoïc  long  -  teins  régi  étoit  un  des  plus 
amportans  de  la  compagnie.  «Je  luis  il  éloigne  de 
penier  comme  vous  ,  lui  dit  le  général  Moiî'el  » 
J5  que  je  fouhaiterois  que  la  mer  l’eue  ençdouu 
«  rl  y  a  près  d  un  lîecle.  «  b 

,  Avec  P*us  de  lumière,  on  parviendrait  peur- 
etre  a  la  rendre  utile.  Il  ne  faudiou  pour  y  reuilir 
qu’acheter  le  poivre  à  un  prix  qui  fo^ât  les  autres 
nations  de  renoncer  à  ce  commerce.  Le  bénéfice 
que  la  compagnie  feroir  fur  la  quantité  proui- 
gteule  qui  lui  fourmlTenc  prelque  pour  rJCn  ies 
co  ornes  de  1  elt,  la  dédommagerait  amplement 
«e  ce  Licnfice.  Par  cette  coauunaiion  ,  elle  le 
trouverait  feule  ou  prelque  leule  en  polleihon 
(  une  epicerie  dont  l’ufage  elt  devenu  general  lur' 
a  p  us  grande  partie  de  notre  globe. 

vuoiqu  il  en  loir  de  ces  fpéculations  ,  les  Hoi« 

.  an  ois  sapperçurent  au  milieu  de  leurs  luccès 

Sel  fr  mv,n"lU°1C  Un  Jieu  de  reIâche  où  ceux 
vailleaux  qui  alfoient  aux  Indes  ou  qui 

2ZTÏÏ7  r*T  des  «mJL 

2.  et0*  embarralië  du  choix  ,  jorfque 
JL  QHIÇ  ][t  ' 


17S  Hifloirc 

le  chirurgien  Van-Riebeek  propofa  en  \6^o  le 
cap  de  Bonne  -  eipérance  qui  avoir  été  méprifé 
mal-à-propos  par  les  Portugais.  Un  féjour  de 
quelques  lemames  avoir  mis  cet  homme  judi¬ 
cieux  en  état  de  voir  qu’une  colonie  ferait  bien 
placée  à  cette  extrémité  méridionale  de  l’Afrique  > 
pour  fervir  d’entrepôt  au  commerce  de  l’Europe 
avec  l’Ahe.  On  lui  confia  le  foin  de  former  cet 
établifiement.  Ses  vues  furent  dirigées  fur  un 
bon  plan.  Il  fit  régler  qu’il  feroit  donné  foixante 
acres  de  terre  à  tout  homme  qui  s’y  voudroit  fi¬ 
xer.  On  devoit  avancer  des  grains ,  des  beftiaux 
ôc  des  uftenfiles  à  ceux  qui  en  auroient  befoin  : 
des  jeunes  iernmes  tirées  des  maifons  de  charité 
leur  feroient  alfociées  pour  adoucir  leurs  fatigues 
îc  les  partager.  Il  étoit  libre  à  tous  ceux  qui  dans 
trois  ans  ne  pourroient  pas  fe  faire  au  climat 
de  revenir  en  Europe  ,  &  de  difpofer  de  leurs 
poffefllons  comme  ils  le  voudraient.  Ces  arran- 
gemens  pris ,  on  mit  à  la  voile. 

La  grande  contrée  qu’on  fe  propofoit  de  mettre 
en  valeur  étoit  habitée  par  les  Hottentots ,  peuples 
pafteurs ,  qui  ne  connoifloient  de  bien  que  leurs 
troupeaux  &  leur  liberté}  peuples  Amples,  à  qui 
la  nature  a  voit  donné  des  moeurs  allez  douces  , 
la  fuperftition  infpiré  des  coutumes  atroces ,  & 
l’ignorance  laiffé  des  ufages  barbares  dont  on  ne 
connoifioit  pas  l’origine.  Us  étoient  comme  tous 
les  peuples  pafteurs  ,  remplis  de  bienveillance  , 
Sc  tenoient  quelque  chofe  de  la  mal-propreté  ôc 
de  la  ftupidité  des  animaux  qu’ils  conduifoienr. 
La  guerre  contre  les  lions  ■&  les  tigres  étoit  pref- 
que  la  feule  qu’ils  connu  fient.  Ils  avoient  inftitué 
un  ordre  dont  on  honoroit  ceux  qui  avoient 
vaincu  quelqu’un  de  ces  animaux  deftru&eurs 
de  leurs  bergeries}  &  ils  révéroient  leur  mémoire. 


philoj £> phi que  &  politique.  jja 
L  apothéoie  d’Hercule  avoit  eu  la  même  origine. 

Riebeek  Ce  conformant  aux  idées  malheuieu! 
femenc  reçues  ,  commença  par  s  emparer  du  ter¬ 
ritoire  qui  étoit  à  fa  bienlëance,  6c  il  longea, 
enfuite  à  s’y  affermir.  Cette  conduite  déplut  aux 
naturels  du  pays.  Pourquoi,  dit  leur  envoyé  à 
ces  étrangers  ,  avez-vous  Je  mé  nos  terres?  Pour¬ 
quoi  les  employez  vous  à  nourrir  vos  troupeaux  ? 
•De  quel  œil  verriez  vous  ainfi  ufurper  vos  champs  ? 
Vous  ne  vous  fortifiez  que  pour  réduire  par  cl.  grès 
les  Hottentots  à  l’efclavage.  Ces  reprélëntations 
furent  fuivies  de  quelques  hoftilités  ,  qui  rame¬ 
nèrent  le  fondateur  à  des  principes  qui  étoienc 
dans  fon  ame.  Il  acheta  le  pays  qu’il  vouloit  oc¬ 
cuper  quarante-cinq  mille  florins  ,  qu’on  paya  en 

marchandifes.  Tout  fut  pacifié,  Sc  il  n’y  a  eu  nul 
trouble  depuis. 

Il  eft  prouvé  que  la  compagnie  a  dépenfé 
depuis  vingt-trois  millions  de  florins  pour  élever 
la  colonie  à  !  état  où  elle  eft  aujourd’hui.  Quel¬ 
ques  détails  feront  juger  de  l’emploi  de  ces  pro- 
rufions.  r 


,  °n  comPte  au  Cap  environ  douze  mille  Euro- 

ou  réfugiés  Fran- 
çois.  Une  pâme  de  cette  population  eft  concen- 
tree  dans  a  capitale  &  dans  deux  bourgs  aflêz 
confiderables  :  le  refte  eft  difperfé  dans  les  cam- 
pagnes,  &  s  étend  jufqu  à  cent  cinquante  lieues 
mi  chef-lieu  de  la  colonie.  Le  fol  fabloneux  des 
Hottentots  n  eft  bon  que  par  intervalles  :  &  les 
colons  ne  veulent  Ce  fixer  que  dans  les  lieux  où 
ils  trouvent  réunis  l’eau  ,  le  bois  ,  un  terrein 

f-ernle:  trois  avantages  qui  Ce  trouvent  rarement 
enlemble. 

La  compagnie  droit  autrefois  de  Madagafcar 
des  e.claves  qui  foulagcoient  les  blancs  dans 

M  z 


» 


"s 


iSo  Hiftoirt 

leurs  travaux.  Elle  a  interrompu  cette  navigation 
depuis  que  la  concurrence  des  François  a  rendu 
mauvais  ce  commerce.  Les  colons  font  réduits 
aujourd'hui  à  quelques  Malais  amenés  de  l’Inde 
qui  le  font  difficilement  au  climat,  3c  qui  ne 
font  guere  propres  aux  ouvrages  qu’on  en  exige. 
Si  les  Fiottentots  pouvoienc  le  fixer  ,  ce  feroit 
un  grand  avantage.  Leur  caraéfere  ne  permet 
pas  de  l’efperer.  On  n’eft  encore  parvenu  qu'à 
déterminer  les  plus  milérables  d’entr’eux  à  un  9 
deux  ,  trois  ans  de  lervice.  Ils  font  dociles  j 
ils  le  prêtent  au  travail  qu’on  exige  d’eux  >  mais  5 
a  1  expiration  de  leur  engagement,  ils  prennent  le 
bétail  qu'on  eft  convenu  de  leur  donner  pour 
falaire  i  ils  vont  rejoindre  leur  horde  l  Ôc  on 
ne  les  revoit  que  lorfqu'ils  ont  des  bœufs  ou  des 
moutons  à  troquer  contre  des  couteaux  ,  du  tabac 
3c  de  l'eau-de-vie.  La  vie  indépendante  3c  oihve 
qu’ils  mènent  dans  leurs  déferts  a  pour  eux  des 
charmes  inexprimables  :  rien  ne  peut  les  en 
détacher.  Un  d’eux  fut  pris  au  berceau  :  on 
l'éleva  dans  nos  mœurs  3c  dans  notre  croyance. 
Ses  progrès  répondirent  aux  foins  de  fon  édu¬ 
cation.  Il  fut  envoyé  aux  Indes  ,  3c  utilement 
employé  dans  le  commerce.  Les  cir confiances 
l’ayant  ramené  dans  fa  patrie  ,  il  alla  vifiter  fes 
parens  dans  leur  cabane.  La  fknplicité  de  ce 
qu’il  voyou  le  frappa.  Il  fe  couvrit  d’une  peau 
de  brebis,  3c  alla  reporterait  fort  fes  habitsEuro- 
péens.  Je  viens ^  dit-il  au  gouverneur  ,  renoncer 
four  toujours  au  genre  de  vie  que  vous  ni  aviez 
fait  embraffer.  Ma  réfoluticn  cft  de  fuivre  jufqità 
la  mort  la  religion  &  les  ufages  de  mes  ancêtres. 
Je  garderai  pour  V amour  de  vous  le  collier  & 
l'épée  que  vous  m'avez  donnés  :  trouvez  bon  que 
j'abandonne  tout  le  refis .  Il  s’attendit  point  d# 


philojoph ique  &  politique 

•  ,*)  .  .  r  1 


p  ■/  j,  ^  ^  ^  ^  ^ 1  ^  ^  y  u  •  Je.  O  ^ 

rcponfe  :  il  fe  déroba  par  la  fuite  ,  &  on  ne 
le  revit  jamais. 

Quoique  le  caraétere  des  Hottentots  me  loit  pas 
tel  que  les  Hollandors  le  delîreroient  ,  la  corn* 
pagnie  tire  des  avantages  folides  de  fa  colonie. 
A  la  vente  ,  la  dîme  du  bled  &  du  vin  quelle 
perçoit  ;  fes  douanes  &  fes  autres  droits  ne  lui 
rendent  pas  au-delà  de  cent  vingt  mille  florins. 

fcüe  n’en  gagne  pas  plus  de  vingt  mille  furies 
gros  draps  ,  les  toiles  communes  de  fil  &  de 
coton ,  la  elinquaillerie ,  &  le  charbon  de  terre  , 

déb'^UeS  aU:ieS  °^îers  Peu  importans  qu’elle  y 

'  Ses  bénéfices  font  encore  moindres  fur  foixante 
ecres  de  vm  rouge ,  &  quatre-vingt  ou  quatre- 
vingt-dix  de  blanc  quelle  porte  tous  les  ans  en 
un  ope.  Le  lecre  pele  environ  douze  cens  livres. 
Uetix  feules  habitations  contiguës  à  Confiance 
produijent  ce  vm.  Il  devroit  entrer  tout  entier  &c 
a  très-bas  prix  dans  les  caves  de  la  compagnie. 
v  eureulement  le  gouverneur  trouve  fon  intérêt 
a  permettre  que  les  cultivateurs  ne  le  livrent  que 
mele  avec  ceiui  des  vignes  voifines.  Le  vin  fr 
renomme  qui  leur  refie  par  cet  arrangement , 
excellent  vin  pur  du  Cap  eft  vendu  deux  florins 
la  bouteille  aux  vaifleaux  étrangers  que  le  hafard 
con  mt  fur  ces  côtes  :  il  eft  ordinairement  meilleur 
que  cehu  que  la  tyrannie  arrache  ,  parce  qu’on 

obtient  jamais  rien  de  bon  que  de  la  volonté. 

Les  depenfes  inféparables  d’un  fi  grand  établif- 
fement  abforbent  au  moins  ces  petits  profits  réu¬ 
nis.  A  ufli  fon  utilité  a-t-elle  une  autre  bafe. 

6S.  vai  eaux  Hollandois  qui  vont  aux  Indes 
ou  qui  en  reviennent ,  trouvent  au  Cap  un  afyle 
sur,  un  ciel  agréable,  tempéré  &  pur,  les  nou¬ 
velles  importantes  des  deux  inondes.  Ils  y  prennent: 

Mj 


i  §  2,  Hijloire 

du  beurre  ,  des  farines ,  du  vin  ,  une  grande 
abondance  de  légumes  faiés  pour  leur  navigation 
&  pour  les  befoins  de  leurs  colonies.  Les  reflour- 
ces  y  feroient  encore  plus  confidérables  fi ,  par 
une  avidité  aveugle  ,  la  compagnie  n’arrêtoit  con¬ 
tinuellement  l’induftrie  des  colons.  Elle  les  force 
de  lui  livrer  leurs  denrées  à  un  prix  fi  vil,  qu’on  • 
les  a  vus  long-tems  hors  d’état  de  fe  procurer 
des  vêtemens  ,  leurs  autres  befoins  les  plus  effen- 

tiels. 

Cette  tyrannie  feroic  peut-être Supportable  ,  fi 
ceux  qui  en  font  la  viétime  étoient  autorifés  à 
vendre  le  fuperflu  de  leurs  produ&ions  aux  navi¬ 
gateurs  étrangers  que  la  pofition  &  d  autres  raifons 
attireraient  dans  leurs  ports.  La  jaloufie  du  com¬ 
merce  qui  eft  un  des  plus  grands  fléaux  qui  affli¬ 
gent  l’humanité  ,  les  a  privés  de  cette  reflource  : 
on  s’eft  long-tems  flatté  qu’en  refufant  cette  com¬ 
modité  aux  nations  rivales  ,  on  parviendrait  a  les 
dégoûter  des  Indes  :  l’expérience  contraire  n’a  rien 
fait  changer ,  quoiqu  il  fut  aife  de  voir  que  toutes 
les  richefles  qui  entreraient  dans  la  colonie  re¬ 
viendraient  tôt  ou  tard  a  la  compagnie.  Le  gou¬ 
verneur  feul  a  été  aurorifé  à  fournir  aux  néceifités 
les  plus  urgentes  de  ceux  qui  aborderaient  au 
Cap.  Cet  arrangement  vicieux  a  été,  comme  il 
le  devoit  être,  la  fource  de  mille  vexations. 

Il  faut  rendre  juftice  à  M.  Tulbach  qui,  dans 
le  teins  où  nous  écrivons  ,  donne  des  loix  à 
cet  établiffemenr.  Cet  homme  généreux  a  montré 
durant  la  derniere  guerre  une  humanité,  un 
défintéreffement  dont  aucun  de  fes  prédéceffeurs 
ne  lui  avoir  lai(Té  l’exemple.  Allez  éclairé  pour 
s’élever  au-deflus  du  préjugé,  allez  ferme  pour 
s’écarter  des  ordres  abfurdes  qu’il  recevoir ,  il  a 
encouragé  les  nations  qui  travailloient  a  fe  fup- 


philofopkique  &  politique .  i  S  5 

planter  ,  à  venir  chercher  des  fubhftances  dans 
la  colonie.  Elles  les  obtenoient  à  un  prix  allez 
modéré  pour  ne  fe  pas  rebuter ,  aflez  fort 
pourtant  pour  donner  de  l’aélivité  au  cultivateur. 
Puiiïe  ce  fage  adminiftrateur  jouir  long-tems  de 
la  douce  facisfa&ion  d’avoir  fait  la  fortune  de 
fes  concitoyens ,  ôc  de  la  gloire  d’avoir  négligé 

kr  0  OO 

tienne. 

Si  la  compagnie  adopte  fes  vues  ,  elle  fuivra 
lefprit  de  fes  fondateurs  ,  qui  ne  faifoient  rien 
au  hazard  ,  &  qui  n’avoient  pas  attendu  les  évé- 
nemens  heureux  dont  nous  avons  rendu  compte, 
pour  s’occuper  du  foin  de  donner  un  centre  à 
leur  pui (Tance.  Ils  avoient  jette  les  yeux  fur  Tille 
de  Java. 

Le  peuple  de  cette  ide  qui  peut  avoir  trois 
cens  lieues  de  tour  >  fe  croyoit  originaire  de  la 
Chine ,  quoiqu’il  n’en  eut  plus  ni  la  religion  , 
ni  les  mœurs.  Un  Mahométifme  fort  fuperfti- 
tieux  en  etoit  le  culte  dominant.  Il  y  avoir  encore 
dans  l’intérieur  du  pays  quelques  idolâtres  ,  & 
c  etoient  les  feuls  hommes  de  l’ifle  qui  ne  fufîenc 
point  parvenus  au  dernier  dégré  de  la  dépra¬ 
vation.  L’ide  autrefois  foumife  à  un  feul  monar¬ 
que  fe  trouvoit  alors  partagée  entre  pluüeurs 
fouverains  qui  etoient  continuellement  en  guer¬ 
re  les  uns  avec  les  autres.  Ces  difcenfions  éter¬ 
nelles  avoient  entretenu  chez  ces  peuples  l’oubli 
des  mœurs  &  lefprit  militaire.  Ennemis  de  l’étran¬ 
ger,  fans  confiance  entr  eux,  on  11e  voyoït  point 
de  nation  qui  parut  mieux  fentir  la  haine.  C’efMa 
que  1  homme  écoic  un  loup  pour  l’homme.  Il 
fembloit  que  l’envie  de  fe  nuire  ,  Sc  non  le  befoin 
de  s  aider ,  les  eut  raffemblés  en  fociété.  Te 
Javanois  n  abordoit  point  Ton  frere  ,  fans  avoir  le 
poignard  à  la  main  ,  toujours  en  état  de  fe 

M4 


î  $4  Hi foire 

défendre  d'an  attentat  qu’il  étoit  toujours  prêt 
a  commettre,  &  qu’il  avoit  toujours  à  craindre. 
Les  grands  avoient  beaucoup  d’elclaves  qu’ils 
achetaient ,  qu’ils  faifoient  à  la  guerre ,  ou  qui 
s’engageoient  pour  dettes.  Ils  les  traitoient  avec 
inhumanité  :  estaient  les  efclaves  qui  cultivoient 
la  terre  ,  &  qui  taifoient  tous  les  travaux  pénibles. 
Le  Javanoxs  mâchoit  du  bétel,  fumoitde  l’opium  , 
vivoit  avec  fes  concubines  ,  combattoic  ou  fe 
rcpoloit.  On  trouvoit  dans  ce  peuple  beaucoup 
d’elprit  ;  mais  il  y  reftoit  peu  de  traces  des 
principes  moreaux.  Il  fembloit  moins  un  peuple 
peu  avancé  ,  qu’une  nation  dégénérée.  C  etoient 
des  hommes  qui  ,  d’un  gouvernement  réglé  , 
étoient  pallés  à  une  efpece  d’anarchie  ,  ëc  qui 
le  iivroient  fans  frein  aux  mouvemens  impétueux 
que  la  nature  donne  dans  ces  climats. 

Un  caraétere  fi  corrompu  ne  changea  rien 
aux  vues  de  la  compagnie  fur  Java.  L’obftacle 
qu’y  pouvoient  mettre  les  Anglois  alors  en  poflef- 
fion  d’une  partie  du  commerce  de  cette  ifle,  fut 
bientôt  levé.  La  foiblefie  de  Jacques  I ,  8c  la  cor¬ 
ruption  de  fon  confeil  rendoient  les  Anglois  11 
timides ,  qu’ils  fe  lailferent  fupplanter  fans  faire 
des  efforts  dignes  de  leur  courase.  Les  naturels 
du  pays  privés  de  cet  appui  le  laifferent  aflervir. 
Ce  fut  l’ouvrage  du  teins  &  de  fa  dre  fie  :  mais  il 
faut  le  dire  ;  la  perfidie ,  la  cruauté  furent  auffî 
les  moyens  qu’ernployerent  les  Hollandois. 

Le  gouvernement  de  Lille  qui  avoir  pour  unique 
bafe  Ses  loix  féodales,  fembloient  appeller  la  dif- 
corde.  On  arma  le  pere  contre  le  fils,  le  fils  contre 
le  pere.  Les  prétentions  du  foibie  contre  le  fort , 
du  fort  contre  le  foibie  ,  furent  appuyées  fui  van  r 
les  circonftances.  Tantôt  on  prenoit  îe  parti  da 
monarque  ,  8e  tantôt  celui  des  v diaux.  Si  quel- 


philofopkique  ô  politique. 
qu'un  montrent  fur  le  trône  des  talens  redouta¬ 
bles  ,  on  lui  fufeitoit  des  concurrens.  Ceux  que 
l'or  ou  les  promefles  ne  féduifoient  pas  étoient 
fubjugués  par  la  crainte.  Chaque  jour  amenoic 
quelque  révolution  ,  toujours  préparée  par  les 
tyrans  ,  &  toujours  à  leur  avantage.  Ils  fe  trouvè¬ 
rent  enfin  les  maîtres  des  portes  importans  del’in- 
téneur ,  ôc  des  forts  bâtis  fur  les  côtes. 

L'exécution  de  ce  plan  d’ufurpation  n’étoit  enco* 
re  qu’ébauchée,  lorsqu’on  établit  à  Java  un  gou¬ 
verneur  qui  eut  un  palais,  des  gardes,  un  exté¬ 
rieur  impofant.  La  compagnie  crut  devoir  s’écarter 
des  principes  d’economie  qu’elle  avoit  fuivis  juf- 
qu’alors.  Elle  étoit  perfuadée  que  les  Portugais 
avoient  tiré  un  grand  avantage  delà  cour  brillante 
que  tenoient  les  vice-rois  de  Goa  ;  qu’on  devoit 
éblouir  les  peuples  de  l’orient  pour  mieux  les 
fubjuguer  ;  Ôc  qu’il  falloir  frapper  l’imagination 
ôc  les  yeux  des  Indiens ,  plus  aifés  à  conduire  par 
les  fens  que  les  habitans  de  nos  climats. 

Les  Hollandois  avoient  une  autre  raifon  pour 
fe  donner  un  air  de  grandeur.  On  les  avoit  peints 
à  PA  fie  comme  des  pirates,  fans  patrie,  fans 
loix  ôc  fans  maître.  Ce  qu’ils  avoient  dit  pour 
faire  tomber  ces  calomnies  n’avoit  pas  réulîî 
dans  des  régions  foumifes  au  defpotifme ,  ôc  qui 
n’a  voient,  ni  ne  pouvoient  fe  former  aucune  idée 
d’un  gouvernement  populaire.  Ils  propoferent  a 
plufieurs  états  voifins  de  Java  d’envoyer  des 
ambafladeur  au  prince  Maurice  d’Orange.  L’e¬ 
xecution  de  ce  projet  leur  procura  le  double 
avantage  d’impofer  aux  Orientaux  ,  ôc  de  flatter 
l’ambition  du  Stadhouder  ,  dont  la  protection 
leur  étoit  néceflaire  pour  les  raifons  que  nous 
allons  dire. 

Lorfqu’on  avoir  accordé  à  la  compagnie  fora 


Hiftoire 

privilège  exclufif ,  on  y  avoit  allez  mal-à-pro¬ 
pos  compris  le  détroit  de  Magellan  ,  qui  ne  devoir 
avoir  nen  de  commun  avec  les  Indes  orientales, 
licite  Lemaire  ,  un  de  ces  négocians  riches  &  en- 
trep:  enans  ,  qu  on  devroit  regarder  par-tout  com¬ 
me  les  bienfaiteurs  de  leur  patrie  ,  forma  le  pro¬ 
jet  de  pénétrer  dans  la  mer  du  fud  par  les  terres; 
auftrales,  piufque  la  feule  voie  connue  alors  pour 
y  arriver  étoit  interdite.  Deux  vaiffeau»  qu’il  ex¬ 
pédia  paflerent  par  un  détroit  qui  depuis  a  porté 
fon  nom  ,  fituc  entre  le  cap  de  Horn  8c  Pille  des 
Etats,  8c  furent  conduits  par  les  événemens  à 
Java.  Ils  y  furent  confifqués  ,  8c  ceux  qui  les  mon¬ 
taient  envoyés  prifonniers  en  Europe. 

Cet  a Ctt  de  tyrannie  révolta  les  efprits  déjà 
prévenus  contre  tous  les  commerces  exclufifs.  Il 
partir  abfurde ,  qu’au  lieu  des  encotiragemens  que 
mentent  ceux  qui  tentent  des  découvertes ,  un 
état  purement  commerçant  mit  des  entraves  à  leur 
induftrie.  Le  monopole  que  l’avarice  des  particu- 
liers  fouffiroit  impatiemment ,  devint  plus  odieux  » 
quand  la  compagnie  donna  plus  d’étendue  qu’el¬ 
les  n  en  dévoient  avoir ,  aux  concédions  qui  lui 
avoient  ete  faites.  On  fentoit  que  Ion  orgueil  &c 
&n  crédit  augmentant  avec  fa  puiflànce  ,  les 
interets  de  la  nation  feroient  facrifiés  dans  la 
fuite  aux  intérêts ,  aux  fantaifies  même  de  ce 
corps  devenu  trop  redoutable.  Il  y  a  de  lap- 
parence  qu  il  auroit  fiiccombe  fous  la  haine  pu¬ 
blique  ,  8c  qu’on  ne  lui  auroit  pas  renouvellé  fon 
privilège  qui  alloit  expirer ,  s’il  n  avoir  été  fou- 
tenu  par  le  prince  Maurice  ,  favorifé  par  les  étacs- 
généraux  ,  8c  encouragé  à  faire  tête  à  l’orage  par 
la  confiftance  que  lui  donnoit  fon  établiflement 
de  Java. 

Quoique  divers  mou ve mens ,  plufiçurs  guerres. 


philofophique  &  politique.  jty 
quelques  confpirations  ayent  troublé  la  tranquil¬ 
lité  de  cette  ifle ,  elle  ne  lai(Te  pas  d’étre  aflu- 
jettie  aux  Hollandois  de  la  maniéré  dont  il  leur 
convient  qu’elle  le  foit. 

Bantam  en  occupe  la  partie  occidentale.  Un 
de  fes  monarques  qui  avoir  remis  la  couronne 
à  fon  fils ,  fut  rappellé  au  trône  par  fon  inquié¬ 
tude  &  par  une  faCtion  puiflante.  Son  parti  pré* 
valut  par  la  protection  que  lui  accordèrent  les 
Hollandois }  mais  il  fe  trouva  hors  d’état  de  payer 
à  fes  protecteurs  les  fournies  immenfcs  auxquel¬ 
les  ils  faifoient  monter  les  fecours  qu’ils  lui 
avoient  fournis  pour  foutenir  la  guerre.  Cette 
impoflibilité  le  força  de  fe  mettre  dans  leur 
dépendance,  en  leur  accordant  un  commerce 
exclufif  dans  fes  états.  Elle  eft  fi  entière,  qu’un 
de  fes  fuccefleurs  fut  envoyé  en  1749  en  exü  i 
Amboine  par  les  intrigues  de  fa  femme  ,  qui 
obtint  du  confeil  de  Batavia  le  fceptre  pour  un 
de  fes  parens  qu’elle  efpéroit  de  gouverner.  Les 
peuples  mécontens  de  cette  difpofition  fe  fou- 
leverent;  mais  on  les  battit.  Pour  achever  cepen¬ 
dant  de  les  calmer  ,  on  éloigna  la  reine  &:  fon 
favori  :  on  plaça  fur  le  trône  un  prince  de  la 
famille  royale  banni  depuis  long-tems  à  Ceylan. 
La  compagnie  maintient  cette  autorité  avec  trois 
cens  foixante-huit  hommes  diftribués  dans  deux 
mauvais  forts ,  dont  l’un  fert  d’habitation  à  fon 
gouverneur ,  &:  l’autre  de  palais  au  roi.  Cet  éta- 
blidement  ne  lui  coûte  que  cinquante  mille  flo¬ 
rins  ,  quelle  rerrouve  fur  les  marchandées  qu’elle 
y  débite.  Elle  a  en  pur  bénéfice  ce  qu’elle  peut 
gagner  fur  trois  millions  pefant  de  poivre  qu’on 
s’eft  obligé  de  lui  livrer  à  douze  florins  feize 
fols  le  cent. 

G  eft  peu  de  chofe5  en  comparaifon  de  ce 


*  ^  ^  Hijîoire 

que  la  compagnie  retire  du  pays  de  Tjàribon  ; 
qu  elle  a  réduit  fans  efforts  ,  fans  intrigue  3c  fans 
depenfe.  A  peine  les  Hollandois  s’étoient-ils  éta¬ 
blis  a  Java,  que  le  fultant  de  cet  état  refïerré  , 
rnais  tres-fertile,  fe  mit  fous  leurprotedion  ,  pour 
éviter  le  joug  d’un  voifm  plus  puifïant  que  lui.  II 
leur  livre  annuellement  mille  laft  de  ris  à  trente- 
huit  florins  huit  fols  le  laft  :  chaque  laft  pefe  trois 
mille  trois  cens  livres  *  un  million  pefant  de  lucre  , 
dont  le  plus  beau  eft  paye  flx  florins  quatorze  fols 
<Sc  demi  le  cent  :  un  million  deux  cens  mille 
livres  de  caffe  a  deux  fols  la  livre  :  cent  quintaux 
de  poivre  à  deux  fols  un  tiers  la  livre  ;  cette  cul¬ 
ture  ne  fait  que  de  naître  :  trente  mille  livres 
de  fil  de  coton ,  dont  le  plus  beau  n’eft  payé  que 
quatorze  fols  la  livre  :  fix  cens  mille  livres  d’are- 
que  a  üx  florins  le  cent*  Quelques  injuftes  que 
foient  ces  prix  ,  ils  n’ont  jamais  mis  les  armes  à 
la  main  du  peuple  de  Tjeribon,  le  plus  doux, 
le  plus  civilifé  de  rifle.  Cent  Européens  fuffifent 
pour  le  tenir  dans  les  fers.  La  dépenfe  de  cet 
établiflement  ne  monte  pas  au  deflus  de  vingt 
mille  cinq  cens  florins  qu’on  gagne  fur  les  toiles 
qu’on  y  porte. 

Il  eft  plus  difficile  de  maintenir  dans  la  dépen¬ 
dance  l’empire  de  Mataran  ou  de  Java,  qui  don¬ 
nait  autrefois  des  loix  à  toute  Me.  On  cher- 
ehoit  les  moyens  de  l’aflervir  %  lorfque  la  mort 
de  fon  fouverain  excita  l’ambition  de  plufieurs 
concurrens.  La  compagnie  favorifa  le  plus  inca¬ 
pable  :  elle  le  plaça  fur  le  trône  :  elle  choifït  le 
lieu  où  il  devoit  fixer  fa  cour,  3c  s’aflura  de  lui 
par  une  citadelle  ,  par  une  garde  qui  n’avoit  de 
fondion  apparente  que  celle  de  veiller  à  fa  confer- 
vation.  Après  toutes  ces  précautions ,  elle  fe  fit 
un  art  de  l’endormir  dans  le  fein  des  voluptés 


philof ophique  &  politique . 

4'amiifer  ion  avance  par  des  prélens ,  de  flatter 
fa  vanité  par  des  ambalïades  éclatantes.  Depuis 
cette  époque >  le  prince  de  fes  iuccefleurs  ,  aux¬ 
quels  on  a  donné  une  éducation  convenable  au 
rôle  qu’ils  doivent  jouer,  n  ont  été  que  les  vils 
inftrumens  du  delpotiime  de  la  compagnie.  Elle 
n’a  befoin  pour  le  foutenir  que  de  trois  cens  cava¬ 
liers  de  de  quatre  cens  foldats  ,  dont  l’entretient , 


avec  celui  des  employés ,  coûte  trois  cens  quatre- 
vingt  mille  florins. 

On  eft  bien  dédommagé  de  cette  dépenfe  par 
les  avantages  qu’elle  allure.  Les  ports  de  cet  étar 
font  devenus  les  chantiers  où  Ton  conftruit  tous 
les  petits  bâtimens  ,  toutes  les  chaloupes  que  la 
navigation  de  la  compagnie  occupe.  Elle  y  trouve 
toutes  les  boiferies  néceflaires  pour  fes  diftérens 
établiflemens  de  l’Inde  ,  de  pour  une  partie  des 
colonies  étrangères.  Elle  y  charge  encore  les  pro¬ 
ductions  que  le  royaume  s'efl:  obligé  à  lui  livrer  , 
c  eft-a-dire ,  cinq  mille  laft  de  ris  à  vingt- quatre 
florins  le  laft  j  tout  le  fel  qu’elle  demande  à  qua¬ 
torze  florins  huit  fols  le  laft  ;  cent  mille  livres  de 
poivre  à  neuf  florins  douze  fols  le  cent  ;  tout 
l’indigo  qu’on  cueille  à  un  florin  &  demi  la  livre  j 
le  cadjang  dont  fes  vailleaux  ont  befoin  à  trente- 
huit  florins  huit  fols  le  laft  j  le  fllde  coton  depuis 
fix  jufqu  a  quinze  fols  la  livre  ,  fuivant  fa  qualité  j 
le  peu  qu  on  y  cultive  de  cardamome  à  un  prix 
honteux.  r 


L  îfle  de  Madure  qui  n’eft  leparée  des  ports  du 
Mataran  que  par  un  canal  étroit  y  eft  forcée  par 
une  garnifon  de  quinze  hommes  d’y  livrer  fou 
ris  a  un  prix  très-foible.  Elle  éprouve  ainfi  que 
les  autres  peuples  de  Java  une  vexation  plusodieufe 
encore.  Les  commis  de  la  compagnie  fe  fervent 
4e  fauffes  mefures3  qui  grolliflent  la  quantité  de 


if  o  Hifîoire 

denrées  qu’on  doit  fournir.  Cette  infidélité  dont 
ils  profitent  feuls  ,  n'a  pas  été  punie  ,  8c  rien  ne 
fait  efpérer  qu’elle  puitle  l’être  un  jour.  Il  n’y  a 
dans  Tille  de  Java  que  le  pays  de  Balambourgqui 
ne  foit  pas  expofé  à  ces  iniquités.  Les  Hoilan- 
dois  qui  l’ont  dédaigné  parce  qu’il  ne  fournifioit 
point  d’objet  de  commerce,  n’y  ont  formé  au¬ 
cune  liaifon. 

Du  refte  ,  la  compagnie  contente  d’avoir  dimi¬ 
nué  l’inquiétude  des  Javanois  ,  en  fappant  peu- 
à-peu  les  mauvaifes  loix  qui  Tentreterioient ,  de 
lès  avoir  forcés  à  quelque  agriculture  ,  de  s’être 
aüiiré  d’un  commerce  entièrement  exclufif,  n’a 
pas  cherché  à  acquérir  des  propriétés  dans  l’ifle. 
Tout  fon  domaine  fe  réduit  au  petit  royaume  de 
Jacatra.  Les  horreurs  qui  accompagnèrent  la  con¬ 
quête  qu’en  firent  les  Hollandois ,  8c  la  tyrannie 
qui  la  fui  vit  en  firent  un  défert.  Il  refta  inculte.  Les 
deux  derniers  généraux  Jmohff  8c  Mo  (Tel  frappés 
de  ce  défordre ,  ont  cherché  à  y  remédier.  Pour 
y  réufiir ,  ils  ont  vendu  à  des  Chinois ,  à  des 
Européens,  pour  un  prix  léger,  les  terres  que 
l’oppreflion  avoir  mifes  dans  les  mains  du  gou¬ 
vernement.  Cet  arrangement  n’a  pas  produit  tout 
le  bien  qu’on  s’en  étoit  promis.  Les  nouveaux 
propriétaires  n’ont  guere  hazardé  fur  leurs  habi¬ 
tations  que  des  troupeaux,  dont  ils  trouvent  un 
débit  facile  ,  sûr  8c  avanrageux.  On  fe  feroit  li¬ 
vré  a  la  culture ,  qui  demande  plus  de  foins , 
d’avances  8c  de  bras ,  fi  la  compagnie  n’exigeoit 
pas  qu’on  lui  livre  les  denrées  aux  mêmes  prix 
qu’elle  les  paye  dans  le  refte  de  Tifle.  Dans  le 
tems  ou  nous  écrivons ,  toute  la  population  fe  ré¬ 
duit  à  cent  cinquante  mille  efclaves  diriges  par 
un  petit  nombre  d’hommes  libres.  Leurs  fueurs 
fournirent  deux  millions  pefant  de  cafté ,  cenr 


philofophique  ô  politique.  i  y  j 
cinquante  mille  livres  de  poivre,  vingt-cinq  mille 
livres  de  coton ,  dix  mille  livres  d’indigo  ,  dix 
millions  de  fucre  ,  &  fix  mille  leggers  d’areque. 
Les  deux  derniers  objets  ont  été  poulies  avec  plus 
de  vivacité  que  les  autres ,  parce  que  les  parti¬ 
culiers  pouvant  les  acheter  &  les  exporter ,  les 
payent  vingt  pour  cent  plus  cher  que  la  compa¬ 
gnie. 

Ces  produits ,  ainli  que  tous  ceux  de  Java  , 
font  portés  à  Batavia  ,  bâtie  fur  les  ruines  de  l’an¬ 
cienne  capitale  de  Jacatra. 

Une  ville  qui  devenoit  un  entrepôt  fi  confi- 
dérable  a  dû  s’embellir  fuccellivement.  Elle  eft 
bien  bâtie.  Les  maifons  ,  fans  être  magnifiques, 
font  agréables  ,  commodes  &  bien  meublées.  Ses 
rues  font  larges ,  tirées  au  cordeau  ,  bordées  de 
grands  arbres ,  percées  de  canaux  ,  &  toujours 
propres ,  quoique  la  crainte  d'augmenter  la  cha¬ 
leur  par  la  réverbération  ait  fait  prendre  le  parti 
de  ne  les  point  paver.  Tous  les  édifices  publics  ont 
de  la  grandeur  •  &  la  plupart  des  voyageurs  re¬ 
gardent  Batavia  comme  une  des  plus  belles  villes 
du  monde. 

La  population ,  en  y  comprenant  celle  des  faux- 
bourgs  &  de  la  banlieue  ,  ne  pâlie  pas  cent  mille 
âmes.  Les  elclaves  en  forment  la  plus  grande  par¬ 
tie.  On  y  voit  aufii  des  Malais ,  des& Javanois  , 
des  Macafiars  iibres,  allez  parefieux  ,  &  des  Chi¬ 
nois  qui  exercent  prefque  exclufivement  tous  les 
métiers  ,  &  conduisent  tontes  les  manufaéf ures. 
Il  peut  y  avoir  dix  mille  Européens.  Quatre  mille 
d  entr  eux  nés  dans  1  Inde  ont  dégénéré  à  un  point 
qu’on  a  pente  à  croire.  Cette  étrange  dégrada¬ 
tion  peuc  erre  attribuée  à  l’ulage  généralement 
reçu  ,  d  abandonner  leur  éducation  à  des  efclaves. 

La  corruption  de  Batavia  a  été  exagérée.  Les 


ï  9  2.  Histoire 

moeurs  n’y  font  pas  plus  libres  que  dans  Us  autres 
établiflemens  que  nous  avons  formés  en  Afie.  On 
y  boit  à  la  vérité  beaucoup  :  mais  le  nœud  du  ma¬ 
riage  y  eft  fort  refpe&é.  11  n  y  a  que  des  hommes 
fans  engagement  qui  fe  permettent  d’avoir  des 
concubines  ,  le  plus  fouvent  efclaves.  Les  prêtres 
avoient  cherché  à  rompre  le  cours  de  ces  liaifons 
toujours  obfcures ,  en  refufant  de  baptifer  les 
enfans  qui  leur  dévoient  le  jour  :  ils  font  devenus 
plus  traitables  ,  depuis  qu’un  charpentier  de  la 
compagnie  qui  vouloir  que  fon  fils  eut  une  reli¬ 
gion  5  fe  mit  en  difpofition  de  le  faire  circoncire. 

Le  luxe  a  fait  plus  de  réfiftance  encore  que 
le  concubinage.  Les  femmes  qui  ont  toutes  l’am¬ 
bition  de  fe  diftinguer  par  la  nchefîe  des  habits  , 
par  la  magnificence  des  équipages  ,  pouffent  à 
l’excès  ce  goût  pour  1  éclat  8c  pour  le  faite.  Elles 
ne  fortent  jamais  qu’avec  un  cortege  nombreux 
d  efclaves  >  traînées  dans  des  chars  magnifiques  5 
ou  portées  dans  des  fuperbes  palanquins.  Leurs 
xobes  font  d’un  riffu  d’or  ou  d’argent ,  ou  de  beaux 
fatins  de  la  Chine ,  avec  des  roieaux  d’or  pour 
bordure.  Leur  tête  eft  chargée  de  perles  ,  de  dia- 
mans  8c  d’autres  pierres  précieufes.  Le  gouverne¬ 
ment  voulut  en  1758  modérer  ces  profufions  > 
en  proportionnant  l’état  au  grade.  Ses  réglemens 
furent  reçus  avec  mépris  :  ou  on  les  éluda,  ouonfe 
fournit  à  une  amende ,  8c  il  ne  fe  fit  aucun  change¬ 
ment.  C’eût  été  en  effet  une  étrange  Angularité  5 
que  l’ufage  des  pierreries  fût  devenu  étranger  au 
pays  même  où  elles  naiffent ,  <5c  que  les  Hol« 
îandois  euffent  réulîî  à  régler  aux  Indes  un  luxe 
qu’ils  en  apportent  pour  le  répandre ,  ou  pour  l’aug¬ 
menter  dans  route  l’Europe. 

La  chaleur  qui  devoir  être  naturellement  excef- 
fiVQ  à  Batavia  ?  y  eft  tempérée  par  un  vent  de 

mer 


t 


ptiilofopfiiqiié  &  politique.  1 

tner  fort  agréable  ,  qui  s’élève  tous  les  jours  à 
dix  heures,  8c  qui  dure  jufqu’à  quatre.  Les  nuits 
iont  rafraîchies  par  des  vents  de  terre,  qui  tombent 
à  l’aurore.  Peut-être  les  vapeurs  d’un  fol  maréca¬ 
geux  y  peuvent-elles  altérer  la  falubrité  d  un  ciel 
pur  &  ferain.  On  n’y  voit  pas  cependant  beau¬ 
coup  de  maladies.  La  mortalité  qui  régné  parmi 
les  foldats  8c  les  matelots  doit  être  plutôt  attri¬ 
buée  à  la  débauche  ,  à  la  mauvaife  nourriture  8c 
à  la  fatigue  ,  qu’aux  intempéries  du  climat. 

Rien  n’eft  plus  agréable  que  les  environs  de  \& 
ville,  à7  une  ou  deux  lieues.  La  campagne  y  efk 
couverte  de  maifons  riantes,  de  bofquets'qui  don¬ 
nent  un  ombrage  délicieux  ,  des  jardins  fort  ofnés 
&  de  très* bon  goût.  Il  eft  du  bon  air  d’v  vivre 
toute  l’année  ;  8c  les  gens  en  place  ne  vont  à.  Bata¬ 
via  que  pour  les  affaires  du  gouvernement.  Ces 
retraites  charmantes  dévoient  autrefois  leur  tran¬ 
quillité  à  des  forts  placés  de  diftance  en  diftance, 
pour  arrêter  lescourfes  des  Javanois.  Depuis  que 
ces  peuples  ont  contradé  l’habitude  de  fefdava- 
ge  ces  efpeces  de  redoutes  ne  fervent  que  de 
quartier  de  ra  frai  chiffe  ment  aux  recrues  qui  arri¬ 
vent  fatiguées  par  un  long  voyage*, 

Batavia  eft  fituée  dans  l’enfoncement  d’une 
baye  profonde  ,  couverte  par  plufieurs  ifles  de 
grandeur  médiocre  ,  qui  rompent  l’agitation  de 
k  mer.  Ce  n’eft  proprement  qu’une  rade  ;  mais 
on  y  eft  en  sûreté  par  tous  les  vents  &  dans  toutes 
les  faifons  y  comme  dans  le  meilleur  port.  Le  feul 
inconvénient  qu’on  éprouve  y  c’eft  la  difficulté 
d  aller  dans  les  gros  tems  à  bord  des  vaiffeanx 
obligés  de  mouiller  à  une  affez  grande  diftance. 
Les  batimens  reçoivent  les  réparations  dont  ils 
ont  befoin  dans  la  petite  ifle  Donruft  ,  qui  ,. 
qMoiqu’éloignée  de  deux  lieues  &  demie,  eft  une 
Tome  L  jq. 


î  94  H i  fi  o  Ire 

de  celles  qui  contribuent  le  plus  â  la  bonté  de  îa 
rade.  C’eft  un  excellent  chantier,  bien  fortifié  , 
qui  n’eft  jamais  lans  trois  ou  quatre  cens  char¬ 
pentiers  Européens,  8c  où  la  facilité  des  charge- 
mens  a  fait  former  les  magafins  des  groffes  mar¬ 
chandées  qu’on  deftinc  à  être  exportées.  Une  ri¬ 
vière  affez  conlidérable  qui,  après  avoir  fertilifé 
le  s  terres  &  embelli  Batavia  ,  le  jette  dans  la  mer  , 
fert  à  la  communication  des  vaiffeaux  avec  la  ville, 
&  de  la  ville  avec  les  vaiffeaux.  Les  Allégés  qui 
formoient  autrefois  cette  liaifon ,  pouvoient  tirer 
environ  douze  pieds  d’eau  :  elles  font  réduites  à  la 
moitié.  Des  fables  8c  des  immondices  ont  formé 
un  banc  qu’on  ne  peut  pas  laiffer  accroître  fans  fe 
jetterdans  des  embarras ,  dans  des  dépendes  fort 
conlidérablcs.  L’importance  de  Batavia,  ce  chef- 
lieu  des  colonies  Hollandoifes,  mérite  bien  qu’on 
s’occupe  férieufement  de  tout  ce  qui  peut  foutenir 
l’éclat  8c  l’utilité  de  fa  rade.  Elle  eft  la  plus  con- 
fidérable  de  l’Inde. 

On  y  voit  aborder  tous  les  vaiffeaux  que  la 
compagnie  expédie  d’Europe  pour  l’Afie  ,  &  à 
l’exception  de  ce  qui  part  directement  de  Bengale 
8c  de  Ceylan  ;  ils  s’y  chargent  en  retour  de  tous 
les  objets  qui  forment  ces  riches  ventes  qui  nous 
caufent  tant  de  furprife  8c  d’admiration. 

Les  expéditions  pour  les  différentes  échelles 
de  l’Inde  ne  font  guère  moins  confîdérables ,  le 
font  peut-être  davantage.  On  y  emploie  les  bâti- 
mens  Européens  durant  le  féjour  force  qu’ils  font 
réduits  à  faire  dans  ces  mers  éloignées. 

Cette  double  navigation  a  pour  bafe  celle  qui 
lie  tous  les  établiffemens  Holîandois  avec  Bata¬ 
via.  Ceux  de  l’effc ,  à  raifon  de  leur  fituatiojn^ 
de  la  nature  de  leurs  denrées  &  de  leurs  befoins , 
y  entretiennent  des  lifffons  plus  vives  que  les  au- 


,  i  , .  &  politique.  îf)ç 

très.  Il  faut  à  tous  des  paffèports.  Les  bâtimens 
particuliers  qui  régligeroient  cette  précaution 

imaginée  pour  empêcher  les  verfcmens  f.muiu  leux, 

feroient  failis  par  des  chaloupes  quirroifent  con¬ 
tinuellement  dans  ces  parages.  Lorfqu’üs  font 
arrivés  a  leur  deftination  ,  ils  livrent  à  la  com¬ 
pagnie  celles  de  leurs  productions  dont  elle  s’cft 
réfeivéle  commerce  exclufif,  &  vendent  les  autres 
a  qui  bon  leur  femble.  La  traite  des  cfclaves  for¬ 
me  une  des  branches  principales  de  ce  dernier 
commerce  :  on  en  porte  au  moins  ftx  mille  tous  les 
ans  des  deux  lexes  a  Batavia,  defîincs  au  iervice 
domeftique ,  au  travail  des  terres,  des  manufac¬ 
tures,  &  à  partager  la  couchedcs  Chinois. qui  ne 
peuvent  ni  amener,  ni  faire  venir  aucune  femme 
de  leur  patrie. 

Ces  importations  font  groffies  annuellement 
par  celles  d’une  douzaine  de  jonques  Chinoifes 
parties d’Aymuy,  de  Limpo  &  de  Canton.  Leur 
■charge  peut  valoir  un  million  &  demi  de  florins; 
eile  conflüe  en  porcelaines,  en  étoffe  de  foie  & 
de  coton  qui  fe  confomment  à  Batavia  &  dans 
les  autres  colonies  Hollandoifes  ;  en  foies  écru-s 
que  la  compagnie  acheté,  fi  elles  forment  un  objet 
un  peu  confidérable  :  lorfqu’il  y  en  a  peu  ,  elLs 
font  vendues  a  ceux  qui  veulent'les  faire  palfer  à 
Macaffar,  a  Sumatra ,  où  on  en  fait  des  pagnes 
pour  les  grands  :  en  thé,  dont  la  compagnie  fe 
chargeoit  autrefois ,  mais  qui  eft  abandonné  au- 
jOUid ,  Particuliers  ;  ils  l’en vovent  en  Fmo- 

pe,  ou  il  eft  vendu  par  la  compagnie  ,  qui  retient 
quaiante  pour  cent  pour  fon  droit  de  fret  :  ce 

tneett  communément  mauvais,  &  de  la  derniers 

quinte ,  en  camphre  :  le  camphre  eft  une  fubftance 

olanche  tramparente,  volatile,  irvflamraabl. 
d  un  goût  amer  &  piquant  ;  " 


A 


.  ^ 


te  pa r o  1 1  co m p  oi.ee 
*  ~  z 


N 


i$6  Hiftoîre 

d’une  terre  fort  fubtile  ,  &  cîe  fort  peu  d’eaux 
celui  qu’on  tire  de  Bornéo  &  de  Sumatra  eft  une 
gomme  que  jette  le  vieux  camphrier ,  dans  ccs 
deux  iiles  feulement.  Il  eft  fi  rare  &  fi  cher , 
que  les  Chinois  &  les  Japonais  qui  le  regardent 
comme  le  premier  des  rcmedes,  rachètent  jufqu’à 
quatre  cens  florins  la  livre.  Le  camphre  que  les 
Chinois  portent  à  Batavia  eft  tiré  des  racines  de 
l’arbre  qu’on  a  fait  bouillir  dans  l’eau  :  les  Gen¬ 
tils  s’en  fervent  dans  toute  h  A  fie  pour  les  feux 
d’artifices  qui  y  font  communs;  &  les  Maho- 
inctans  le  mettent  dans  la  bouche  de  leurs  morts 
lorfqu’ils  les  enterrent  :  on  en  transporte  en  Hol¬ 
lande  ,  le  fcul  pays  de  l’univers  où  jufqu’ici  on 
ait  fu  le  rafiner  :  il  fe  re'nand  delà  dans  toute 
l’Europe  ,  où  il  eft  employé  quelquefois  dans  la 
médecine  ,  &  très- fréquemment  dans  la  chirur¬ 
gie  :  mêlé  avec  de  l’effence  de  mirrhe  8c  d’aloès, 
il  eft  excellent  pour  arrêter  le  progrès  de  la  can- 
grene,  la  carie  des  os,  ou  pour  déterger  les  plaies. 

Les  longues  qui ,  indépendamment  des  objets 
dont  on  a  parlé,  portent  deux  mille  Chinois 
amenés  régulièrement  à  Java  par  l’efpérance  d’y 
faire  fortune  ,  s’en  retournent  avec  des  nerfs  de 
cerfs ,  &  des  nageoires  de  requin  ,  dont  on  fait 
un  mets  très-déheat  à  la  Chine.  Elle  reçoit  de 
plus  à  Batavia  du  tripam ,  dont  elle  prend  tous 
les  ans  deux  mille  picles.  Chaque  picle  qui  pefe 
cent  vingt -cinq  livres  ,  fe  vend  de  fix  à  vingt 
florins  ,  fuivant  fa  qualité.  Le  tripam  eft  une 
cfpece  de  champignon  qui  a  la  forme  d’un  cer- 
velat.  Sa  rondeur  &  fa  noirceur  décident  de  fa 
perfection.  Il  ne  croit  qu’à  deux  pied  de  la  mer 
fur  les  roches  ftériles  des  ifles  de  l’Eft  &  de  la 
Cochinchine,  d’où  il  eft  porté  à  Batavia  avec  ces 
nids  fi  renommés  dans  tout  l’orient  qu’on  trouve 


philofophîque  &  politique.  i  p7 

3ans  les  mêmes  lieux.  Le  picle  de  cette  derniere 
marchandée  fe  vend  de  fept  à  quatorze  cens  flo¬ 
rins;  &  les  Chinois  en  emportent  mille  picles.  Ces 
nids ,  de  figure  ovale ,  d’un  pouce  de  profondeur „ 
de  trois  pouces  détour,  &  du  poids  d’environ  une 
demi-once  ,  font  l’ouvrage  d’une  efpece  d’hiron¬ 
delle  ,  qui  a  la  tête  ,  la  poitrine,  les  aîles  d’un 
beau  bleu  ,  &  le  corps  d  un  blanc  de  lait.  Elles  les 
compofe  de  fiay  de  poifTon  ,  ou  d’une  écume 
gluante  que  1  agitation  de  la  mer  fo~me  autour 
des  rochers  ^auxquels  elles  les  attache  par  le  bas 
de  par  le  cote.  .Afîaifonnes  de  fel  8c  d’epiceries, 
c’eft  une  gelée  nourriiïante  ,  faine  6e  délicieufe 
qui  fait  le  plus  grand  luxe  de  la  table  des  orien¬ 
taux  Mahométans.  Leur  délicateffe  dépend  de  leur 
blancheur.  Les  oifeaux  ne  font  pas  bons  ;  8c  on  fe 
garde  bien  de  fe  priver  du  fruit  de  leur  induftrie , 
en  les  prenant,  ouenlesfaifantpérir.  Les  Chinois 
emportent  auflî  du  câlin  Ôc  du  poivre  ,  quoique 
la  compagnie  s’en  foit  réfervé  l’exportation.  Ses 
principaux  agens  jugent  pour  leur  avantage,  que 
cette  extraction  n  eft  nullement  nuifible  au  corps 
qui  leur  a  confié  fes  intérêts. 

Le  trafic  des  Chinois  à  Batavia  leur  vaut , 
putre  les  marchandifes  qu’ils  en  exportent ,  une 
folde  en  argent.  Cette  richeffe  eft  groflle  par  les 
femmes  confidérables  que  les  Chinois  établis  à 
Java  font  paffer  à  leurs  familles ,  &  par  celles 
qu  emportent  avec  eux  ceux  qui,  contcns  de 
leur  fortune,  s’en  retournent  dans  leur  patrie 
qu  ils  perdent  rarement  de  vue. 

Les  Européens  ne  lent  pas  aufil  bien  traités  à 
Batavia  que  les  Chinois.  On  n’y  reçoit  comme 
negocian s  que  les  Efpagnols.  Ils  viennent  de  Ma¬ 
nille  avec  de  1  or,  qui  eït  une  production  de  l’ifle 

A  A  t  T  A  A  /  1  .  1  *  t  1  .-v  1  ./-a 


meme 


avec  de  la  cochenille  8c  des  piaft 

N 


res  an-*. 

JL 


2 

y 


portées  du  Mexique.  Ils  reçoivent  en  échange 
des  toiles  pour  eux  &  pour  Accapulco ,  de  la 
cannelle,  dont  biffage  du  chocolat  qui  efl:  généra! 
dans  le  nouveau  monde  ,  a  extrêmement  étendu 


la  confommation.  Depuis  que  les  Anglois  <3 c  les 
François  ont  pris  la  route  des  Philippines  ,  la 
première  branche  de  ce  commerce  eft  fort  tom¬ 
bée  :  la  derniere  a  fouffert  de  l’altération  en  175*9. 
Jurqu’alors  on  avoit  livré  aux  Efpagnols  la  can¬ 
nelle  à  un  prix  allez  modère  :  à  cette  époque  ,  on 
voulut  la  leur  vendre  îe  prix  qu’elle  valoit  en 
Europe,  Cette  nouveauté  mit  de  la  froideur  entre 
les  deux  colonies.  Les  fuites  de  cette  brouillerie 
ne  nous  font  pas  connues. 

Ce  que  nous  favons ,  c’èft  que  les  F rançois  ne 
vont  guere  à  Batavia  que  pendant  la  guerre.  Ils 
y  prennent  duris  fk  de  l’arrak  pour  leurs  vaifféaux, 
pour  leurs  établiffemens,  qu’ils  payent  avec  de  l’ar¬ 
gent  ,  ou  en  lettres  de  change. 

Les  Anglois  s’y  montrent  davantage.  Tous 
ceux  de  leurs  va i fléaux  qui  vont  d’Europe  en 
Chine,  y  relâchent,  fous  prétexte  de  renouvelîer 
leur  eau,  mais  en  effet,  pour  fc  défaire  de  leur 
pacotille  ,  qu’ils  ne  vendaient  pas  au  terme  de 
leur  voyage  Elle  cil  compofée  de  draps ,  de  quin- 
quaillerie  ,  de  miroirs ,  d’armes ,  de  vin  de  Made- 
re  „  d’huile  de  Portugal,  &  de  beaucoup  d’autres 
choies  qiffls  donnent  à  bien  meilleur  marché  que 


la  compagnie.  Ils  en  tirent  quatre  ou  cinq  cens 
mille  florins,  qu’ils  emploient  à  la  chine  à  fê¬ 
lai  re  une  nouvelle  pacotille.  Ils  préféroient  d’être 
payés  avec  du  poivre  &  du  câlin,  fur  le  (quels  ils 
feraient  encore  un  bénéfice  ;  mais  les  adminiftra- 


teurs  rfofent  fe  permettre  cette  infidélité ,  qui  fe¬ 
rait  du  bruit.  D’ailleurs  ,  les  Chinois  qui  tiennent 
n  ferme  les  douanes  de  Batavia  nefavoriferôient 


« 


pfiilofophique  &  politique.  *cr} 

pas  volontiers  une  contrebande,  dont  eux-mêmes 
&  les  navigateurs  de  leur  nation  tirent  de  fi  grands 


avantages. 

Outres  les  vaiffeaux  d’Europe ü,  on  voit  tous  les 
ans  à  Batavia  trois  ou  quatre  bâtimens  Anglois 
expédiés  de  différentes  parties  de  l’Inde.  Ils  ont 
tenté  d’y  vendre  de  l’opium  &  des  toiles  ;  mais 
ils  ont  été  obligés  de  renoncer  à  une  importation 
trop  contrarié  par  les  intérêts  particuliers  pour 
être  foufterte.  Leur  commerce  fe  borne  à  acheter 
du  fucre  ,  qu’ils  répandent  par-tout ,  &  de  l’arrak , 
dont  il  fe  fait  une  confommation  irnmenfe  dans 
leurs  colonies.  L’arrak  eft  une  eau-de-vie  faite 
avec  du  ris,  du  firop  ,  du  fucre  &  du  vin  de 
cocotier  ,  qu’on  laifïe  fermenter  enfemble ,  & 
qu’enfuite  on  diflile.  c’eft  une  des  branches  de 
commerce  que  l’induftrie  des  Hollandois  a  enlevé 
à  la  pareffe  des  Portugais.  La  manufacture  del’ar- 
rak  établie  originairement  à  Goa  ,  a  paffë  en 
grande  partie  à  Batavia. 

Cette  ville  leve  fur  toutes  les  marchandises 
qu’ellelaifîe  entrer  ou  fortir  un  droit  de  cinq  pour 
cent.  Le  produit  de  la  douane  eft  affermé  huit  cens 
Joixante-quatre  mille  florins.  Il  ne  faudroit  pas 
-juger  de  l’étendue  du  commerce  par  cette  réglé  , 
qui  pourtant  eft  conftamment  la  plus  sure/ Les 
gens  en  place  ne  paye  que  ce  qu’ils  jugent  à 
propos  ;  &  la  compagnie  ne  paye  rien  ,  parce 
qu’elle  fe  payerait  à  elle-même.  Quoiqu’elle  foie 
I\  comme  ailleurs  le  plus  grand  négociant  de  rifle  , 
le  gain  quseUe  fait  fur  les  productions  propres  à 
Batavia  n’en  couvre  pas  les  dépenfes ,  qui  mon  ¬ 
tent  à  trois  millions  de  florins. 


C’eft  fans  doute  trop,  quoique  la  ville  foit  le 
fejour  a  un  confeil  qui  donne  des  loix  à  tous  les 
mbiiiïemens  de  l’Inde  5  qui  en  dirige  toutes  les 


Hïftoîre 

•affaires.  Il  eft  compofé  du  général  ,  du  directeur- 
général,  de  cinq  confeillecs  ordinaires ,  &  d’au 
-petit  nombre  de  confcillers  extraordinaires,  qui 
xi  ont  point  de  voix  ,  mais  qui  remplacent  les 
confeillers  ordinaires  morts,  jufqu’à  ce  qu’il  en 
fait  autrement  ordonné. 

C’eft  la  direction  d’Europe  qui  nomme  à  ces 
places.  Quiconque  a  de  l’argent  eft  parent  ou 
protégé  du  général,  y  peut  arriver.  Lorfque  le  gé¬ 
néral  meurt,  le  diredeur  6c  les  confeillers  ordi¬ 
naires  lai  donnent  provifoirement  un  fuccefleur 
cjui  ne  manque  guere  d’être  confirmé.  S’il  ne 
l’étoit  pas,  il  n’entreroit  plus  au  confeil;  mais  il 
jouiroit  de  tous  les  honneurs  qu’on  accorde  aux 
généraux  retirés.. 

Le  général  rapporte  au  confeil  toutes  les  affai¬ 
res  de  l’ifie  de  Java  ,  3c  chaque  confeiller  celles  de 
ïa  province  des  Indes  qui  lui  eft  confiée.  Le  direc¬ 
teur  a  l’infpeétion  de  la  caiffe  &  des  maga¬ 
sins  de  Batavia  qui  verfent  dans  tous  les  autres 
établiiTemens.  Tous  les  achats,  toutes  les  ventes 
font  de  Ton  reffort.  Sa  fignature  eft  indiipenfabic 
4a ns  toutes  les  opérations  du  commerce. 

Quoique  tout  doive  fe  décider  dans  le  confeil 
à  la  pluralité  des  voix  ,  il  eft  rare  que  le  général 
n’y  foit  pas  abfolu.  Il  doit  cette  autorité  à  la  pré¬ 
caution  qu’il  prend  de  n’y  faire  entrer  que  des 
gens  médiocres,  &  à  l’intérêt  qu’ils  ont  de  lui 
plaire  pour  l’avancement  de  leur  fortune  3c  de 
leur  créatures.  Si  dans  quelque  occafion  il  éprou- 
•voit  une  réfiftance  qu’il  lui  déplut  trop  ,  il  fer  oit 
le  maître  de  £uivr.e  ion  avis*  en  fc  chargeant  de 
l’événement. 

Le  général  comme  tous  les  autres  n’eft  mis  m 
place  que  pour  cinq  ans.  Communément  il  y 
jette  toute  fa  vie.  On  en  a  yu  autrefois  oui  abdi? 


philofophique  &  politique.  zot 

quoientks  affaires  pour -couler  à  Batavia  des  jours 
paifibles;  mais  les  dégoût  que  leur donnoient  leurs 
fuccefleurs  ont  fait  réfoudre  les  derniers  généraux 
à  mourir  dans  leur  porte.  Ils  font  la  plupart  trop 
âgés  pour  pafler  en  Europe,  où  ils  languiroient 
/d’ailleurs  dans  une  obfcurité  qui  les  blefferoit- 
Autrefois  ils  avoient  une  grande  repréfentation. 
Le  général  Jmhofï  la  fupprima  comme  inutile& 
embarrafTante,  .Quoique  tous  les  ordres  puiflent 
ipifpirer  à  cette  dignité  ,  aucun  militaire  n’y  eft 
jamais  parvenu ,  &  on  n’y  a  vu  que  peu  de  gens 
de  loi.  Elle  eft  toujours  remplie  par  des  mar¬ 
chands  ,  parce  que  l’efprit  de  la  compagnie  eft  pu¬ 
rement  mercantile.  Ceux  qui  font  nés  dans  l’Inde 
ont  rarement  allez  d’intrigue  ou  de  talent  pour  y 
arriver.  Le  général  aétuel  n’eft  pourtant  jamais 
venu  en  Europe. 

Les  appointemensde  ce  premier  officier  font 
médiocres.  Il  n’a  que  mille  florins  par  mois ,  de 
une  fubfiftance  égale  à  fa  paye.  La  liberté  qu’il  a 
.de  prendre  dans  les  magafins  tout  ce  qu’il  veut 
au  prix  coûtant,  &  celle  qu’il  fe  donne  de  faire 
je  commerce  qu’il  lui  convient ,  font  la  meffire 
de  fa  fortune.  Celle  des  eonfeillers  eft  aufti  tou¬ 
jours  fort  confidérable  ,  quoique  la  compagnie  ne 
leur  donne  que  deux  cens  florins  par  mois  ,  Sc 
des  denrées  pour  une  pareille  fomme. 

Le  confeilne  s’affemble  que  deux  fois  la  femai- 
•ne  ,  à  moins  que  des  événemens  extraordinaires 
n  exigent  un  travail  plus  fuivi.  Il  donne  tous  les 
emplois  civils  &  militaires  de  l’Inde ,  excepté  ceux 
d’écrivain  &  de  fergent  qu’on  a  cru  pouvoir  aban¬ 
donner  fans  inconvénient  aux  gouverneurs  parti- 
Jiers.  Tout  homme  qui  eft  élevé  à  quelque  porte , 
eft  oblige  de  jurer  qu’il  n’a  rien  promis  ni  rien 
4pnné  pour  obtenir  la  place.  Cec  ulage  qui  eft 


ï®i  Hijtoire 

fort  ancien ,  rend  les  faux  fermens  communs  7 
ne  met  aucun  obftacle  à  îa  corruption. 

Toutes  les  combinaifons  de  commerce  ,  fans 
èn  excepter  celles  du  cap  de  Bonne-efpérance  , 
lotit  faites  par  le  confeil,  Sc  leréfultat  en  revient 
toujours  à  fa  connoiffance.  Les  vaiffeaux  même 
qui  partent  diredement  de  Bengale  &  de  Ceylan  , 
21e  portent  en  Europe  que  les  fadures  de  leurs  car- 
gailons.  Leurs  comptes  comme  tous  les  autres  fe 
Tendent  à  Batavia  ,  où  on  tient  le  livre  général 
de  toutes  les  affaires. 

Le  confeil  des  Indes  n’eft  pas  un  corps  ifolé  ni 
indépendant.  Il  eft  fubordonné  à  la  diredion  qui 
fublifte  dans  les  Provinces-unies.  Quoiqu’elle  foie 
une  dans  toute  la  rigueur  du  terme,  le  foin  de 
vendre  deux  fois  l’an  les  marchandifes  eft  partagé 
entre  les  fix  chambres  intéreffées  dans  ce  com¬ 
merce.  Leurs  opérations  font  proportionnées  au 
fonds  qui  leur  appartient. 

L’afïemblée  générale  qui  dirige  les  opérations 
de  la  compagnie  eft  comoofée  des  diredeurs  de 
toutes  les  chambres.  Amfterdam  en  nomme  huit, 
la  Zelande  quatre  ,  les  autres  chambres  un  cha¬ 
cune,  St  l’état  un  feul.  On  voit  qu>Amfterdam 
ayant  la  moitié  des  voix  ,  n’a  beloin  que  d’en 
gagner  une  pour  donner  la  loi  dans  les  délibéra¬ 
tions  où  tout  fe  décide  à  la  pluralité  des  fuffrages* 

Ce  corps  compofe  de  dix>fept  perfonnes,  s’al- 
Temble  deux  ou  trois  fois  l'année  ,  pendant  fix  ans 
à  Amfterdam  ,  &  pendant  deux  ans  à  Middel- 
bourg.  Les  autres  chambres  font  trop  peu  con- 
lîdérabîes  pour  jouir  de  cette  prérogative.  L’ex¬ 
périence  ayant  appris  que  le  fuccès  dépendoit 
fouvent  du  fecret,  on  imagina  un  peu  après  le 
milieu  du  dernier  liecle  de  choiftr  entre  les  dix» 


t  députés  quatre  des  plus  éclairés  pour  les  rçvê- 


philofophique  &  politique.  20% 

tir  du  droit  de  tout  régler  pour  l’Europe  &  pour 
les  Indes,  fans  l’aveu  de  leurs  collègues,  fans 
obligation  même  de  les  confulter. 


Il  eft  vrai  que  le  myflere  de  leurs  operation; 
&  les  fuites  qu’il  a  eu  ne  peuvent  pas  être  long- 
tems  caches.  Les  vailfeaux  qui  à  la  fin  de  l’été 
reviennent  en  flotte  ,  apportent  régulièrement  le 
bilan  de  l’Inde.  On  le  compare  à  celui  d’Europe. 
La  balance  générale  de  l’état  de  la  compagnie  eft 
toujours  rendue  publique  au  mois  demai.  Chaque 
intéreflé  fait  combien  on  a  gagné  ou  combien  on 
a  perdu.  Le  gain  eft  communément  confidérable. 

Les  premiers  fonds  de  la  compagnie  ne  furent 
que  de  fix  millions  quatre  cens  cinquante-neuf 
mille  huit  cent  quarante  florins.  Amfterdam  en 
fournit  trois  millions  fix  cens  foixante-quatorze 
mille  neuf  cens  quinze  :  la  Zelande  un  million 
trois  cens  trente-trois  mille  huit  cens  quatre-ving- 
deux  :  Delft  quatre  cens  foixante  &  dix  mille°: 
Roterdam  cent  foixante  &  dix-fept  mille  quatre 
cens  :  Horn  deux  cens  foixante-fix  mille  huit  cens 
foixante- huit  :  Enchuifen  cinq  cens  trente  -  fix 
mille  fept  cens  foixante  3c  quinze. 

Ce  fonds  fe  divifa  par  fommes  de  trois  mille 
flor  ins  5  qu  on  nomma  aélions.  Leur  nombre  Fut 
de  deux  mille  cent.  Cependant  depuis  1692,  les 
bénéfices  fe  divifent  en  deux  mille  cent  trente. 
A  cette  époque ,  la  compagnie  qui  avoit  toujours 
été  protégée  par  la  maifon  d’Orange ,  &  qui  avoir 
encore befoin  de  fon  appui,  fitpréfent  auStad-f 
bouder  du  revenu  de  trente  aâions. 


Indépendamment  des  fommes  immenfes  que 
les  aeü*  nnaires  ont  reçues  ,  les  fonds  de  la  com- 

rx  1  ^  m  f*  si  I  o,  i- 1-  A  i  n  • 


* 


so4  Hiftolre 

mille  cinq  cent  florins.  Elle  en  vaut  moins  actuel¬ 
lement. 

Ce  prix  cju’qfî  peut  regarder  comme  le  vrai 
thermomettre  de  la  fïtuation  de  la  compagnie  a 
i  ou  vent  varie.  Des  combinaifons  plus  ou  moins 
Jages ,  plus  ou  moins  heureufes ,  des  concurren¬ 
ces  nouvelles  ,  les  evenemens  inféparablcs  d’un 
commerce  tres-etendu,  la  tranquillité  ou  les  trou¬ 
bles  de  l’Inde  auroient  fuffi  pour  opérer  des  chan¬ 
geons  alfe2.  confidérables.  Les  diffenfions  de 
l’Europe  ont  eu  cependant  une  influence  bien 
plus  marquée. 

Quoique  les  répartitions  qui  fe  font  fur  le  pied 
de  l’ancien  capital  n’ayent  pas  été  toujours  les 
mêmes ,  on  peu  les  évaluer  une  année  dans  l’au¬ 
tre  à  vingt  pour  cent.  Un  bénéfice  fi  confiJérable 
doit  avoir  beaucoup  enrichi  les  premiers  proprié¬ 
taires  des  actions;  les  familles  où  elles  -fe  font 
perpétuées  ;  mais  pour  ceux  qui  les  achètent 
aujourd’hui,  ils  retirent  rarement  plus  de  trois  8c 
demi  de  l’intérêt  de  leur  argent. 

Les  aétions  fe  vendent  comptant  ou  a  crédit 
comme  toutes  les  marchandifes.  Les  formalités 
fe  réduifent  à  fubftituer  le  nom  de  l’acheteur  à 
celui  du  vendeur  fur  les  livres  de  la  compagnie  , 
feu!  titre  qu’ayent  les  actionnaires.  L’avidité  8c 
fefprit  du  commerce  ont  imaginé  une  autre 
maniéré  de  prendre  part  à  ce  trafic.  Des  hommes 
qui  n’ont  point  d’aCiions  à  vendre,  des  hommes 
qui  n’en  veulent  pas  acheter,  s’engagent  récipro¬ 
quement,  les  uns  à  en  livrer,  les  autres  à  en 
recevoir  un  nombre  détermine,  à  un  prix  convenu 
8c  à  un  tems  fixe.  A  cette  époque ,  l’on  fait  la 
balance  de  ce  que  les  aétions  ont  été  vendues 
8c  de  ce  qu’elles  valent  ;  on  lolde  avec  de  l’ar¬ 
gent,  &  la  négociafioî]  eft  finie,  défit  de  gagner 


philo fophiqtie  &  politique.  loÿ 

!a  crainte  de  perdre  dans  ces  fpéculations  caufe 
une  grande  fermentation  dans  les  efprits.  On 
invente  de  bonnes  ou  de  mauvaifes  nouvelles; 
on  accrédite  ou  on  combat  celles  qui  fc  répan¬ 
dent  ;  on  cherche  à  furprendre  le  fecret  des  cours, 
ou  on  acheté  celui  des  miniftres  étrangers.  Ces 
divers  intérêts  ont  louvent  troublé  la  tranquil¬ 
lité  publique.  Les  chofes  ont  étéfouvent  pouffées 
ii  loin  ,  que  la  république  sffift  vue  forcée  de  pren¬ 
dre  des  mefures  pour  arrêter  l’excès  de  cet  agio¬ 
tage.  La  plus  efficace  a  etc ,  de  déclarer  que  toute 
vente  d’aélions  à  terme  feroit  nulle  ,  à  moins  qu’il 
ne  fut  prouvé  par  les  livres  de  la  compagnie 
que  le  vendeur  dans  le  tems  du  marché  en  croît 
propriétaire.  Les  gens  d’honneur  ne  fc  croyent 
pas  difpenfés  par  cette  loi  de  tenir  leurs  engnge- 
mens  ;  mais  elle  doit  rendre y  2c  elle  rend  en  effet 
ces  opérations  plus  rares. 

Elles  le  deviendroient  encore  davantage  ,  fi 
1  état  des  affaires etoit  bien  connu.  Il  eft  démontré 


qu  a  la  clôture  des  livres  en  175:1  ,  le  capital  de 
la  compagnie  ne  montoit  aux  Indes  qu’à  trente- 
cinq  millions  cinq  cens  mille  florins.  La  flotte 
en  chemin  pour  l’Europe  coûtoit  neuf  millions 
fix  cens  mille  florins ,  2c  les  vaiffeaux  expédiés 
pour  l’Inde  quinze  cens  mille.  On  devoit  aux  Indes 
fept  millions  de  florins  ;  2c  en  Europe  ,  on  étoit 
en  arrière  de  onze  millions  deux  cens  mille  : 
par  conféquent  la  fortune  de  la  compagnie  ,  fans 
y  comprendre  les  fortifications,  ne  s’élevoit  pas 

au  deffus  de  vingt-huit  millions  quatre  cens  mille 
florins. 


Dans  cette  fomme ,  toute  foible  qu’elle  étoit , 
il  ne  fe  trouvoit  que  onze  millions  fept  cens  mille 
florins  en  effets  commerçâmes ,  c’eft-à-dire  ,  en 
argent  comptant,  en  marchandées  &  en  bonnes 


-  °  6  Hifloirt 

créances,  Le  furplus  confiftoit  en  dettes  deTefpê- 
fées  pour  la  valeur  d’un  million  &  demi  de  florins; 
en  provifions  de  bouche  &  en  boiffons  ,  pour 
quatre  millions;  en  canons  de  fonte  pour  fept 
cens  mille  ;  en  canons  de  fer  ,  en  boulets  8c  en 
baies  ,  pour  deux  cens  cinquante  mille;  en  fufils 
8c  en  munitions  de  guerre,  pour  neuf  cens  mille; 
en  argenterie,  pourcent  mille;  en  efclaves,  pour 
cent  cinquante  mille  ;  en  beftiaux  &  en  chevaux , 
pour  cent  mille  ;  en  bonnes  dettes  pafiives,  pour 
trois  millions  trois  cens  mille;  en  marchandifes 
expédiées  de  différentes  contrées  de  l’Inde  pour 
Batavia,  pour  cinq  millions  fix  cens  mille.  Nos 
calculs  paroîtront  juftes  à  ceux  qui  voudront  pren¬ 
dre  la  peine  de  les  vérifier. 

Il  refte  à  examiner  quels  bénéfices  avec  de  iî 
foibles  capitaux  la  compagnie  a  le  talent  de  Faire. 
Ses  gains ,  autant  qu’il  eft  poffible  de  les  fiuivre  , 
montent  annuellement  à  douze  millions  fept  cens 
mille  florins  ;  mais  fes  dépenfes  ordinaires  dans 
l’Inde  montent  à  neuf  millions  trois  cens  mille 
florins,  à  quinze  cens  mille  en  Europe  ,  3c  fon 
dividende  à  feize  cens  foixante-cinq  mille.  Par 
conféquent  il  ne  lui  refie  que  deux  cens  vingt-cinq 
mille  florins  pour  faire  face  aux  guerres ,  aux 
incendies  des  magaflns ,  aux  pertes  des  vaiffeaux , 
à  tant  d’autres  malheurs  que  la  prudence  humaine 
UG  peut  ni  prévoir  ,  ni  empêcher. 

Cette  pofltiondoit  paroîtrefi  peu  vraisembla¬ 
ble  à  ceux  qui  ne  voyent  les  choies  que  de  loin  , 
que  nous  n’aurions  jamais  ofé  en  garantir  la  vérité, 
fi  nous  n’avions  fous  nos  yeux  la  correfpondan.ee 
du  général  Moffel  avec  la  direction.  Ce  négociant 
habile,  &  le  plus  habile  peut-être  qu’on  ait  jamais 
vu  dans  l’Inde,  ne  fait  monter  qu’à  fix  cens 
paille  florins  ce  que  nous  réduirons  à  deux  cens 


pîiilofophique  &  politique.  207 

cinquante  mille,  &  ilell  acculé  par  les  lup^rieurt 
d’exagération. 

Qu’on  liippofe  cependant  que  Moffel  n’a  rien 
•enflé,  tou  jours  fera- 1- il  certain  que  la  compagnie 
■eft  hors  d’état  de  foutenir  la  moindre  dépenfe 
extraordinaire.  De  l’aveu  du  fage  adminiftrateur 
qui  nous  fert  principalement  de  guide,  on  doit 
le  regarder  comme  un  corps  épuifé  qui  ne  Te  fon¬ 
dent  que  par  des  cordiaux.  C’eft  fuivant  fon  ex- 
prelfion  un  vailfeau  qui  coule  bas ,  &  dont  lafub- 
merfîon  eft  retardée  par  la  pompe. 

Cette  lîtuation  défe'péréc  qui  réduira  la  com¬ 
pagnie  à  prendre  fur  fes  capitaux,  ou  à  diminuer 
fon  dividende  au  premier  malheur  qu’elle  éprou¬ 
vera,  doit  avoir  eu  des  caufes  &  de  nrandes 
caufes.  Nous  ferons  nos  efforts  pour  les  démêler 
après  avoir  développé  la  marche  de  la  profpérité * 

oe  la  puiffance ,  les  plus  fingulieres  qui  avent 
peut-être  jancais  exifié.  ^ 


Les  Hollandois  durent  leurs  premiers  fuccès  au 
'bonheur  qu’ils  eurent  de  s’emparer  dans  moins 
d  un  demi-fiecle  de  plus  de  trois  cens  vaiffeaux 
Portugais.  Ces  bâtimens  ,  dont  les  uns  étoient 
demnes  pour  l’Europe  ,  &  les  autres  pour  diffé» 
rentes  echelles  de  l’Inde,  étoicn.t  chargés  des  dé¬ 
pouilles  de  l’Afie.  Ces  richeffesque  les** équipages 
avoientla  probité  de  ne  pas  détournerà  leu.  pro 
nt,  formoient  a  la  compagnie  des  retours  tmtnen- 
ies ,  ou  fervoient  à  lui  en  procurer.  De  cette  ma¬ 
niéré  les  ventes  étoient  fort  confiderables ,  quoi- 
que^les  envois  fuffent  très-médiocres.  1 
L’affoiblillement  de  la  marine  Portugal  enhar- 
uita  attaquer  les  étabiiflemens  de  cette  nation 
f  en  tacihta  extrêmement  la  conquête.  On  trouva 
des  fortereffes  folidement  bâties,  munies  d’une 
artillerie  nombreufe  ,  approvifionnées  de  tout  ce 


1 0 

qu’un  gouvernement  vainqueur  &  de  riches  DP" 
ticuüers  avoient  dû  naturellement  raffembler. 
Pour  iugerfainem'ent  de  cet  avantage,  il  ne  faut 
que  faire  attention  à  ce  qu’il  en  a  coûté  aux  au¬ 
tres:  peuples  pour  obtenir  la  permiffîon  de  fe  fixer 
où  leur  intérêt  les  appelïoit  ,  pour  bâtir  des  mai- 
fons ,  des  magafins ,•  des  forts ,  pour  acquérir  l’ar- 
rondiffcment  nécelfaire  à  leur  confervation  ou  à 
leur  commerce. 


Lorfque  la  compagnie  fie  vit  en  poffe  ffîon  de 
tant  de  riches,  de  tant  de  folides  étabîiffemens 
elle  ne  fe  livra  pas  à  une  ambition  trop  vafte.< 
C’eft  fon  commerce  qu’elle  voulut  étendre  & 
non  les  conquêtes.  On  n’eut  guere  à  lui  repro¬ 
cher  d’injuftiees  que  celles  qui  fembîoient  nécef- 
faires  àfa  puiffancc.  Le  fang  des  peuples  de  l’orient 
ne  couloir  plus  comme  au  tems  où  l’envie  de 
fe  diftinguer  par  des  exploits  guerriers,  par  la 
manie  des  converfions ,  par  la  vengeance  ,  par  le 
point  d’honneur  &  le  brigandage  ,  mettoient  aux 
Portugais  les  armes  à  la  main. 

Les  Hollandois  fembîoient  être  venus  plutôt 
pour  venger,  pour  délivrer  les  naturels  du  pays', 
que  pour  les  fubjuguer.  Ils  n’eurent  des  guerres 
contre  eux  que  pour  en  obtenir  des  étabîiffemens 
fur  les  côtes  ,  &  pour  les  forcer  à  des  traités  de 
commerce.  A  la  vérité  ce  n’étoit  pas  pour  l’avan¬ 
tage  de  ces  peuples,  qui  y  perdoient  même  une 
grande  partie  de  leur  liberté  :  mais  d’ailleurs  les 
dominateurs  plus  humains  que  les  conquérans 
qu’ils  avoient  chafies,  laiffoient  ces  Indiens  fe 
gouverner  eux-mêmes ,  &  ne  les  contraignaient 
pas  à  changer  leurs  loix,  leurs  mœurs  &  leur 
religion. 

Par  la  maniéré  de  placer,  de  diftribuer  leurs 
forces  ;  ils  furent  contenir  les  peuples  que  leur 

conduite 


philosophique  &  politique.  zoy 

èonduice  leur  avoir  d’abocd  conciliés.  A  l’excep¬ 
tion  de  Cochin  ôc  de  Malaca  ?  ils  n’eurent  fur 
le  continent  que  des  comptoirs  8c  des  petits  forts. 
C’eft  dans  les  ifles  de  Java  &  de  Ceylan  qu’ils 
établirent  leurs  troupes  &  leurs  magafins  ;  c’eft 
delà  que  leurs  vailleaux  foutenoient  leur  autorité 
8c  protégeoi eut  leur  commerce  dans  le  refte  des 
Indes.  .  , 

i  H  y  étoit  très-confidérable  depuis  que  la  ruine 
des  établiflemens  Portugais  avoient  mis  dans  leurs 
nifUtis  les  epiceries.  Piles  ont  trouve  un  débit  plus 
ou  moins  étendu  fuivant  les  circonftances.  Actuel¬ 
lement  on  vend  chaque  année  cent  cinquante 
mille  livres  de  girofle  dans  les  Indes ,  &  trois' 
cens  cinquante  mille  en  Europe  ;  le  prix  en  eft 
également  fixé  dans  les  deux  mondes  à  cens  fols 
la  livre.  Quoique  les  Hollandois  ne  la  payent  que 
quatre  fols  quelques  deniers  la  livre ,  elle  leur 
revient  à  quarante-trois  fols  ,  à  raifon  des  frais  & 
des  non  -  valeurs.  L’Inde  ne  confomme  que  cent 
mille  livres  de  mufeade ,  &  l’Europe  en  con- 
fomme  deux  cens  cinquante  mille.  On  ne  l’acheté 
pas  tout-à-fait ,  un  fol  la  livre  5  &  les  dépenfeé 
néce flaires  la  font  monter  à  vingt-cinq'.  Elle  eft: 
vendue  foixante  -  quinze  fols  en  deçà  du  Cap  , 
&  cinquante-fix  feulement  au  delà  ;  cette  diffé¬ 
rence  n’infpirera  à  aucun  navigateur  la  tentation 
de  nous  apporter  de  la  mufeade  ,  pàrcé  que  les 
noix  qu’on  reprend  dans  l’Afiefont  maigres ,  man¬ 
quent  d’huile, &  fe corrompent  fouvent.  Dix  mille 
livres  de  macis  fuffifent  pour  l’approvifionnement 
de  l’Inde,  &  cent  mille  pour  celui  de  l'Europe.' 
La  livre  eft  payée  huit  fols  &  un  quart ,  revient 
a  cinquante-quatre ,  &  eft  vendue  par  -  tout  cent 
vingt-huit.  A  l’égard  de  la  cannelle ,  }a  confom ' 
imtion  n  excede  pas  quatre  cens  mille  livres  en 
Terne  L  " 


a.  i  o  Hiftoîre 

Europe ,  &  ne  va  pas  dans  l’Inde  à  deux  cens  mille , 
qu’on  livre  ptefqu’  entièrement  à  Manille  pour 
l’Amérique  Efpagnole.  La  compagnie  la  vend 
a&uellement  par -tout  cent  cinq  fols  la  livre  , 
quoiqu’elle  ne  lui  revienne  pas  à  fix.  La  cannelle 
qu’elle  rebute  comme  trop  groffiere  ,  8c  qu’elle 
ne  paye  pas,  eft  réduite  en  huile.  On  en  fait  des 
préfens  aux  puiffances  de  l’Afie  ,  qui  ne  1  achete- 
roient  pas  ,  8c  on  en  vend  parmi  nous  environ 
vingt  livres,  à  vingt-cinq  ou  trente  florins  l’once* 
Son  parfum  eft  en  même  tems  fi  fort  8c  fi  agréa¬ 
ble  ,  que  l’ufage  en  deviendrait  commun ,  peut- 
être  général ,  fi  les  Hollandois  ne  la  tenoient  à 
un  prix  fi  haut ,  parce  qu’il  leur  eft  plus  avanta¬ 
geux  de  vendre  en  nature  cette  épicerie* 

Nous  ne  finirons  pas  un  article  fi  important  9 
fans  obferver  qu’à  mefure  que  les  bénéfices  de 
la  compagnie  ont  diminué  ,  elle  a  augmenté  le 
prix  des  épiceries  dans  les  Indes  8c  en  Europe* 
Cette  pratique  mauvaife  en  elle  -  même  n’a  pas 
nui ,  ou  a  peu  nui  à  la  vente  du  girofle  8c  de  la 
mufcade ,  que  rien  ne  pouvoir  remplacer.  Il  n’en 
a  pas  été  ainfi  de  la  cannelle.  La  fauffe  a  pris  la 
place  de  la  véritable  dans  plufieurs  marchés  ,  8c  la 
décadence  de  cette  branche  de  commerce  devient 
tous  les  jours ,  deviendra  encore  dans  la  fuite  plus 
fenfible. 

Ij^n’eft  rien  que  la  compagnie  n’ait  tenté  pour 
conferver  le  commerce  exclufif  du  poivre  qu’elle 
eut  quelque  tems.  Ses  efforts  n’ont  pas  eu  un 
fuccès  entier  ^  mais  elle  a  réufli  à  maintenir  une 
grande  fupériorité  fur  fes  concurrens.  Elle  en  dé¬ 
bite  encore  parmi  nous  cinq  millions  pefant,  8c 
trois  millions  cinq  cens  mille  dans  l’Inde.  Tout 
calcul  fait ,  la  compagnie  fe  le  procure  à  dix- 

fiait  florins  le  cent  :  elle  nous  le  vend  cinquante  ^ 

*  * 


pJiîlofophique  &  politique.  2 1 E 

&  depuis  vingt-quatre  jufqu  a  trente-fix  aux  Afia- 
îiques. 

La  plus  grande  partie  des  affaires  de  l’Inde  de- 
.  voit  tomber  naturellement  dans  les  mains  des  Hol- 
îandois  par  la  vente  des  épiceries.  La  née effité 
de  les  exporter  les  aida  à  s’approprier  beaucoup 
d  autres  branches  du  commerce.  Avec  le  tems  ils 
parvinrent  à  s’emparer  du  cabotage  de  l’Afiè  com 
™  üs  étoient  en  poffeflion  de  celui  de  iw£ 
Ils  occupoient  à  cette  navigation  un  grand  nom¬ 
bre  de  vaiffeaux  &  de  matelots  qui',  fans  rien 
coûter  a  la  compagnie  ,  faifoient  fa  sûreté. 

Des  avantages  fi  décififs  écartèrent  long-tems  les 
nations  qui  auraient  voulu  partager  le  commerce 
de  ces  régions  éloignées  ,  ou  les  firent  échouer 
Nous  reçûmes  les  productions  de  ce  riche  pays 
.  es  mal‘is  desHollandois.  Ils  n  éprouvèrent  même 
jamais  dans  leur  patrie  les  gênes  établies  depuis 
par-tout  ailleurs.  Le  gouvernement  inftruit  que  la 
pratique  des  autres  états  ne  devoir  ni  ne  pouvoir 
lui  fervir  de  réglés ,  permit  conftamment  à  la 
compagnie  de  vendre  librement  &  fans  limitation 
Les  marchandées  à  la  métropole.  Lorfque  ce  corps 
fut  établi  ,  les  Provinces  -  unies  n’avoient  ni 
manufactures  ,  ni  matières  premières  pour  en  le- 
ver.  Ce  n’étoit  donc  pas  alors  un  inconvénient 
c  croit  plutôt  une  grande  fagefTe  ,  de  permettre 
aux  citoyens  ^  de  les  engager  même  à  s’habiller  de 
toiles  &  des  étoffés  des  Indes.  Les  différais  genres 
d  înduftrie  que  la  révocation  de  l’édit  de  Nantes 
procura  a  la  république  ,  pouvoient  lui  donner 
lidee  de  ne  plus  tirer  de  fi  loin  fou  vêtement  • 
mais  la  paflion  qu’avoir  alors  l’Europe  pour  les 
modes  de  France,  préfentant  aux  travaux  des 
réfugiés  des  débouchés  avantageux ,  on  n’eut 
pas  feulement  la  penfée  de  rien  changer  à  l'ancien 

O  ^ 


a  i  z  Hiftoire 

ufage.  Depuis  qüe  la  cherté  de  la  main  d’œuvfe 
qui  eft  une  fuite  néceffaire  de  l’abondance  de  de 
l’argent  a  fait  tomber  les  manufa&ures  ,  de  réduit 
la  nation  à  un  commerce  d’économie ,  les  étoffes 
de  l’Afîe  ont  été  plus  favorifées  que  jamais.  On 
a  fenti  qu’il  y  avoit  moins  d’inconvénient  à  enri¬ 
chir  les  Indiens ,  que  les  Anglois  ou  les  Fran¬ 
çois  ,  dont  la  prolpérité  ne  fauroit  manquer  d’ac¬ 
célérer  la  ruine  d’un  état  qui  ne  fe  foutient  que 
par  l’aveuglement  ,  les  guerres  ou  l’indolence  des 
autres  puiffances. 

Une  conduite  fi  fage  a  retardé  la  décadence  de 
la  compagnie  j  mais  cette  révolution  eft  enfin  arri¬ 
vée  par  un  concours  de  plufieurs  caufes.  La  plus 
fenfible  de  toutes  a  été  cette  foule  de  guerres  qui 
fe  font  fuccédées  fans  interruption. 

A  peine  les  habitans  des  Moluques  étoient 
revenus  de  l’étonnement  que  leur  avoient  caufé 
les  vi&oires  des  Hollandois  fur  ce  peuple  qu’on 
regardoit  comme  invincible,  qu’ils  parurent  impa¬ 
tiens  du  joug.  La  compagnie  qui  craignit  les 
fuites  de  ce  mécontentement ,  fit  là  guerre  au 
roi  de  Ternate ,  pour  le  forcer  à  confentir  qu’on 
extirpât  le  girofle  par-tout ,  excepté  à  Amboine. 
Les  infulaires  de  Banda  furent  tous  exterminés , 
parce  qu’ils  ne  vouloient  pas  être  fes  efclaves. 
Macaffar  qui  voulut  appuyer  leurs  intérêts,  occupa 
long-tems  des  forces  confidérables.  La  perte  de 
Formofe  entraîna  la  ruine  des  comptoirs  de  Tonkin 
&  de  Siam.  On  fut  obligé  d’avoir  recours  aux 
armes  pour  foutenir  le  commerce  exclufif  de 
Sumatra.  Malaca  fut  afliégé,  fon  territoire  ravagé  , 
fa  navigation  interceptée  par  des  pirates.  Negapa- 
taii  fut  attaqué  deux  fois.  Cochin  eut  à  foutenir 
les  efforts  des  rois  de  Calicut  de  de  Travancor. 
Les  troubles  ont  été  prefque  continuels  à  Ceylan  * 


philofophique  &  politique.  z  13 

anfïî  firéquens  3c  plus  vifs  encore  a  Java  ,  ou  Ion 
n’aura  jamais  de  paix  folide  ,  qu’en  mettant  un 
prix  raifonnable  aux  denrées  qu’on  en  exige.  0a 
a  eu  des  démêlés  fanglans  avec  une  nation  Euro¬ 
péenne  dont  la  pu  i  Han  ce  augmente  tous  les  jours 
dans  l’Inde  ,  3c  dont  le  caradtere  n’eft  pas  la 
modération.  Toutes  ces  guerres  ont  été  ruineu- 
fes  ,  &:  plus  ruineufes  qu’elles  ne  dévoient  l’être  , 
parce  que  ceux  qui  étoient  chargés  de  les  con¬ 
duire  n’y  vouloient  voir  qu’une  occafion  de  s’en¬ 
richir. 

Ces  diiïenfions  éclatantes  ont  été  fuivies  en 
beaucoup  d’endroits  de  vexations  odieufes.  On  en 
a  éprouvé  au  Japon  ,  en  Chine  ,  â  Camboge  ,  à 
Arrakan  ,  dans  le  Gange ,  à  Achem  ,  à  Coro¬ 
mandel  ,  à  Surate  ,  en  Perfe ,  à  Baffora  ,  à  Moka , 
dans  d’autres  lieux  encore.  On  ne  trouve  dans  la 
plupart  des  contrées  de  l’Inde  que  des  defpotes 
qui  préfèrent  le  brigandage  au  commerce  ,  qui 
n’ont  jamais  connu  de  droit  que  celui  du  plus 
fort,  3c  à  qui  tout  ce  qui  eft  pofiible  paroît  jufte. 

Les  bénéfices  que  faifoit  la  compagnie  dans  les 
lieux  où  fon  commerce  n’étoit  pas  troublé  ,  cou¬ 
vrirent  long-tems  les  pertes  que  la  tyrannie  ou 
l’anarchie  lui  occafionnoient  ailleurs  :  les  autres 
nations  Européennes  lui  firent  perdre  ce  dédom¬ 
magement.  Leur  concurrence  la  réduifit  à  acheter 
plus  cher  ,  à  vendre  meilleur  marché.  Peut-être  fes 
avantages  naturels  Pauroient-ils  mife  en  état  de 
foutenir  ce  revers  ,  fi  fes  rivaux  n’avoient  pris  le 
parti  de  livrer  aux  négocians  particuliers  le  com¬ 
merce  d’Inde  en  Inde,  Par  le  commerce  d’Inde 
en  Inde,  il  faut  entendre  les  opérations  nécef- 
Paires  pour  porter  les  marchandifes  d’une  contrée 
<Je  l’Afie  à  une  autre  contrée  de  l’Afie  ;  de  la  Chi¬ 
ne  ?  de  Bengale  ,  de  Surate  5  par  exemple ,  aux 

O  $ 


1  *  4  ,  Hiftoirc 

Philippines,  en  Perfe  &  en  Arabie.  C’eft  par  îe 
moyen  de  cette  circulation ,  &  par  des  échanges, 
multipliés  que  les  Hollandois  obtencient  pour 
rien  ,  ou  prefque  rien  les  riches  cargaifons  qu’ils 
portoient  dans  nos  climats.  L’adivité,  l’économie* 
l’intelligence  des  marchands  libres  chaflerent  la 
compagnie  de  toutes  les  échelles  où  la  faveur 
étoir  égale.  Son  pavillon  fe  montra  à  peine  dans 
des  rades  où  on  voyoit  jufqu  a  huit  ou  dix  vaif- 
feaux  Anglois. 

Cette  révolution  qui  lui  montroit  fi  bien  la 
route  qu’elle  de  voit  fuivre  ,  ne  1  éclaira  pas  même 
fur  une  pratique  ruineufe  en  commerce.  Elle  avoir 
contracté  l’habitude  de  porter  routes  les  marchan- 
difes  de  l’Inde  &.  d’Europe  à  Batavia  ,  d  où  on 
les  verfoit  dans  les  diftérens  comptoirs  où  la  vente 
en  étoit  avancageufe.  Cet  ufage  occafionnoit  des 
frais ,  une  perte  de  tems,  dont  l’énormité  des 
bénéfices  avoit  dérobé  les  inconvéniens.  Lorfque 
les  autres  nations  fe  livrèrent  à  une  navigation 
direéte ,  il  devenoit  indifpenfable  d’abandonner 
un  fyftême  ,  mauvais  en  lui-même*  infourena- 
ble  par  les  circonftances.  L’empire  d’une  vieille 
habitude  prévalut  encore  ;  &  la  crainte  que  les  em¬ 
ployés  n’abufaflent  de  ce  changement  empêcha  5 
dit-on5  la  compagnie  d’adopter  une  méthode  donc 
tout  lui  démontroit  la  nécefiité. 

Ce  motif  ne  fut  vraifemblablement  qu’un 
prétexte  qui  fervoit  de  voile  à  des  intérêts  parti¬ 
culiers.  L’infidélité  des  commis  étoit  plus  que 
tolérée.  Les  premiers  avaient  eu  la  plupart  une 
conduire  exacte.  Ils  étoient  dirigés  par  des  ami- 
raux  qui  parcouraient  tous  les  comptoirs  *  qui 
avaient  un  pouvoir  abfolu  dans  blinde  ,  3c  qui 
àla  fin  de  chaque  voyage  rendaient  compte  en 
Europe  de  leur  administration.  Dès  que  le  gou- 


philo fophï que  &  politique.  1 i  y 

Vertiement  eut  été  rendu  fédenraire  ,  les  agens 
moins  furveilles  Te  relâchèrent.  Ils  Te  livrèrent  à 
cette  moletfe  dont  on  contracte  fi  aifément  l’habi¬ 
tude  dans  les  pays  chauds.  On  fe  vit  réduit  à  en 
multiplier  le  nombre  ,  8c  perfonne  ne  fe  fit  un 
point  capital  d’arrêter  un  défordre  qui  donnoit  aux 
gens  puifians  la  facilité  de  placer  toutes  leurs  créa¬ 
tures.  Elles  paiToient  en  Ane  avec  le  projet  de  faire 
une  fortune  confidérabie  &  rapide.  Le  commerce 
étoit  interdit.  Les  appointemens  étoient  infuffi- 
fans  pour  vivrez  8c  il  n’étoit  pas  polhble  de  s’en 
faire  payer  dans  l’Inde ,  fans  perdre  vingt-cinq 
pour  cent.  Tous  les  moyens  honnêtes  de  s  enri¬ 
chir  étoient  ôtés.  On  eut  recours  aux  maiverfa- 
tions.  La  compagnie  fut  trompée  dans  toutes  fes 
affaires  par  des  fadeurs  qui  n’avoient  point  d’in¬ 
térêt  à  les  faire  profpérer.  L’excès  du  défordre  fit 
imaginer  d’allouer  pour  tout  ce  qui  fe  vendroit , 
pour  tout  ce  qui  s’acheteroit ,  une  gratification 
de  cinq  pour  cent  ,  qui  devoit  être  partagée  en¬ 
tre  tous  les  employés  fuivant  leurs  grades.  Ils  fu¬ 
rent  obligés  à  cette  condition  de  jurer  que  leur 
compte  étoit  fidele.  Cet  arrangement  ne  fubfifta 
que  cinq  ans  ,  parce  qu’on  s’apperçut  que  la  cor¬ 
ruption  ne  diminuoit  pas.  On  fupprima  la  grati-, 
fication  8c  le  ferment.  Depuis  cette  époque  ,  les 
adminiftrateurs  mirent  à  leur  induftrie  le  prix 
que  leur  didoit  leur  cupidité. 

La  contagion  qui  avoit  d’abord  infedé  les  comp¬ 
toirs  fubalternes  ,  gagna  peu-à-peu  les  principaux 
établiffemens ,  8c  avec  le  tems  Batavia  même. 
On  y  avoit  vu  d’abord  une  fi  grande  fimplicité  9 
que  les  membres  du  gouvernement  vêtus  dans  le- 
cours  ordinaire  de  la  vie  comme  de  fimples  ma¬ 
telots  ,  ne  prenoient  des  habits  décens  que  dans  le 
lieu  même  de  leurs  affemblées.  Cette  modelKe 

04 


1; 


étoit  accompagnée  d’une  probité  fi  marquée,  qu*a* 
syant  i  G  5  o  ,  il  ne  s’étoit  pas  fait  une  feule  fortune 
remarquable }  mais  ce  prodige  inoui  de  vertu 
pe  pouvoir  durer.  On  a  vu  des  républiques  guer¬ 
rières  vaincre  &  conquérir  pour  la  patrie  ,  ôc 
porter  dans  le  trefor  public  les  dépouilles  des 
nations.  On  ne  verra  jamais  les  citoyens  d’une  ré- 
-  publique  commerçante  amafler  pour  un  corps 
particulier  de^l  etat  des  nchefles  dont  il  ne  leur 
revient  ni  gloire  ni  profit.  L’auftérité  des  princi¬ 
pes  républicains  dut  céder  à  l’exemple  des  peu¬ 
ples  Afiatiques.  Le  relâchement  fut  plus  fenfible 
dans  le  chef-lieu  de  la  colonie ,  où  les  matières 
du  luxe  arrivant  de  toutes  parts ,  le  ton  de  magni¬ 
ficence  fur  lequel  on  crut  devoir  monter  l’adminifi» 
çration  ,  donna  du  goût  pour  leschofes  d'éclat.  Ce 
goût  corrompit  les  mœurs  *  &  la  corruption  des 
mœurs  rendit  égaux  tous  les  moyens  d’accumuler 
des  richefles.  Le  mépris  même  des  bienféances 
fut  pouffé  fi  loin  5  qu’un  gouverneur  général  fe 
voyant  convaincu  d’avoir  pouffé  le  pillage  des 
finances  au-delà  de  tous  les  excès ,  ne  craignit  point 
de  juPnfier  fa  conduite  en  montrant  un  plein  pou¬ 
voir  figné  de  la  compagnie. 

Pour  comble  de  malheur ,  on  n’établit  pas  des 
réglés  luffifantes  pour  juger  la  conduite  des  admi- 
niftrateurs.  Cela  n'avoit  point  d’inconvéniens  dans 
les  commencemens  de  la  république  ,  où  les 
mœurs  étoient  pures  ,  frugales  &  aiifteres;.  En  gé¬ 
néral  ,  on  voit  dans  les  établifieçnens  Hollan- 
dois  que  les  loix  ont  été  faites  pour  des  tems  ver¬ 
tueux,  Il  falloir  d’autres  loix  pour  d’autres  moeurs. 

Le  défordre  auroit  pu  être  arrêté  dans  fon  oriT 
gine ,  s’il  n’avoit  dû  faire  les  mêmes  progrès  en 
Europe  qu’en  Afie.  Mais  comme  un  fleuve  débordé 
pule  plus  de  limon  qu’il  ne  groffiç  fe$  eaux  a  lej| 


philo  fophique  &  politique:  %  i  y 

vices  qu’entraînent  les  richefles  croiflènt  encore 
plus  que  1  es  richefles  mêmes.  Les  places  de 
direéteurs  confiées  d’abord  à  des  négocians  habiles 
tombèrent  dans  la  fuite  dans  des  maifons  puiiïan- 
%cs ,  &  s’y  perpetuerent  avec  les  magiftraturcs 
qui  les  y  ^voient  fait  entrer.  Ces  familles  occu¬ 
pées  de  vues  de  poliriquç  ou  de  foins  d’adminiftra- 
tion  ,  ne  virent  dans  les  portes  quelles  arrachoient 
à  la  compagnie  que  des  émolumensconfidérables  ; 
Ja  facilité  de  placer  leurs  parens ,  quelques  -  unes 
même  l’abus  qu’elle  pouvoir  faire  de  leur  crédit. 
Les  détails  ,  les  difcufiîons  ,  les  opérations  les 
plus  importantes  de  commerce  furent  abandon¬ 
nées  à  un  fecretaire  qui  ,  fous  le  nom  plus  impo- 
fant  d’avocat  ,  devint  le  centre  dç  toutes  les  af¬ 
faires.  Des  adminiftrateurs  qui  ne  s’aflembloient 
que  deux  fois  l’année  ,  le  printemps  &  l’automne , 
à  l’arrivée  &  au  départ  des  flottes  ,  perdirent 
l’habitude  &  le  fil  d’  un  travail  qui  demande  une 
attention  continue,  ils  furent  obligés  d’accorder 
une  confiance  entière  à  un  homme  chargé  par  état 
de  faire  l’extrait  de  t®utes  les  dépêches  qui  arri- 
voient  de  l’Inde  ,  &  de  drefler  le  modèle  des 
répondes  qu’on  devoit  y  porter.  Ce  guide  quel¬ 
quefois  peu  éclairé  ,  fotivent  corrompu,  toujours 
dangereux,  jetta  ceux  qu’il  conduifoic  dans  des 
précipices ,  ou  les  y  laiffa  tomber. 

L’efprit  de  commerce  eft  un  efprit  dfintérêt ,  5c 
l’intérêt  produit  toujours  la  divifion.  Chaque  cham¬ 
bre  voulut  avoir  fes  chantiers  ,  fes  arfenaux  ,  fes 
magafins  pour  les  vaiffeaux  qu’elle  étoit  chargé 
fl  expedier.  Les  places  furent  multipliées,  &  les 
infidelites  encouragées  par  une  conduite  fi  vicieufe. 

Il  n  y  eut  point  de  département  qui  ne  fe  fit  une 
loi  de  fournir  comme  il  en  avoit  le  droit  des  mai- 
oiandifes  3  en  proportion  de  fes  arméniens.  Ces 


i'if  Hiftoire 

marchandifes  nétoient  pas  également  propres  pouf 
leurs  deftinations  >  &  on  ne  les  vendit  point,  ou 
on  les  vendit  mal. 

Lorfque  les  circonftances  exigèrent  des  fecours 
extraordinaires ,  cette  vanité  puérile  qui  craint  de 
montrer  de  la  foiblefle  en  montrant  desbefoins, 
empêcha  de  faire  des  emprunts  en  Hollande  ,  où 
on  n’auroit  payé  qu’un  intérêt  de  trois  pour  cent* 
On  en  ordonna  à  Batavia  où  il  coûtoit  fix ,  plus 
fouvent  encore  dans  le  Bengale,  à  la  côte  de  Coro¬ 
mandel  ,  où  il  coûtoit  neuf  3c  quelquefois  beau¬ 
coup  davantage*  Les  abus  fe  multiplioient  de  tou¬ 
tes  parts. 

Les  états-généraux  chargés  d’examiner  tous  les 
trois  ans  la  fituation  de  la  compagnie  ,  de  s’aflù- 
rer  qu’elle  fe  tient  dans  les  bornes  de  fon  oétroi , 
qu’elle  rend  juftice  aux  intérefles  ,  qu’elle  fait 
fon  commerce  d’une  maniéré  qui  n’eft  pas  préju¬ 
diciable  à  la  république  ,  auroient  pu  3c  dû  arrêter 
ce  défordre.  Quelle  qu’en  foit  la  raifon  ,  ils  ne 
font  fait  en  aucun  tems.  Cette  conduite  leur  a 
fait  efluyer  l’humiliation  de  voir  les  actionnaires 
fe  réunir  pour  conférer  au  dernier  Stadhouder  la 
fuprême  direction  de  leurs  affaires  en  Europe  & 
dans  les  Indes,  fans  prévoir  le  danger  qui  pouvoir 
réfulter  de  l’influence  d’un  chef  perpétuel  de  l’état 
fur  un  corps  riche  3c  puifTant.  Cependant ,  à  cette 
époque  ,  le  dividende  eft  devenu  plus  fort  ,  3c 
le  prix  des  aétions  plus  confidérable.  Une  mort 
prématurée  a  fait  oublier  le  plan  de  réforme  qui 
avoit  été  dreflé.  La  néceflîté  le  fera  reprendre  , 
mais  fans  doute  avec  des  précautions  fages  contre 
1  abus  de  la  puiflance  qu’on  a  cru  devoir  reclamer. 

On  commencera  par  abandonner  en  Alie  tous 
les  établiflemens  qui  ne  font  pas  d’une  néceflîté 
indifpenfable  ,  ceux  même  qui  ne  font  que  d’une. 


philofophique  &  politique. 

utilité  médiocre.  Il  y  auroit  de  la  préfomption 
à  les  indiquer.  La  compagnie  ne  doit  pas  manquer 
d’adminiftrateurs  allez  éclairés  pour  la  bien  con^ 
duire  dans  un  objet  de  cette  importance. 

Dans  les  comptoirs  fubalternes  que  les  interets 
de  fon  commerce  la  détermineront  à  conferver  * 
elle  détruira  les  fortifications  inutiles  *  elle  fuppri- 
mera  les  confeils  que  le  faite  plutôt  que  la  nécef- 
iité  lui  a  fait  établir-  elle  proportionnera  le  nombre 
de  fes  employés  à  l’étendue  de  fes  affaires. 

Ses  colonies  principales  même  feront  réformées  ^ 
&  réformées  avec  plus  de  foin  que  les  autres  9 
parce  que  les  abus  qui  s’y  font  gliffes  y  ont  des 
fuites  bien  plus  funeftes.  Il  faudroit  fur-tout  con¬ 
gédier  cette  fouled’ouvriers,  fermer  ces  immenfes 
magafins  qui  fervent  aux  travaux  ,  aux  réparations» 
Les  malverfations  des  chefs  8c  de  ceux  qui  leur 
font  fournis  font  fi  confidérables,  qu’il  y  auroit 
deux  tiers  à  gagner  à  tout  exécuter  par  entreprife. 

Ces  arrangemens  purement  intérieurs  en  amè¬ 
neront  de  plus  confidérables.  La  compagnie  établit 
dès  fon  origine  des  réglés  fixes  ôc  précifes  dont  iî 
n  croit  jamais  permis  de  s’écarter  pour  quelque 
raifon,  ni  dans  quelque  occafion  que  ce  put  être. 
Ses  employés  étoient  de  purs  automates  dont  elle 
avoit  monté  d’avance  les  moindres  mouvemens. 
Cette  direétion  abfolue  &:  univerfelle  lui  parut 
néceffaire  pour  corriger  ce  qu’il  y  avoit  de  vicieux: 
dans  le  choix  de  fes  agens  ,  la  plupart  tirés  d’un 
état  obfcur,  8c  communément  privés  de  cette 
éducation  foignée  qui  étend  les  idées.  Elle- même 
ne  fe  permettait  pas  le  moindre  changement,  8c 
elle  attribuoit  à  cette  invariable  uniformité  le  fuc- 
ces  de  fes  entreprifes.  Des  malheurs  allez  fréquens 
qu’entraîna  ce  fyftême  ne  le  lui  firent  pas  aban¬ 
donner  3  8c  elle  fut  toujours  opiniâtrement  fidele 


Pfijtoîre 

à  fon  premier  plan.  Ce  n  etoient  pas  des  prin* 
çipes  réfléchis  qui  la  guidoient ,  c  était  une  rou¬ 
tine  aveugle.  Aujourd’hui  qu’elle  ne  peut  plusfaire 
impunément  des  fautes  ,  il  eft  néceffaire  qu’elle 
^vienne  fur  fes  pas.  Il  faut  que  laffe  de  lutter  avec 
défavantage  contre  les  négocians  libres  des  autres 
nations  ,  elle  fe  détermine  à  livrer  le  commerce 
d’Inde  en  Inde  aux  particuliers.  Cette  heureufe 
nouveauté  rendra  fes  colonies  plus  riches  Sc  plus 
fortes.  Elle-même  tirera  plus  de  profit  des  droits 
qu’on  payera  dans  fes  comptoirs ,  qu’elle  n’en 
tiroit  des  opérations  languiffantes  d’un  commerce 
expirant.  T out  ,  j  ufqu’aux  vailfeaux  que  leur  vetufté 
empêche  de  renvoyer  en  Europe  ,  doit  tourner  à 
fon  avantage.  Les  navigateurs  fixés  dans  fes  éta- 
hîiffemens ,  feront  trop  heureux  de  pouvoir  s’en 
fervir  dans  ces  mers  paifibles. 

Peut-être  la  compagnie  devrait  -  elle  pouffer 
fa  réforme  plus  loin  encore  ?  Ne  lui  conviens 
droit-il  pas  d’abandonner  aux  particuliers  le  com¬ 
merce  des  toiles  deftinées  pour  l’Europe  ?  Ceux 
qui  font  inftruits  de  fes  opérations  favent  bien 
qu’elle  ne  gagne  pas  au-delà  de  trente  pour  cent 
fur  cet  article  ,  qui  lui  eft  toujours  vendu  chère¬ 
ment  par  fes  agens ,  quoiqu’il  foit  acheté  avec 
fon  argent.  Qu’on  déduife  de  ce  bénéfice  les  ava¬ 
ries,  f intérêt  de  fes  avances,  les  appointemens 
des  commis,  les  rifques  de  mer,  &  on  trouvera 
qu’il  refte  peu  de  chofe.  Un  fret  de  vingt  pour 
cent  que  les  marchands  libres  payeroient  avec 
piaifir  ne  feroit-il  pas  plus  avantageux  à  la  com¬ 
pagnie  ? 

Libre  alors  des  foins ,  des  entraves  que  lui  donne 
ce  commerce  ,  elle  ouvriroit  fon  port  de  Batavia 
à  toutes  les  nations.  Elles  y  chargeraient  les  mar- 
chandifes  venues  d’Europe ,  les  denrées  que  4 


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pîülofophique  &  politique,  nï 

compagnie  obtient  à  bas  prix  des  princes  Indiens 
avec  lefquels  elle  a  des  traites  exclufifs  ,  les 
épiceries  deftinées  pour  toutes  les  échelles  de  l’Afie, 
où  la  confommation  augmenteroit  néceflairemenr* 
Elle  fe  verroit  bien  dédommagée  du  facrifîce 
qu’elle  feroit  à  la  liberté  générale  du  commerce  , 
par  la  vente  sûre ,  facile  3c  avantageufe  des  épice¬ 
ries  en  Europe.  La  corruption  feroit  néceflairemerit 
arrêtée  par  une  adminifiration  fi  (impie,  3c  l’ordre 
fe  trouveroit  afiez  folidement  établi  pour  fe  main¬ 
tenir  avec  des  foins  médiocres. 

La  nécellîté  de  faire  les  arrarigem ens  intérieurs 
que  nous  propofons  eft  d'autant  plus  urgente  , 
que  la  compagnie  eft  continuellement  menacée  de 

fierdre  la  bafe  de  fa  puiffance  ,  de  fe  voir  enlever 
e  commerce  des  épiceries. 

Il  pafle  pour  confiant  qu'on  ne  trouve  plus  le 
giroflier  qu’à  Amboine.  C’eft  une  erreur.  Avant 
que  les  Hollandois  fe  fuflent  emparés  des  Mo  lu- 
ques  proprement  dites  ,  toutes  les  ifles  de  cet  archi¬ 
pel  étoient  couvertes  de  cet  arbre.  On  l’arracha  3 
3c  on  continue  d’y  envoyer  tous  les  ans  deux 
chaloupes ,  chacune  chargée  de  douze  foldats , 
dont  la  fonction  fe  réduit  à  le  couper  par-tout  où 
il  repoüfiè.  Mais ,  outre  la  bafiefie  de  cette  ava¬ 
rice  qui  lutte  contre  la  prodigalité  de  la  nature  , 
quelle  que  foir  l’aéfivité  de  ces  deftrufteurs  ,  ils  ne 
peuvent  exécuter  leurs  ordres  que  fur  la  côte.  Trois 
cens  hommes  occupés  continuellement  à  parcourir 
les  forêts  ne  fuffiroient  pas  pour  remplir  cette  com- 
miflion  dans  toute  fon  étendue.  La  terre  rebelle 
aux  mains  qui  la  dévaftent ,  femble  s’obftiner 
contre  la  méchanceté  des  hommes.  Le  girofle 
renaît  fous  le  fer  qui  l’extirpe,  6c  trompe  la  dureté 
des  Hollandois ,  ennemis  de  tout  ce  qui  ne  croît 
pas  pour  eux  feuls,  Les  Anglois  établis  à  Sumatra 


TT  T'  *  if*"**  * 

Hijtoirc 

ont  envoyé  il  y  a  quelques  années  à  leur  mêtB©^ 
pôle  du  girofle  fourni  par  les  habicans  de  Bali  , 
qui  lavoient  tiré  des  lieux  où  Ion  prétend  qu’il 
n  en  exifte  plus. 

Le  mufcadier  n’eft  pas  non  plus  concentré  à 
Banda  :  il  croît  dans  la  nouvelle  Guinée  &  dans 
les  illes  fituées  fur  les  côtes.  Les  Malais  qui  feuls 
ont  quelque  liaifon  avec  ces  nations  féroces  ?  ont 
porté  de  fon  fruit  à  Batavia.  Les  précautions  qu’on 
a  prifes  pour  dérober  la  connoiflance  de  cet  événe¬ 
ment  ,  n’ont  fervi  qu’à  le  conftater  davantage }  6e 
fa  certitude  eft  appuyée  fur  tant  de  témoignages  5 
qu’il  n’eft  plus  pollîble  d’en  douter. 

Mais  quand  on  révoqueroit  en  doute  des  faits 
auflï  certains  :  quand  on  croiroit  par  habitude 
ou  par  révélation  que  les  Efpagnols  des  Philip¬ 
pines  qui  ont  un  fi  grand  intérêt,  une  fi  grande 
facilité  à  fe  procurer  le  giroflier  6c  le  mufcadier, 
ne  fortiront  jamais  de  leur  indolence,  il  faudra 
toujours  qu’on  convienne  qu’il  eft  arrivé  dans  ces 
mers  éloignées  un  événement  qui  mérite  une  at¬ 
tention  férieufe.  Les  Anglois  ont  découvert  le  dé¬ 
troit  de  Lombok.  Cette  découverte  les  a  conduits 
à  Saffara ,  fituée  entre  la  nouvelle  Guinée  6c  les 
Moluques.  Ils  ont  trouvé  dans  cette  ifle  la  même 
attitude,  la  même  terre,  le  même  climat  ‘que 
dans  celles  où  croiflent  les  épiceries  ,  6c  y  ont 
formé  un  établi (Ternent.  Croit-on  que  cette  nation 
aétive  6c  opiniâtre  perdra  de  vue  le  feul  objet 
quelle  puifle  s’être  propofé?  Croit-on  qu’elle  fera 
rebutée  par  les  obftacles  quelle  trouvera  ?  Si  la 
compagnie  connoifloit  fi  mal  le  caraéfere  de  fes 
rivaux ,  fa  fituation  celferoit  d’être  équivoque  , 
elle  feroit  défefpérée. 

Indépendamment  de  cette  guerre  d’induftne  , 
les  Hollandois  en  doivent  craindre  une  moins 


plûlofophîque  &  politique .  12$ 

lente  8e  plus  deftru&ive.  Tout ,  mais  fingulié- 
rement  la  maniéré  dont  ils  compofent  leurs  forces 
de  mer  3c  de  terre ,  doit  encourager  leurs  enne¬ 
mis  à  les  attaquer, 

La  compagnie  a  un  fonds  d’environ  cent  navi¬ 
res  de  fix  cens  à  mille  tonneaux.  Tous  les  ans 
elle  en  expédie  d’Europe  vingt-huit  ou  trente , 

en  reçoit  quelques-uns  de  moins.  Ceux  qui 
font  hors  d’état  de  faire  leur  retour  naviguent  dans 
l’Inde  ,  dont  les  mers  paifibles ,  fi  on  excepte  celles 
du  Japon  ,  n’exigent  pas  des  bâtimens  folides, 
Lorfqu’on  jouit  d’une  tranquillité  bien  allurée  » 
les  vaifleaux  partent  féparément  *  mais  pour  reve¬ 
nir  ,  ils  forment  toujours  au  Cap  deux  flottes  qui 
arrivent  par  les  Orcades ,  où  deux  vaifleaux  de 
la  république  les  attendent  3c  les  efcortent  jufqu’en 
Hollande.  On  imagina  dans  des  tems  de  guerre 
cette  route  détournée  pour  éviter  les  croifieres 
ennemies j  on  a  continué  à  s’en  fervir  en  tems 
de  paix  pour  éviter  la  contrebande.  Il  ne  paroiffoic 
pas  aifé  d’engager  des  équipages  qui  fortoienfc 
d’un  climat  brûlant  à  braver  les  frimats  du  nord. 
Deux  mois  de  gratification  furmonterent  cett© 
difficulté.  L’ufage  a  prévalu  de  la  donner ,  lors 
même  que  les  vents  contraires  ou  les  tempêtes 
pouflent  les  flottes  dans  la  Manche.  Une  fois  feule¬ 
ment  les  direéteurs  de  la  chambre  d’Amfterdam 
ont  voulu  eflayer  de  la  fupprimer.  Ils  furent  fur 
le  point  d’être  brûlés  par  la  populace  qui ,  comme 
toute  la  nation  ,  défapprouve  le  defpotifme  de 
la  compagnie ,  3c  gémit  de  fon  privilège  exclufif, 
La  marine  de  la  compagnie  eft  commandée  par 
des  officiers  qui  ont  tous  commencé  par  être 
matelots  ou  moufles.  Ils  font  pilotes  ,  ils  font 
manœuvriers }  mais  ils  n’ont  pas  la  première  idée 
des  évolutions  navales.  D’ailleurs  les  vices  de 


ii4  tîijtoiré 

leur  éducation  ne  leur  permettent  ni  de  concevoir 
l’amour  de  la  gloire  ,  rri  de  l’infpirer  à  l’efpecè 
d’hommes  qui  leur  font  fournis. 

La  formation  des  troupes  de  terre  éft  encore 
plus  mauvaife.  À  la  vérité ,  les  foldats  déferteurs 
de  toutes  les  nations  de  l’Europe  devroient  avoir 
de  l’intrépidité  ;  mais  ils  font  fi  mal  nourris  ,  fi 
mal  habillés,  fi  fatigués  par  le  fervice ,  qu’ils 
n’ont  aucune  volonté.  Leurs  officiers,- la  plupart 
Originairement  domefiiques  des  gens  en  place  T 
©u  tirés  d’une  profeffion  vile  où  ils  ont  gagné  dé 
quoi  acheter  des  grades  ,  ne  font  pas  fait  pour  leur 
communiquer  l’efprit  militaire.  Le  mépris  que 
le  gouvernement  entièrement  marchand  apourdes 
tommes  voués  par  état  à  une  pauvreté  forcée  , 
achevé  de  les  avilir ,  de  les  décourager.  A  toutes 
ces  caufes  de  relâchement ,  de  foiblefte  <§c  d’indif* 
cipline  ,  on  peut  en  ajouter  une  qui  eft  commune 
aux  deux  fervices  de  terre  8c  de  rùer. 

Il  n’exifte  pas  peut-être  dans  les  gouvernemens 
les  moins  libres  une  maniéré  de  fe  procurer  des 
matelots  6c  des  foldats ,  plus  blâmable  que  celle 
dont  fe  fert  la  compagnie  depuis  fort  long-terns* 
Dans  toutes  les  villes  où  il  y  a  une  maifon  des 
Indes,  on  trouve  des  gens’  le  plus  fouvent  cabare- 
tiers  ;  auxquels  le  peuple  a  donné  le  nom  dé 
vendeurs  d*  curies .  Ces  fcélérats  par  eux  -  mêmes,' 
dans  les  lieux  où  ils  font  fixés ,  ou  loin  ,  6c  fur 
les  frontières ,  par  des  inftrumens  encore  plus  vils 
qu’eux ,  preflent  les  ouvriers  Sc  les  déferteurs  quils 
trouvent  de  s’engager  pour  les  Indes  ,  où  on  les 
allure  qu’ils  ne  fauroient  manquer  de  faire  une 
fortune  rapide  8c  confidérable.  Ceux  que  cet  appas 
féduit  font  enrôlés,  fans  favoir  le  plus5  fouvent 
en  quelle  qualité,  8c  reçoivent  de  la  compagnie 

deux:  mois  devance  ,  qui  font  livrés  à  l’embau- 

cheur  s 


philosophique  &  politique .  22  j 

cheur.  Iis  rorment  à  cette  époque  un  engagement' 
de  cent  cinquante  florins  ,  au  profit  ne  leur 
féducteur,  chargé  par  cet  arrangement  ce  leur 
former  un  équipage  qui  peut  monter  au  dixième 
de  cette  valeur.  La  dette  eft  conftatée  par  un  billet 
de  la  compagnie  qui  n’eft  payé  que  dans  le  cas 
où  les  débiteurs  vivent  allez  iong-tems  pour  que 
leur  folde  y  puifle  fuffire. 

Une  fociété  qui  fe  foutient  malgré  ce  mépris 
four  la  prof eflion  militaire ,  &  avec  des  foldats 
ii  corrompus ,  doit  faire  juger  des  progrès  qu’a 
fait  1  art  de  la  négociation  clans  ces  derniers  fiecles. 
Il  a  fallu  fuppléer  fans  cefle  à  la  force  par  des  trai¬ 
tés,  de  la  patience  ,  de  la  modeflie  de  de  l’adrefle; 
mais  on  ne  fauroit  trop  avertir  des  républicains 
que  ce  ne  fi:  là  qu’un  état  précaire  ,  de  que  les 
moyens  les  mieux  combinés  en  politique  neréfiftenc 
pas  toujours  au  torrent  de  la  violence  de  des  cir- 
conftances.  Il  faut  que  la  compagnie  aye  des  trou¬ 
pes  compofées  de  citoyens  ,  de  cela  n’eft  pas  im~ 
polîible.  Elle  ne  parviendra  pas  à  leur  infpirer 
cet  efprit  public ,  cet  enthoufiafme  pour  la  gloire 
qu’elle  n’a  pas  elle-même.  Un  corps  eft  toujours  à 
cet  égard  dans  le  cas  d’un  gouvernement  qui 
ne  doit  jamais  conduire  fes  troupes  que  par  les 
principes  fur  lefquels  porte  fa  conftitution.  L’amour 
du  gain  ,  l’œconomie  font  la  bafe  de  l’admi- 
niftration  de  la  compagnie.  Voilà  les  motifs  qui 
doivent  attacher  le  lpldat  à  fon  fervice.  Il  faut , 
qu’employé  dans  des  expéditions  de  commerce , 
il  foit  aftiiré  d  une  rétribution  proportionnée  aux 
moyens  qu’il  employera  pour  les  faire  réuflïr  , 
de  que  la  folde  lui  foit  payée  en  actions.  Alors 
les  intérêts  perfonnels ,  loin  d’affoiblir  le  reflort 
général  ,  lui  donneront  de  nouvelles  forces. 

Que  ü  nos  réflexions  ne  déterminent  pas  la 
Tonie  L  "  ^  P 


225  Hiftoire 

compagnie  à  porter  la  réforme  dans  cette  partie 
importante  de  fon  adminiftration  ,  quelle  fe 
réveille  du  moins  à  la  vue  des  dangers  qui  la 
menacent.  Si  elle  étoit  attaquée  dans  l’Inde  ,  elle 
fe  verroit  enlever  fes  établifiemens  en  moins  de 
rems  qu  elle  n’en  a  mis  pour  les  conquérir  fur  les 
Portugais.  Ses  meilleures  places  n  ont  ni  chemins 
couverts ,  ni  glacis ,  ni  ouvrage  extérieurs  ,  de 
ne  tiendroient  pas  huit  jours.  Elles  ne  font  ja¬ 
mais  approvifionnées  de  vivres, quoiqu’elles  regor¬ 
gent  toujours  de  munitions  de  guerre.  Il  n’y  a 
pas  dix  mille  hommes  Elans  ou  noirs  pour  les 
garder  ,  de  il  en  faudrait  plus  de  vingt  mille. 
Ces  défavantages  ne  feroient  pas  compenfés  par 
les  reflou-rces  de  la  marine.  La  compagnie  n’a 
pas  un  feul  vaifieau  de  ligne  dans  fes  ports  ,  de 
il  ne  feroit  pas  poflible  d’armer  en  guerre  les  vaif- 
feaux  marchands.  Les  plus  gros  de  ceux  qui  retour¬ 
nent  en  Europe  n’ont  pas  cent  hommes  }  &c  en 
réunifiant  ce  qui  fe  trouve  épars  fur  tous  ceux 
qui  naviguent  dans  les  Indes  ,  on  ne  trouveroit 
pas  de  quoi  former  un  feul  équipage.  Tout  homme 
accoutumé  à  calculer  des  probabilités  ne  craindra 
pas  d’avancer  que  la  puififance  Hollandoife  pour- 
roit  être  détruite  en  Afie  avant  que  le  gouverne¬ 
ment  eut  pu  venir  au  fecours  de  la  compagnie. 
Ce  col o fie  d’une  apparence  gigantefque  a  pour 
bafe  unique  les  Moluques.  Six  vaifleaux  de  guerre 
de  quinze  cens  hommes  de  débarquement  feroient 
plus  que  fuffifans  pour  en  affurer  la  conquête. 
Elle  peut  être  l’ouvrage  des  François  de  des 
Angiois. 

Si  la  France  formoit  cette  entreprife ,  fon  efea- 
dre  après  s’être  rafraîchie  fur  la  cote  du  B  refil , 
gagneroit  par  le  cap  de  Horn  les  Philippines , 
' eu  Oïl  lui  fourniroit  de  quoi  fe  réparer.  Delà 


VV  i  -'SS!  fyW  V-  ' 


philosophique  &  politique .  227 

elle  fonderoit  furTernate,  ouïes  hoftilités  por¬ 
teraient  la  première  nouvelle  de  fon  arrivée  dans 
ces  mers.  Un  fort  fans  ouvrages  extérieurs ,  & 
gui  peut  etre  battu  de  deflus  les  vailfeaux ,  ne 
feroit  pas  une  longue  reiiftance*  Amboine  qui 
avoit  autrefois  un  rempart ,  un  mauvais  folle  , 
quatre  petits  bafluons  ,  a  etc  fi.  fouvent  boulverfé 
par  des  tiembiemens  de  terre,  qu’il  doit  être  hors 
d  état  daireter  deux  jours  un  ennemi  entrepre¬ 
nant»  Banda  prelente  des  difficultés  particulières* 
Il  n’y  a  point  de  fonds  autour  de  ces  files  ,  &  il 
régné  des  courans  violens  ,  de  forte  que  fi  on 
manquoit  deux  ou  trois  canaux  qui  y  conduifent, 
on  ferait  emporté  fans  refiource  au-defious  du 
vent.  Mais  cet  obftacle  feroit  aifément  levé  par 
les  pilotes  d  Amboine.  On  n’auroit  qu’à  battre 
Un  mur  fans  folle  ,  ni  chemin  couvert  y  feulement 
deffendu  par  quatre  baftions  en  mauvais  état,  un 
petit  foi  t  bâti  fur  une  hauteur  qui  commande  la 
place  ,  ne  prolongeroit  pas  la  défenfe  de  vmc?t« 
quatre  heures.  D 

Tous  ceux  qui  ont  vu  de  près  ôc  bien  vu  les 
Molucques ,  s  accordent  a  dire,  quelles  ne  tien— 
droient  pas  un  mois  contre  les  forces  qu’on  vient 
d’indiquer.  Si ,  comme  il  efi:  vraifemblable  ,  les 
garnifons  trop  foibles  de  moitié  ,  aigries  par  les 
traite  mens  qu  elles  éprouvent  ,  refufent  de  fe 
battre,  ou  fe  battoient  mollement,  la  conquête 
feroit  plus  rapide.  Pour  lui  donner  le  dé<mé  de 
lolidité  dont  elle  feroit  digne  ,  il  faudroit  s’empa- 
rer  de  Batavia  ÿ  ce  qui  feroit  moins  difficile  qu’il 
ne  dose  ie  paroitre.  L’efcadre ,  avec  ceux  de  fes 
foldats  quelle  n’auroit  pas  lailfcs  en  o-arnifon  , 
avec  la  partie  des  troupes  Hollandoifes  qui  fè 
feroit  donnée  au  parti  vainqueur ,  avec  huit  ou 
seul  cens  hommes  quelle  recevroit  à  tems  des 

P  z 


22,8  Hiftoire 

îlles  de  France  6c  de  Bourbon  ,  viendroit  sûr&4 
ment  a  bout  de  cette  entreprife.  Il  fuffat  pour  en 
être  convaincu  d’avoir  une  idée  jufte  de  Batavia, 

L’obftacle  le  plus  ordinaire  au  fiege  des  places 
maritimes  ,  eft  la  difficulté  du  débarquement  : 
rien  n’eft  plus  facile  à  la  capitale  de  Java.  Inuti¬ 
lement  le  général  Jmhof  qui  fentoit  cet  incon¬ 
vénient,  chercha  à  y  remédier,  en  conftruifant un 
fort  à  Fembouchure  du  fleuve  qui  embellit  la 
ville.  Quand  meme  ces  ouvrages  conduits  à  grands 
frais  par  des  gens  fans  aucun  talent  auroient  été 
portés  à  leur  perfection ,  on  n’auroit  pas  été  dans 
une  fituation  beaucoup  meilleure.  La  defcente 
qu’on  auroit  rendue  impraticable  dans  un  point , 
auroit  été  toujours  ouverte  par  plufieurs  nvieres 
qui  tombent  dans  la  rade  ,  6c  qui  font  toutes  navi¬ 
gables  pour  des  chaloupes. 

L’ennemi  formé  à  terre  ne  trouveroit  qu’un® 
cité  immenfe  fans  chemin  couvert ,  deffendu  par 
un  rempart  6c  par  quelques  baftions  bas  6c  irrégu¬ 
liers  ,  entourée  d’un  folle  forme  d  un  cote  par  une 
riviere  ,  6c  de  l’autre  par  des  canaux  marécageux 
qahl  feroit  aifé  de  remplir  d’eau  vive  :  elfe  étoit 
protégée  autrefois  par  une  citadelle  j  mais  Jmhof, 
en  élevant  entre  la  ville  6c  la  place  des  cafernes 
valtes  6c  fort  élevées ,  interrompit  cette  commu¬ 
nication.  On  lui  fit  remarquer  après  coup  cette 
bévue  ,  6c  il  n’imagina  rien  de  mieux  poui  la 
réparer  ,  que  de  détruire  deux  demi  baftions  du 
fort  qui  regardoient  la  ville.  Depuis  ce  tems-la 
ils  font  joints  l’un  à  l’autre. 

Mais  quand  les  fortifications  feroient  auffi  par- 
faites  quelles  font  vicieufes;  quand  l’artillerie 
qui  eft  immenfe  feroit  dirigée  par  des  gens  habi¬ 
les  j  quand  on  fubftitueroit  Cohorn  ou  Vauban 
aux  hommes  tout-à-  fait  ineptes  chargés  de  la  con- 


philofoph  Ique  &  politique .  1 29 

Milite  des  travaux  ,  la  place  ne  pourroit  pas  tenir: 
elle  auroit  au  moins  befoin  de  quatre  mille  hom¬ 
mes  pour  fe  défendre  ,  Sc  elle  en  a  rarement 
plus  de  fix  cens.  Audi  les  Hollandois  ne  font-ils 
pas  affez  aveugles  pour  mettre  leur  confiance  dans 
une  garnifon  fi  foible  :  ils  comptent  bien  davan¬ 
tage  fur  les  inondations  que  des  éclufes  qui  enchaî¬ 
nent  plufieurs  petites  rivières  les  mettent  en  état 
qe  fe  procurer.  Ils  penfent  que  les  inondations 
retarderoient  les  opérations  d’un  fiége  ,  Sc  feroient 
périr  les  afiîégeans  par  la  contagion  quelles  eau- 
ieroient.  Avec  plus  de  réflexion ,  011  verroit  qu’a¬ 
vant  que  ces  faignées  n’euflent  produit  leur  effet  > 
la  place  feroit  emportée. 

Le  plan  de  conquête  que  pourroit  former  la 
France  conviendrait  également  aux  intérêts  de 
la  Grande-Bretagne  ,  avec  cette  différence  ,  que 
les  Anglois  pourraient  l’exécuter  en  paffant  par 
les  détroits  de  Bali  ou  de  Lombok  ’7  après  avoir 
commencé  par  fe  rendre  maîtres  du  cap  de  Bon- 
ne-efpérance  ,  relâche  excellente  dont  ils  ont 
befoin  pour  leur  navigation  aux  Indes* 

Le  cap  peut  être  attaqué  par  deux  endroits  : 
le  premier  efl  la  baie  de  la  Table  5  à  l’extrémité 
de  laquelle  efl  fi  tué  le  fort.  C’eft  une  rade  ouverte , 
ou  la  violence  de  la  mer  n’efl  rompue  que  par 
une  ifle,  où  les  exilés  de  la  colonie  3  quelques- 
uns  même  de  Batavia  font  occupés  à  tuer  des 
chiens  marins  ,  Sc  à  ramafier  des  coquillages  > 
dont  on  tait  la  chaux.  Elle  efl;  fi  mauvaife  dans 
le  mois  de  juin  ?  juillet ,  août  Sc  feptembre ,  qu’on 
y  a  vu  périr  vingt-cinq  vaifleaux  en  1722 ,  Sc  fept 
en  1736*  Quoique  les  commodités  qu’on  y  trouve 
la,  faflent  préférée  dans  les  autres  faifons  de  Pan- 
nee  par  tous  les  navigateurs ,  il  efl  vraifemblable 
quon  n’y  tenterait  pas  la  defeente  ,  parce  que 


i3°  Hi  (taire 

les  deux  côtes  du  port  font  couverts  de  batteries., 
qu’il  ferait  rifqueux,  &  peut-être  împoffiblede  faire 
taire.  On  préférerait  fans  doute  la  baye  falfe 
qui  éloignée  de  la  première  de  trente  lieues  par 
mer  ,  n’eft  cependant  du  côté  de  terre  qu’à  trois 
lieues  de  la  capitale.  Le  débarquement  fe  féroit 
paifiblement  dans  cet  afyle  sûr  ^  &  les  troupes 
arriveroient  fans  obflacle  fur  une  hauteur  qui 
domine  le  fort.  Comme  cette  citadelle  d’aib 
leurs  fort  refferrée  n’eft  défendue  que  par  une 
garnifon  de  trois  cens  hommes  ,  de  quatre  cens 
au  plus ,  on  la  réduiroit  en  moins  d’un  jour  avec 
quelques  bombes.  Les  colons  difperfés  dans  une 
efpace  immenfe  ,  &c  féparés  les  uns  des  autres  par 
des  déferts ,  n’y  auroient  pas  le  tems  de  venir 
à  fon  fecours.  Peut-être  ne  le  voudroient-ils  pas 
quand  ils  le  pourroient  ?  Il  doit  être  permis  de 
ioupçonner  que  l’oppreflion  dans  laquelle  ils 
gémilfent  leur  faitdefirer  un  changement  de  domi¬ 
nation.  La  perte  du  Cap  mettroit  peut-être  la 
compagnie  dans  l’impollibilité  de  faire  palfer  aux 
Indes  les  fecours  néceffaires  à  la  défenfe  de  fes 
établilfemens,  rendrait  au  moins  ces  fecours  moins 
sûrs  &  plus  difpen dieux.  Par  la  raifon  contraire* 
les  Anglois  tireraient  de  grandes  commodités  de 
cette  conquête  ,  des  avantages  meme  immenfes  , 
fi  on  pouvoir  fe  détacher  de  cet  efprit  de  mono¬ 
pole  contre  lequel  la  raiion  ôc  fhumanite  récla¬ 
mèrent  toujours. 

Les  colonies  Angloifes  de  l’Amérique  fepten- 
trionale  ont  du  fer,  des  bois,  du  ris  ,  du  fucre» 
cent  objets  de  confommation  qui  manquent  tota¬ 
lement  au  Cap.  Elles  pourraient  les  y  porter  , 
&  recevoir  en  échange  des  vins  &  des  eaux- 
d«-vie.  Le  terrein  de  cette  partie  de  l’Afrique  eft 
fi  propre  5  &  le  climat  fi  favorable  à  cette  cul- 


philo fophi que  -  &  politique .  23  ï 

ture  ,  qu’on  peut  lui  donner  une  e tendue  immen.c» 
Qq’oii  ouvre  des  débouches  ,  6e  on  veria  un  ci— 
pace  de  deux  cens  lieues  couvert  de  vignes.^!  a 
tolérance,  la  douceur  du  gouvernement  ;  lei- 
pérance  d’une  lituation  commode  attireront  des 
cultivateurs  de  tous  les  côtés  :  ils  trouveront  aife- 
ment  des  crédits  pour  fe  procurer  les  elclaves  né- 
ceflaires  à  tous  leurs  travaux.  Bientôt  ils  feront 
en  état  de  fournir  des  boiilons  faines ,  agréables  , 
abondantes  à  l’Amérique  Angloife  ,  &  peut-être 
que  la  métropole  elle- même  puifera  un  jour  les 

liennes  à  la  même  four  ce. 

Sr  la  république  de  Hollande  ne  regarde  pas 
comme  imaginaires  le,s  dangers  que  1  amour 
du  bien  général  des  nations  nous  fait  prelfentir 
pour  fou  commerce  ,  elle  ne  doit  rien  oublier  pour 
les  prévenir:  il  faut  quelle  ne  perde  pas  de  vue 
que  la  compagnie  ,  depuis  fon  origine,  jtifquert 
1721,  a  reçu  environ  quinze  cens  vaifleaux  5 
dont  la  charge  coûtait  dans  l’Inde  trois  cens  cin¬ 
quante  de  un  million  fix  cens  quatre-ving-trois 
mille  florins ,  &c  a  été  vendue  plus  du  double  en  Eu¬ 
rope  :  qu’en  envoyant  trois  millions  de  florins  dans 
l’Inde  ,  elle  parvient  a  fe  procurer  des  retours 
annuels  de  vingt  millions  de  florins  ,  dont  le  cin¬ 
quième  au  plus  fe  confomme  dans  les  Provin- 
ces-uniesq  qu’au  renouvellement  de  chaqueochoi  * 
elle  a  donné  des  fommes  confidcrables  à  la  répu¬ 


blique  }  quelle  a  fecouru  l’état  lorlque  l’état  a 
eu  befoin  d’être  fecouru^  qu’elle  a  élevé  une  mul¬ 
titude  de  fortunes  particulières  qui  ont  prodigieu- 
fement  accru  les  riçhefTes  nationales  '>  enfin  qu’elle 
a  doublé  ,  triplé  peut-être  l’aftivité  de  la  métro¬ 
pole  ,  en  lui  prefentant  fréquemment  l’occaflon 
de  former  de  grandes  entreprifes. 

Toute  cette  profpérké  eft  prête  à  s  évanouir  * 


gouvernement  qui  a  cherché  à  entretenir  dans  fon 
iein  une  multitude  de  citoyens ,  3c  à  n  en  em¬ 
ployer  qu’un  petit  nombre  dans  fes  établiffemens 
éloignés.  C ’eft  aux  dépens  de  l’Europe  entière 
que  la  Hollande  a  fans  ceffe  augmenté  le  nom¬ 
bre  de  fes  fujets  :  la  liberté  de  confcience  dont 
on  y  jouit  >  3c  la  douceur  des  loix  ,  y  ont  attiré 
tous  les  hommes  qu  opprimoient  en  cent  endroits 
l’intolérance  &  la  dureté  du  gouvernement. 

Elle  a  procuré  des  moyens  de  fubfiftance  à 
quiconque  vouloir  s’établir  3c  travailler  chez  elle: 
on  a  vu  en  différons  tems  les  habitans  du  pays 
que  dévaftoit  la  guerre,  aller  chercher  en  Hollande 
tm  azyle  3c  du  travail. 

L’agriculture  n’y  a  jamais  pu  être  un  objet 
confidérable  ,  quoique  la  terre  y  foit  cultivée 
auili  parfaitement  qu’elle  puiffe  l’être.  Mais  la 
pcche  du  hareng  lui  tient  lieu  d’agriculture.  C’eft 
un  nouveau  moyen  de  fubfiftance  ,  une  école  de 
matelots.  Nés  fur  les  eaux,  ils  labourent  la  ruer  : 
ils  en  tirent  leur  nourriture  :  ils  s’aguerriffent  aux 
tempêtes ,  où  ils  apprennent  fans  rifque  à  vaincre 
les  dangers. 

Le  commerce  de  tranfport  qu’elle  fait  conti¬ 
nuellement  d’une  nation  de  l’Europe  à  l’autre, 
eft  encore  un  genre  de  navigation  qui  ne  con- 
fomme  pas  les  hommes  ,  3c  les  fait  fubfifter  par 
le  travail. 

Enfin  ,  la  navigation  qui  dépeuple  une  partie 
de  l’Europe  ,  peuple  la  Hollande.  Elle  eft  comme 
une  production  du  pays.  Ses  vaiffeaùx  font  fes 
fonds  de  terre  ,  quelle  fait  valoir  aux  dépens 
de  l’étranger. 

On  conno'it  chez  elle  le  luxe  de  commodité  ; 


philofophique  &  politique.  2^ 

il  y  eft  fans  recherche.  On  y  connoît  celui  de 
la  bienfeance  ;  il  s’y  trouve  avec  modération. 
La  Hollande  ignore  celui  de  la  fantaifie.  Un 
efprit  d’ordre  ,  de  frugalité  ,  d’avarice  meme  régné 
dans  toute  la  nation  8c  il  y  a  été  entretenu  avec 
foin  par  le  gouvernement. 

Les  colonies  font  gouvernées  par  le  même 
efprit.  On  ne  les  peuple  guere  que  de  la  lie  de 
la  nation ,  ou  d’étrangers  ;  mais  des  loix  fève- 
res ,  une  adminiftration  j ufte ,  une  fubfiftance 
facile  ,  un  travail  utile  donnent  bientôt  des  mœurs 
à  ces  hommes  renvoyés  de  l’Europe ,  parce  qu’ils 
n’en  avoient  pas. 

Le  même  delfein  de  conferver  fa  population 
prédde  à  fon  ceconomie  militaire  ,  elle  entretient 
en  Europe  un  grand  nombre  de  troupes  étran* 
gérés }  elle  en  entretient  dans  les  colonies. 

Les  matelots  en  Hollande  font  bien  payés , 
6e  des  matelots  étrangers  fervent  continuellement 
ou  fur  fes  va  idéaux  marchands ,  ou  fur  fes  vaif* 
féaux  de  guerre. 

Pour  le  commerce  ,  il  faut  la  tranquillité  an 
dedans,  la  paix  au  dehors.  Aucune  nation  ,  excep¬ 
té  les  Suiiîes ,  ne  cherche  plus  à  fe  maintenir  en 
bonne  intelligence  avec  fes  voifins,  8c  plus  que 
les  Suilfes  elle  cherche  à  maintenir  fes  voidns 
en  paix. 

La  république  conferve  l’union  entre  les  citoyens 
par  de  très-belles  loix  qui  indiquent  à  chaque 
corps  fes  devoirs ,  par  une  adminiftration  prompte 
8c  dédntéreflée  de  la  juftice  ,  par  des  réglemens 
admirables  pour  les  négocians. 

Pour  le  commerce  ,  il  faut  de  la  bonne  fol. 
Aucun  gouvernement  ne  l’afture  comme  celui  de 
la  Hollande.  L’état  en  a  dans  les  traités,  &  les 
négocians  les  marchés. 


^34  Hiftoîre 

Enfin ,  nous  ne  voyons  en  Europe  aucune 
nation  qui  ait  mieux  combiné  ce  que  fa  fituation  , 
fes  forces,  fa  population  lui  permettent  d’entre¬ 
prendre  3  de  qui  ait  mieux  connu  oit  fuivi  les 
moyens  d’augmenter  fa  population  de  fes  forces. 
Nous  n’en  voyons  aucune  qui,  ayant  pour  objet 
lin  grand  commerce  de  la  liberté  ,  qui  s’appel¬ 
lent  3  s’attirent  de  fefoutiennent ,  fe  foie  mieux 
conduit  poijr  conferver  l’un  d c  l’autre. 

"Mais  combien  ces  mœurs  font  déjà  déchues  de 
dégénérées.  Les  intérêts  perfonnels  qui  s’épurent 
pat  leur  réunion  ,  fe  font  ifolés  entièrement  , 
de  la  corruption  eft  devenue  générale.  11  n’y  a 
plus  de  patrie  dans  le  pays  de  l’univers  qui  de- 
vroit  infpirer  le  plus  d’attachement  à  fes  habi¬ 
tai!  s.  Quels  fentimens  de  patriotifme  ne  devrait- 
on  pas  en  effet  attendre  d’un  peuple  qui  peut  fe 
dire  à  lui-même  :  cette  terre  que  j’habite  ,  c’eft  moi 
qui  l’ai  rendue  féconde  }  c’eft  moi  qui  l’ai  embel¬ 
lie,  c’eft  moi  qui  l’ai  créée.  Cette'  mer  menaçante 
qui  couvroit  nos  campagnes ,  fe  brife  contre  les 
digues  puiftantes  que  j’ai  oppofées  à  fa  fureur. 
J’ai  purifié  cet  air  que  des  eaux  croupiftantes 
remplifloient  de  vapeurs  mortelles.  C’eft  par  moi 
que  des  villes  fuperbes  preffent  la  tfafe  de  le  limon 
que  portoient  l’océan.  Les  ports  que  j’ai  confiants, 
les  canaux  que  j’ai  creufés  reçoivent  toutes  les 
productions  de  l’univers  que  je  difpenfe  à  mon  gré. 
Les  héritages  des  autres  peuples  ne  font  que  des 
pofTeftions  que  l’homme  difpute  à  l’homme  ;  celui 
que  je  laiiferai  à  mes  enfans  ,  je  Fai  arraché  aux 
élémens  conjurés  contre  ma  demeure  ,  de  j  en 
fuis  relié  lemaître.  C’eft  ici  que  j’ai  établi  un 
nouvel  ordre  phyfique  ,  un  nouvel  ordre  moral 
J’ai  tout  fait  où  il  n’y  avoit  rien.  L’air  ,  la  terre  3 
le  gouvernement ,  la  liberté  ;  tout  eft  mon  ouvra- 


philosophique  &  politique.  *.%£ 

•*e.  Je  jouis  de  la  gloire  de  palTé ,  &  lorfcpe  je 
porte  mes  regards  fur  l’avenir ,  je  vois  avec  fa- 
tisfadhon  cjuc  mes  cendres  repoferont  rrancjuil— 
lement  dans  les  mêmes  lieux  ou  mes  peres  voyoïent 
ie  former  des  tempêtes.  Que  de  motifs  pour 
idolâtrer  fa  patrie  !  Cependant  il  n’y  a  plus  def- 
prit  public  en  Hollande  :  c’eft  un  tout  dont  les 
parties  n’ont  d’autre  rapport  entr’elles  que  la  place 
qu’elles  occupent.  La  bafleffe  ,  l’avililfement  8c 
la  mauvaife  foi  font  aujourd’hui  le  partage  des 
vainqueurs  de  Philippe.  Ils  trafiquent  de  leur 
ferment  comme  d’une  denrée  }  8c  ils  vont  deve¬ 
nir  le  rebut  de  l’univers  qu’ils  avoient  étonné 
par  leurs  travaux  8c  par  leurs  vertus. 

Hommes  indignes  du  gouvernement  où  vous 
vivez ,  frémilfez  du  moins  des  dangers  qui  vous 
environnent.  Avec  l’ame  des  efclaves ,  on  n’effc 
pas  loin  de  la  fervitude.  Le  feu  facré  de  la  liberté 
ne  peut  être  entretenu  que  par  des  mains  pures. 
Vous  n’êtes  pas  dans  ces  tems  d’anarchie,  où 
tous  les  fouverains  de  l’Europe  également  con¬ 
trariés  par  les  grands  de  leurs  états ,  ne  pocr- 
voient  mettre  dans  leurs  opérations  ni  fecret, 
ni  union  ,  ni  célérité  ;  où  l’équilibre  des  puiffan- 
ces  ne  pouvoit  être  que  l’effet  de  leur  foiblefie 
mutuelle.  Aujourd’hui  l’autorité  devenue  plus  indé¬ 
pendante  affure  aux  monarchies  des  avantages 
dont  un  état  libre  ne  jouira  jamais.  Que  peuvent 
oppofer  des  républicains  à  cette  fupériorité  redou¬ 
table  ?  Des  vertus  }  8c  vous  n’en  avez  plus.  La 
corruption  de  vos  mœurs  8c  de  vos  magiftrars 
enhardie  par  tous  les  calomniateurs  de  la  liberté; 
8c  votre  exemple  funefte  refferre  peut-être  les 
chaînes  des  autres  nations.  Que  voulez-vous  que 
nous  répondions  à  ces  hommes  qui ,  par  mauvaife 
foi  3  ou  par  habitude 3  nous  difent  tous  les  jours: 


£  3  £  Hïftoïre* 

le  voilà  ce  gouvernement  que  vous  exaltez  fi  fort 
dans  vos  écrits  :  voilà  les  fuites  heureufes  de  ce 
fyftême  de  liberté  qui  vous  eft  fi  cher.  Aux  vi¬ 
ces  que  vous  reprochez  au  defpotifme  ,  ils  ont 
ajouté  un  vice  qui  les  furpafie  tous ,  Pimpuif- 
fance  de  reprimer  le  mal.  Que  répondre  ?  Ce 
que  nous  venons  de  dire.  Que  la  corruption  des 
républiques  a  un  terme  affreux ,  le  paffage  de  la 
licence  à  l’efclavage ,  &  qu  enfin  elles  tombent 
pour  toujours  dans  la  claffe  des  peuples  fournis 
dont  la  corruption  n’a  plus  de  terme.  On  va  voir 
à  quel  pçint  l’Angleterre  eft  éloignée  d’un  pareil 
danger* 

Fin  du  fécond  Livre * 


*37 


I  S  T  O  ï  R  E 


PHILOSOPHIQUE 

E  T 

POLITIQUE, 

Des  établijfemens  &  du  commerce  des 
Européens  dans  les  deux  Indes . 

'  LIVRE  TROISIEME. 


N  ne  connoît  ni  l’époque  qui  a  peuplé 
les  ifles  Britanniques  ,  ni  l’origine 
de  leurs  premiers  habitans.  Tout  ce 
que  les  monumens  historiques  les  plus 
dignes  de  foi  nous  apprennent ,  c ’eft 
quelles  furent  fuccelîivement  fréquentées  par  les 
Phéniçiens ,  par  les  Carthaginois  ôc  par  les  Gau¬ 
lois.  Les  négocians  de  ces  nations  y  alloient échan¬ 
ger  des  vafes  de  terre  ,  du  fel  ,  toutes  fortes 
cfinftrumens  de  fer  &  de  cuivre  contre  de«s  peaux, 
des  efclaves,  des  chiens  de  ch  a  fie  Sc  de  combat, 
fur-tout  contre  de  l’étain.  Leur  bénéfice  étoit  tel 
à  peu  près  qu’ils  le  vouloient  avec  des  peuples 


*3^  _  Hiftoîrë 

fauvages  qui  ignoroienc  également  le  prix  (3s  ce 
quon  leur  portoit,  le  prix  de  ce  qu’ils  livroient. 

A  ne  confulcer  qu’une  fpéculation  vague ,  on 
feroit  porte  à  penfer  que  les  infulaires  ont  été 
les  premiers  hommes  policés.  Rien  n’arrête  les 
excurfions  des  habitant  du  continent  :  ils  peuvent 
trouver  à  vitre  ,  de  fuir  les  combats  en  même 
tems.  Dans  les  illes ,  la  guerre  de  les  maux  d’une 
fociété  trop  reflerrée  doivent  amener  plus  vite  la 
néceilité  des  loix  de  des  conventions.  Cependant 
quelqu’en  foit  la  raifon  ,  on  voie  généralement 
leurs  mœurs  de  leur  gouvernement  formés  plus 
tard  de  plus  imparfaitement.  Toutes  les  tradi¬ 
tions  fatteftent  en  particulier  pour  la  Bretagne.* 

La  domination  Romaine  ne  fut  pas  allez  lon¬ 
gue  ,  de  fut  trop  difputée  ,  pour  beaucoup  avancer 
i’induftrie  des  Bretons.  Le  peu  même  de  progrès 
que  pendant  cette  époque  avoient  fait  la  culture 
de  les  arts  ,  s’anéantit  aufti-tôt  que  cette  fiere 
puiffancefe  fut  décidée  à  abandonner  fa  conquête. 
L’efprit  de  fervitude  que  les  peuples  méridionaux 
de  la  Bretagne  avoient  contraéfé ,  leur  ôta  le 
courage  de  rélifter  d’abord  au  refoulement  des 
Piétés  leurs  voihns ,  qui  s’étoient  fauvés  du  joug  , 
en  fuyant  vers  le  nord  de  l’ille  ,  de  peu  après  aux 
expéditions  plus  meurtrières  ,  plus  opiniâtres  de 
plus  combinées  de  brigands  qui  fortoient  en 
foule  des  contrées  les  plus  feptentrionales  de 
l’Europe. 

Tous  les  empires  eurent  à  gémir  de  cet  horrible 
fléau  ,  le  plus  deftructeur  peut-être  dont  les  anna¬ 
les  du  monde  ayent  perpétué  le  fouvenir  ;  mais 
les  calamités  qu’éprouva  la  Grande-Bretagne  font 
inexprimables.  Chaque  année  ,  plulieurs  fois  l’an¬ 
née,  elle  voyoit  fes  campagnes  ravagées  ,  fes  mai- 
fops  brûlées ,  fes  femmes  violées ,  fes  temples  dé- 


philofophique  &  politique.  z$9 

pouillés ,  fes  habitans  maifacrés ,  mis  a  la  torture  , 
ou  amenés  en  efclavage.  Tous  ces  malheurs  fe  fuc- 
çédoient  avec  une  rapidité  qu’on  a  peine  à  fui- 
vre.  Lorfque  le  pays  fut  détruit  ,  au  point  de  ne 
plus  rien  ofrir  à  l'avidité  de  ces  barbares  ,  ils  s’em¬ 
parèrent  du  pays  même.  A  une  nation  fuccédoit 
une  nation.  La  horde  qui  furvenoit ,  chalîoit  ou 
exterminoit  celle  qui  étoit  déjà  établie  ;  Sr.  cette 
foule  de  révolutionsperpétuoit  l’inertie,  la  défiance 
&c  la  mifere.  Tout  porte  à  penfer  que,  dans  ces 
tems  de  découragement ,  les  Bretons  n’avoient 
guère  de  liaifon  de  commerce  avec  le  continent. 
Les  échanges  étoient  même  fi  rares  entreux  ,  qu’il 
falloir  des  témoins  pour  la  moindre  vente. 

Telle  étoit  la  iituation  des  chofes  ,  lorfque 
Guillaume  le  Conquérant  fubjugua  la  Grande- 
Bretagne  un  peu  après  le  milieu  du  onzième  fiecle. 
Ceux  qui  le  fuivoient  arrivoient  de  contrées  un 
peu  mieux  policées ,  plus  aétives,  plus  induftrieu- 
fes  que  celles  où  ils  venoient  s’établir.  Cette  com¬ 
munication  dévoit  reéhfier,  étendre  naturellement 
les  idées  du  peuple  vaincu.  Si  cela  n’arriva  pas  ,  il 
faut  l’attribuer  à  l’introduétion  du  gouvernement 
féodal  qui  étoit  alors  à  la  fois  l’unique  fondement 
de  la  fiabilité  Ôc  des  défordres  de  la  plupart  des 
gouvernemens  monarchiques  de  l’Europe.  Sous 
ces  vicieufes  inftitutions,  l’état  continue  à  languir. 
Il  ne  fut  guere  moins  travaillé  par  les  troubles 
civils  ,  qu’il  l’avoit  été  autrefois  par  les  incurfions 
des  barbares. 

Le  commerce  entier  étoit  entre  les  mains  d$p 
Juifs  &  des  banquiers  Lombards  qu’on  favorifoit 
&c  qu’on  dépouilloit ,  qu’on  regardoil  comme  des 
hommes  néceffaires , &  qu’on  faifoit  mourir,  qu’al- 
ternativement  on  chaffoit  de  on  rappelloit.  Ces 
défordres  étoient  augmentés  par  l’audace  des  pira- 


2.4O  _  Uijtoire 

tes  qui ,  quelquefois  protégés  par  le  gouvernement 
avec  lequel  ils  partageoienc  leur  proie  ,  courraient 
indifféremment  fur  tous  les  vaifleaux ,  &  en 
noypient  fouvent  les  équipages.  L’intérêt  de  l’ar¬ 
gent  étoit  de  cinquante  pour  cent.  Il  ne  fortoit 
d’Angleterre  que  des  cuirs  ,  des  fourures  ,  du 
beurre ,  du  plomb  ,  de  l’étain  ,  pour  une  fomme 
modique  ,  3c  trente  mille  facs  de  laine  qui  ren- 
doient  annuellement  une  fomme  plus  confidé- 
rable.  Comme  les  Anglois  ignoroient  encore  alors 
entièrement  l’art  de  teindre  les  laines ,  3c  celui  de 
les  mettre  en  œuvre  avec  élégance ,  la  plus  grande 
ptirtie  de  cet  argent  repaffoit  la  mer.  Pour  remé¬ 
dier  à  cet  inconvénient  ,  on  appella  des  manu- 
faécuriers  étrangers  ,  &  il  ne  fut  plus  permis  de 
s’habiller  qu’avec  des  étoffes  de  fabrique  nationale. 
Dans  le  même  tems ,  on  défendoit  l’exportation 
des  Lines  manufaft urées  &:  du  fer  travaillé , 
deux  loix  tout-à-fait  dignes  du  fîecle  qui  les  vit 
naître. 

Henri  VII  permit  aux  barons  d’aliéner  leurs 
terres,  3c  aux  roturiers  de  les  acheter.  Cette  loi 
diminua  l’inégalité  qui  étoit  entre  les  fortunes  des 
feigneurs  3c  celles  de  leurs  vaffaux.  Elle  mit 
entr’eux  plus  d’indépendance  ;  elle  répandit  dans 
le  peuple  le  defir  de  s’enrichir  avec  l’efpérance 
de  jouir  de  fes  richeffes. 

Ce  defir  ,  cette  efpérance  étoient  traverfés  par 
de  grands  obftacles.  Quelques-uns  furent  levés.  Il 
fut  défendu  à  la  compagnie  des  négocians  établis 
à  Londres  d’exiger  dans  la  fuite  la  fomme  de 
foixante-dix  livres  de  chacun  des  autres  marchands 
du  royaume  qui  voudraient  aller  trafiquer  aux 
grandes  foires  des  Pays-bas.  Pour  fixer  plus  de 
gens  à  la  culture,  on  avoir  ftatué  que  perfonne  ne 

pourrait  mettre  ion  fils  ou  fa  fille  en  aucun  ap- 

r  prentiffage , 


pJülofophiqtie  &  politique.  24  £ 

pr  en  tillage  ,  fans  avoir  vingt  fchelms  de  rente  en 
fonds  de  terre  :  cette  loi  ablurde  £nr  mitigée. 

•  ^  O 

Malheureufement  on  lama  lublilter  en  ion  en¬ 
tier  celle  qui  régioit  le  prix  de  toutes  les  choies 
comefiibles  ,  de  la  laine  ,  du  lalaire  des  ouvriers  , 
des  étoffes  ,  des  vêtemens.  De  mauvaifes  combi- 
iiaifons  firent  même  ajouter  des  entraves  au  com¬ 
merce.  Le  prêt  à  intérêt  Ôc  les  bénéfices  du  change 
furent  févérement  profcrits  ,  comme  uiuraires  , 
ou  comme  propres  à  introduire  fufure.  Il  fut 
défendu  d’exporter  l’argent  fous  quelque  forme 
qu5il  put  être  }  ôc  pour  que  les  marchands  étran¬ 
gers  ne  pulfent  pas  Remporter  clandefimement , 
on  les  obligea  à  convertir  en  marchandifes  Angloi- 
fes  le  produit  entier  des  marchandifes  qu’ils  avoient 
introduites  en  Angleterre.  La  fortie  des  chevaux 
fut  prohibée.  On  n’étoit  pas  allez  éclairé  pour  voir 
que  cette  prohibition  feroit  négliger  d’en  multi¬ 
plier  ,  d’en  perfectionner  l’efpece.  Enfin  ,  on 
établit  dans  toutes  les  villes  des  corporations  , 
c’eft-à-dire ,  que  Pétat  autorifa  tous  ceux  qui  En¬ 
voient  une  même  profeilîon  ,  a  faire  les  régie- 
mens  qu’ils  jugeroient  utiles .  à  leur  conferva- 
non,  à  leur  profpéricé  exclufive.  La  nation  gémit 
encore  d’un  arrangement  fi  contraire  à  Pinduftrie 
tihiverfelle  ,  ôc  qui  réduit  tout  à  une  efpece  de 
monopole. 

En  voyant  tant  de  loix  bizarres,  on  feroit  tenté 
de  penfer  que  Henri  n  avoit  que  de  l’indifférence 
pour  la  profpérité  de  fon  empire  ,  ou  qu’il  man- 
quoit  totalement  de  lumières.  Cependant  il  eft 
prouve  que  ce  prince  ,  malgré  Ion  extrême  avan¬ 
cé  ,  prêta  louvent  fans  intérêts  des  fommes  con- 
ildérables  à  des  négocians  qui  manquoient  de 
fonds  fuffifans  pour  les  encreprifes  qu’ils  fe 
propofoient  de  faire.  La  fa  g  elfe  de  fon  oouverne- 
Tome  h  6 


%4Z  Hijioire 

mène  eft  d’ailleurs  n  bien  conftatée  .  qu’il  paffe 
avec  raifon  pour  un  des  plus  grands  monarques 
qui  le  loir  adis  iur  le  trône  d’Angleterre*  Mais  , 
malgré  tous  les  efforts  du  génie,  il  faut  plufîeurs 
fiecies  à  une  fcience  avant  quelle  puiiïe  être  ré¬ 
duite  a  des  principes  Amples.  Il  en  eft  des  théories 
comme  des  machines  qui  commencent  toujours 
par  être  très-compliquées  ,  &  quon  ne  dégage 
qu'avec  le  tems  par  i’obfervation  &  l’expérience  des 
roues  paralites  qui  en  multiplioient  le  frottement. 

Les  lumières  des  régnés  fuivans  ne  furent  pas 
beaucoup  plus  étendues  fur  les  matières  qui  nous 
occupent.  Des  Flamands  habitués  en  Angleterre 
en  étoient  les  feuls  bons  ouvriers.  Ils  étoient  pres¬ 
que  toujours  infultés  &  opprimés  par  les  ouvriers 
Anglois  ,  jaloux  fans  émulation.  On  fe  plaignoit 
que  toutes  les  pratiques  alloient  à  eux  ,  3c  qu’ils 
faifoient  haulfer  le  prix  du  grain.  Le  gouverne¬ 
ment  adopta  ces  préjugés  populaires,  &  il  défen¬ 
dit  à  tous  les  étrangers  d’occuper  plus  de  deux 
hommes  dans  leurs  atteliers.  Les  marchands  ne 
furent  pas  mieux  traités  que  les  ouvriers ,  3c 
ceux  mêmes  qui  s’étoient  faits  naturalifer  fe  virent 
obligés  de  payer  les  mêmes  droits  que  les  mar¬ 
chands  forains.  L’ignorance  étoit  fi  générale , 
qu’on  abandonnoit  la  culture  des  meilleures  terres 
pour  les  mettre  en  pâturages  dans  les  tems  mêmes 
que  les  loix  fixoient  à  deux  mille  le  nombre  des 
mourons  dont  un  trbupeau  pourrait  être  com- 
pofé.  Toutes  les  liaifons  d’affaires  étoient  con¬ 
centrées  dans  les  Pays-bas.  Les  habitans  de  ces 
provinces  achetoient  les  marchandifes  Angloifes , 
3c  les  faifoient  circuler  dans  les  différentes  par¬ 
ties  de  l’Europe.  Il  eft  vraifemblable  que  la  na¬ 
tion  n’auroit  pris  de  long-tems  un  grand  ellorc  ? 
faas  le  bonheur  des  circonftances. 


philo fophique  &  politique.  243 

Lgs  cruautés  du  duc  d/i.ibc  ment  palîei  en 
Angleterre  d’habiies  tabriquans  >  qui  tranipo  te- 
rent  à  Londres  i  art  des  bcii.es  xxianuiadtuies  de 
ïlandres.  Les  perfecutions  que  les  i  étonnés  épruu- 
voient  en  France  donnèrent  des  ouvriers  de  toute 
efpece  à  l’Angleterre.  Elifabeth  qui  ne  lavoit  pas 
elluyer  des  contradidions ,  mais  qui  vouloit  le 
bien  6c  le  voyoit  j  delpote  6c  populaire  }  éclairée 
&  obéie  ,  Elifabeth  le  iervit  de  la  fermentation 
des  efprits  ,  qui  étoit  générale  dans  les  ^etats 
comme  dans  le  relie  de  i’Lurope  j  6c  tandis  que 
cette  fermentation  ne  produiioit  chez  les  autres 
peuples  que  des  difputes  de  théologie  ,  des  guerres 
civiles  ou  étrangères  ,  elle  ht  naître  en  Angleterre 
une  émulation  vive  pour  le  commerce  6c  pour  les 
progrès  de  la  navigation. 

Les  Anglois  apprirent  à  conftruire  chez  eux 
leurs  vailfeaux  ,  qu’ils  achetoient  auparavant  des 
négocians  de  Lubek  6c  de  Hambourg.  Bientôt 
ils  rirent  feuls  le  commerce  de  Moicovie  par  la  voie 
d’Archangel  qu’on  venoit  de  découvrir  ,  6c  ils  ne 
tardèrent  pas  à  entrer  en  concurrence  avec  les  villes 
anféatiques  en  Allemagne  6c  dans  le  nord,  ils 
commencèrent  le  commerce  de  Turquie.  Plu¬ 
sieurs  de  leurs  navigateurs  tentèrent  ,  mais  lans 
fruit,  de  s’ouvrir  par  les  mers  du  nord  un  pallage 
aux  Indes.  Enfin  ,  Drake,  Stepens ,  Cawendish  , 
6c  quelques  autres  ,  y  arrivèrent  les  uns  par  la 
mer  du  fud ,  les  autres  en  doublant  le  cap  de 
Bonne-efpérance. 

Le  fruit  de  ces  voyages  fut  allez  grand  pour 
déterminer  en  1600  les  plus  habiles  négocians 
de  Londres  à  former  une  fociété.  Elle  obtint  un 
privilège  exclufif  pour  le  commerce  de  l’Inde. 
L’ade  qui  le  lui  donnoit  en  fixoit  la  durée  à 
quinze  ans.  Il  y  étoit  dit ,  que  ri  ce  privilège 


paroilioit  nuifible  au  bien  de  l’état 3  il  feroit  aboli, 
^  compagnie  fupprimée  ,  en  avertiffant  les 
alloués  deux  ans  d’avance. 

Cette  réferve  dut  ion  origine  au  chagrin  qu'a- 
voient  récemment  témoigné  les  Communes  d'une 
conceiiion  pareille,  j^a  reine  ctoit  revenue  lur 
fes  pas  3  3c  avoir  parlé  dans  cette  occaiion  d'une 
maniéré  digne  de  fervir  de  leçon  à  tous  les  fou- 


verams. 

35  Meilleurs  ,  dit-elle  aux  membres  de  la  cham- 
55  bre  chargés  de  la  remercier  ?  je  fuis  très-tou- 
33  chée  de  votre  attachement  de  de  l'attention  que 
33  vous  avez  de  m’en  donner  un  témoignage  au- 
33  then tique.  Cette  afreélion  pour  ma  perfonne 
33  vous  avoir  déterminés  à  m'avertir  d’une  faute 
33  qui  m’étoit  échappée  par  ignorance  3  mais  où 
33  ma  volonté  n’avoit  aucune  part.  Si  vos  foins  vi- 
33  gilans  ne  m’avoient  découvert  les  maux  que 
33  mon  erreur  pouvoir  produire  ,  quelle  douleur 
33  n'aurai-je  pas  retienne  ,  moi  qui  n’ai  rien  de 
33  plus  cher  que  l’amour  3c  la  confervation  de 
33  mon  peuple  ?  Que  ma  main  fe  delfeche  tout-à- 
33  coup  3  que  mon  cœur  foi  frappé  d'un  coup  mor- 
33  tel ,  avant  que  j’accorde  des  privilèges  particu- 
33  liers  dont  mesfujets  aient  à  fe  plaindre.  Lafplen- 
33  deur  du  trône  ne  m'a  point  éblouie  au  point  de 
33  me  faire  préférer  l’abus  d’une  autorité  fans  bor- 
>3  nés  à  i’ufage  d'un  pouvoir  exercé  par  la  jufHce. 
33  L'éclat  de  la  royauté  n'aveugle  que  les  princes 
33  qui  ne  connoiflènt  pas  les  devoirs  qu’impofe 
33  la  couronne.  J’ofe  penfer  qu'on  ne  me  comptera, 
?3  point  au  nombre  de  ces  monarques.  Je  fais  que 
23  je  ne  tiens  pas  le  fceptre  pour  mon  avantage 
a>  propre  ,  3c  que  je  me  dois  toute  entière  à  la 
s?  fociété  qui  a  mis  en  moi  fa  confiance.  Mon 
bonheur  eft  de  voju:  que  l’état  a  profpéré  juf- 


pîdlo fophi que  &  politique.  245 

qu’ici  par  mon  gouvernement,  8c  que  j'ai  pour 
>5  iujets  des  hommes  dignes  que  je  renon çafie 
n  pour  eux  au  trône  &  à  la  vie.  Ne  m’imputez 
35  pas  les  fauffes  me! tires  où  Ton  peut  m’engager, 

**  ni  les  irrégularités  qui  peuvent  fe  commettre 
33  fous  mon  nom.  Vous  favez  que  les  minières 
33  des  princes  font  trop  fouvent  conduits  par  des 
33  intérêts  particuliers ,  que  la  vérité  parvient  rare- 
33  ment  aux  rois ,  &  qu  obligés  dans  la  foule  des 
33  affaires  qui  les  accablent  de  s’arrêter  fur  les  plus 
33  importantes  ,  ils  ne  fauroient  tout  voir  par 
33  eux-mêmes.  33 

Les  fonds  de  la  compagnie  ne  furent  d’abord 
que  de  trois  cens  foixante-neuf  mille  huit  cens 
quatre-vingt-onze  livres  cinq  fehelings  fterlings  . 
L’armement  de  quatre  vaiflêauxqui  partirent  dans 
les  premiers  jours  de  1601  ,  en  ablorba  une  par¬ 
tie.  On  embarqua  le  refte  en  argent  8c  en  mar¬ 
chandées. 

Les  premiers  établiéemens  que  cette  fociété 
fit  dans  les  Indes  fe  formèrent  du  confente- 
ment  des  nations.  Elle  ne  voulut  pas  faire  d’a¬ 
bord  cfes  conquêtes..  Ses  expéditions  ne  furent 
que  les  entreprifesdes  négocians  humains  &  juftes. 
Elle  fe  fit  aimer  •  mais  cet  amour  ne  lui  valut 
que  quelques  comptoirs  ,  &  ne  la  mit  pas  en  état 
de  foutenir  la  concurrence  des  nations  qui  fe 
faifoient  craindre. 

Les  Portugais  8c  les  Hollandois  pollédoient  de 
grandes  provinces  ,  des  places  bien  fortifiées  8c  de 
bons  ports.  Ces  avantages  aiTuroient  leur  commerce 
contre  les  naturels  du  pays  8c  contre  des  nou¬ 
veaux  concurrens  }  ils  facilitoient  leurs  retours 
en  Europe  ils  leur  donnoient  les  moyens  de  fe 
défaire  utilement  des  marchandées  qu’ils  por- 
toient  en  Afie,  d’obtenir  à  un  prix  honnête  celles 


^4-6  Hiftoiré 

qu’ils  vouloient  acheter.  Les  Anglois  au  contraire 
üépendans  du  caprice  des  faifons  3c  du  peuple  , 
fans  force  &  fans  azyle  ,  ne  tirant  leurs  fonds 
que  de  l’Angleterre  même  ,  ne  pouvoient  faire 
un  commerce  avantageux.  Ils  fentirent  qu’on  ac- 
quéroit  difficilement  de  grandes  richeffes  fans 
de  grandes  injuftices  ,  ôc  que  pour  furpaffer  ou 
même  balancer  les  nations  qu’ils  avoient  cen¬ 
trées  ,  il  falloit  imiter  leur  conduite. 

Le  projet  de  faire  des  établiflemens  folides  Sc 
de  tenter  des  conquêtes  ,  paroiffoient  au-deflus 
des  forces  d’une  fociété  naillante  ?  3c  elle  fe 
Hatca  qu'elle  feroit  protégée ,  parce  qu’elle  étoic 
utile  à  la  patrie.  Ses  efpérances  furent  trompées. 
Elle  ne  put  rien  obtenir  de  Jacques  I  ,  prince 
foible  ,  infeété  de  la  faillie  philofophie  de  fon 
iïecle  ,  bel  efprit  ,  fubtil  3c  pédant ,  plus  fait 
pour  être  à  la  tête  d’une  univerfité  que  d’un  em¬ 
pire.  La  compagnie  ,  par  fon  aftivité ,  fa  perfévé- 
rance  ,1e  bon  choix  de  fes  officiers*  3c  de  fes  fac¬ 
teurs  ,  fuppléa  au  fecours  que  lui  refufoit  fon  fou* 
verain.  Elle  bâtit  des  forts ,  elle  fonda  des  co¬ 
lonies  aux  ides  de  Java  ,  de  Pouleron,  d’Amboine 
3c  de  Banda.  Elle  partagea  ainfi  avec  les  Hollan- 
dois  le  commerce  des  épiceries,  qui  fera  toujours 
le  plus  folide  de  l’orient ,  parce  que  fon  objet  eft 
devenu  d’un  befoin  réel.  Il  étoit  encore  plus  im¬ 
portant  dans  ce  tems-Là  ,  parce  que  le  luxe  de 
fantâifie  n’avoit  pas  fait  alors  en  Europe  les  pro¬ 
grès  qu’il  a  fait  depuis ,  3c  que  les  toiles  des 
Indes  y  les  étoffes  ,  les  thés ,  les  vernis  de  la  Chine 
n’avoient  pas  le  débit  prodigieux  qu’ils  ont  au¬ 
jourd’hui. 

Les  Hollandois  n’avoient  pas  chaffé  les  Portu¬ 
gais  des  ifles  où  croiffent  les  épiceries  ,  pou- 
y  laiffer  établir  une  nation  dont  la  puiffance  ma- 


philofophique  &  politique.  2.47 

rltime  ,  le  caraétere  Sc  le  gouvernement  rendoient 
la  concurrence  plus  redoutable»  lis  avoicnt  de.> 
avantages  fans  nombre  fur  leurs  rivaux  •  de  pui(- 
fautes  colonies ,  une  marine  exercée  ,  des  allian¬ 
ces  bien  cimentées  ,  un  grand  fonds  de  richei- 
fes ,  la  connoiflance  du  pays  &  celle  des  princi¬ 
pes  <S c  des  détails  du  commerce  ,  tout  cela  man- 
quoit  aux  Anglois  ,  qui  furent  attaques  par  la 
rufe  &  par  la  force.  Ils  fuccomboient  ,  lorfque 
quelques  efprits  modérés  cherchèrent  en  Europe  , 
où  le  feu  de  la  guerre  ne  s’étoit  pas  communiqué 
des  moyens  de  conciliation.  Le  plus  bizarre  fut 
adopté  par  un  aveuglement  dont  il  ne  feroit  pas 
aifé  de  trouver  la  caufe. 

Les  deux  compagnies  lignèrent  en  i<5ip  un 
traité ,  qui  portoit  que  les  Molucques ,  Amboine 
ëc  Banda  appartiendroient  en  commun  aux 
deux  nations  :  que  les  Anglois  auroient  un  tiers , 
ëc  les  Hollandois  les  deux  tiers  des  produirions 
dont  on  fixeroit  le  prix  :  que  chacun  contribueroit 
â  proportion  de  fon  intérêt  à  la  défenfe  de  cesi 
îfles  :  qu’un  confeil  compofé  de  gens  expéri¬ 
mentés  de  chaque  côté  régleroit  à  Batavia  toutes 
les  affaires  du  commerce  :  que  cet  accord  garanti 
par  les  fouverains  refpeétifs  dureroit  vingt  ans, 
ëc  que  s’il  s’élevoit  dans  cet  intervalle  des  difté- 
rens  qui  ne  pufïent  pas  être  accommodés  par  les 
deux  compagnies  ,  ils  feroienr  décidés  par  ie  roi 
de  la  Grande-Bretagne  &  les  états  généraux  des 
Provinces-unies.  Entre  toutes  les  conventions 
politiques  dont  l’hiftoire  a  confervé  le  fou  venir  , 
011  en  trouveroit  difficilement  une  plus  extraordi¬ 
naire.  Elle  eut  le  fort  qu’elle  devoit  avoir. 

Les  Hollandois  n’en  furent  pas  plutôt  inftruits 
aux  Indes ,  qu’ils  s’occupèrent  des  moyens  de 
la  rendre  nulle.  La  fituation  des  chofes  favori- 

Q  4 


2  4  8 


Hiftoire 


,  — - f  1  *  V 

ieu  leurs  vue$.  Les  Elpagnols  &r  les  Portugais 
a  voient  profite  de  la  divilion  de  leurs  ennemis 
P°ur  s  établir  de  nouveau  dans  les  Molucques. 
IîS  P°uvoient  5  y  affermir  a  &  il  y  avoir  du  dan¬ 
ger  à  leur  en  donner  le  rems.  Les  c'ommiffair es 
Anglois  convinrent  de  1  avantage  qu’il  y  auroit 
â  les  attaquer  fans  délai  ;  mais  ils  ajoutèrent 
qu  ils  n’a  voient  rien  de  ce  qu’il  falloir  pour  y 
concourir.  Leur  déclaration  qu’on  avoir  prévue 
fut^  enregifliee  ,  6c  leurs  affociés  entreprirent 
une  expédition  dont  ils  fe  réferverent  tout 
le  Luit.  11  ne  reftoit  aux  agens  de  la  compagnie 
ae  nollande  qu  un  pas  à  faire  pour  mettre  tou¬ 
tes  les  épiceries  entre  les  mains  de  leurs  maîtres , 
c  croit  de  chalfer  leurs  rivaux  d’Amboine.  On  y 
réuffit  par  une  voie  bien  extraordinaire. 

Ln  Japonois  qui  étoit  au  fervice  des  Ho!- 
Jaadois  dans  Amboine  fe  rendit  fufpeét  par  une 
curiofité  indifcrete.  On  l’arrêta  3  &  il  confelfa 
qu  il  s  croit  engage  avec  les  foldats  de  fa  nation 
à  livrer  la  forterelfe  aux  Anglois.  Son  aveu  fut 
confirme  par  celui  de  fes  camarades.  Sur  ces  dif- 
poii rions  unanimes ,  on  mit  aux  fers  les  auteurs 
de  la  confpiranon  ?  qui  ne  la  démentirent  pas, 
qui  la  confirmèrent  même.  Une  mort  honteufie 
termina  la  carrière  de  tous  les  coupables.  Tel  eft 
le  récit  des  Hollandois. 

Les  Anglois  n’ont  jamais  vu  dans  cette  accufation 
que  l’effet  d’une  avidité  fans  bornes.  Ils  ont  fou¬ 
teau  qu’il  étoit  abfurde  de  fuppofer  que  dix  fac¬ 
teurs  Sc  onze  foldats  étrangers  ayent  pu  former 
le  projet  de  s’emparer  d’une  place  où  il  y  a  voit 
une  garnifon  de  deux  cens  hommes.  Quand  même 
ces  malheureux  auroient  vu  la  portabilité  de  faire 
réuffir  un  plan  fi  extravagant  ,  n’en  auroient-îls 
pas  etc  détournés  par  l’impoflibilité  d’être  fecomus 


philofophique  &  politique.  149' 
contre  les  forces  ennemies  qui  les  auroient  allé¬ 
gées  de  coures  parts  11  faudrait  pour  rendre  vrai- 
fiemblable  une  pareille  trahifon  d’autres  preuves 
qu’un  aveu  des  accufés  arraché  à  force  de  tor¬ 
tures.  Elles  n’ont  jamais  donné  de  lumières  que 
furie  courage  ou  la  foibleiïe  de  ceux  qu’un pré- 
juge  barbare  y  condamnoit.  Ces  confidérations 
appuyées  de  plulieurs  autres  à  peu  prèsaulli  prcf- 
fantes,  ont  rendu  le  récit  de  la  confpiration  d’Am- 
boine  li  fulpeét ,  quelle  n’a  été  regardée  com¬ 
munément  que  comme  un  voile  dont  s’étoit  enve¬ 
loppée  une  avarice  atroce. 

Le  miniftere  de  Jacques  I  ,  &  la  nation  oc¬ 
cupés  alors  de  fubtilirés  eccléfiaftiques  ,  &  de  la 
diicuffion  des  droits  du  roi  «S c  du  peuple  ,  ne  s’ap- 
perçurent  point  des  outrages  que  le  nom' An- 
gloisrecevoit  dans  l’orient.  Cette  indifférence  pref- 
crivoit  une  circonfpe&ion  qui  dégénéra  bientôt 
en  foibielTe.  Elle  ne  pouvoit  qu’augmenter  durant  * 
le  débordement  des  dilfenfions  civiles  &  religieu- 
fes  qui  inondèrent  tout  l’état  de  fang ,  qui  y  étouf¬ 
fèrent  tous  les  fentimens ,  toutes  les  lumières. 
De  plus  grands  intérêts  firent  oublier  totale¬ 
ment  les  Indes  ;  &  la  compagnie  opprimée  , 
découragée ,  netoit  plus  rien  au  moment  de  la 
mort  inlfrudive  &  terrible  de  Charles  I. 

Cromwel  irrité  que  les  Hollandois  euffent  été 
favorable  aux  malheureux  Stuards ,  &  donnaffent 
un  azyle  aux  Anglois  qu’il  avoir  profcrit:  indigné 
que  la  république  des  Provinces- unies  affe&âc 
l’empire  des  mers  ;  fier  de  fes  fticcès ,  fentant 
fes  forces  &  celles  de  la  nation  à  laquelle  il 
commandoit ,  voulut  la  faire  refpcéter  &  fe  ven¬ 
ger.  Il  déclara  la  guerre  à  la  Hollande.  De  toutes 
les  guerres  maritimes  ,  dont  l’hiftoire  ait  fait 
mention  ,  c  eft  la  plus  Lavante  ,  la  plus 


f  Hiftoire 

par  la  capacité  des  chefs  &  le  courage  des  foL 
dats  ,  la  plus  féconde  en  combats  opiniâtres  de 
meurtriers.  Les  Anglois  eurent  1  avantage ,  de 
ilsie  durent  à  la  grandeur  de  leurs  vaifleaux  que 
le  refte  de  l’Europe  a  imitée  depuis. 

Le  proteéfeur  qui  donna  la  loi  ne  fit  pas  pour 
les  Indes  tout  ce  qu'il  pouvoir.  Il  fe  contenta 
d’y  affurer  la  liberté  du  commerce  Anglois  ,  de 
faire  défavouer  le  maflàcre  cFAmboine ,  de  de 
preferire  des  dédommagemens  pour  les  defeen- 
dans  des  malheure ufes  victimes  de  cette  adion 
horrible.  On  ne  fit  nulle  mention  dans  le  traité 
des  forts  que  les  Hollandois  a  voient  enlevés 
à  la  nation  dans  l’ifle  de  Java  de  dans  plufieurs 
des  Molucques.  A  la  vérité ,  la  reftitution  de  Fille 
de  Pouleron  fut  ftipulée  ;  mais  les  ufurpateurs  fe-» 
condés  par  le  négociateur  Anglois  qui  s  était 
lailTe  corrompre  ,  furent  fi  bien  éluder  cet  article 
qui  pouvoit  de  devoit  leur  donner  un  concurrent 
pour  les  épiceries ,  qu’il  n’eut  jamais  d’exécution. 

Malgré  ces  négligences  ,  dès  que  la  compa¬ 
gnie  eut  obtenu  du  proteéfeur  le  renouvellement 
de  ,  fon  privilège  ,  de  qu’elle  fe  vit  foîidement 
appuyée  par  l’autorité  publique,  elle  montra  une 
vigueur  que  fes  malheurs  pafies  lui  avoient  fait 
perdre.  Son  courage  s’accrut  avec  l’extenfion 
qu’on  donnoit  à  fes  droits. 

Le  bonheur  qu’elle  avoit  en  Europe  la  fuivit 
en  Afie.  Elle  y  reprit  avec  fuccès  le  commerce 
quelle  avoit  ouvert  autrefois  dans  le  golfe  Perfi- 
que  ,  de  la  maniéré  que  nous  allons  dire. 

Tandis  que  l’ Anglois  luttoit  avec  défavantaga 
contre  les  Hollandois  dans  les  Molucques  ,  il 
croit  attaqué  fur  la  côte  de  Malabar  par  les 
Portugais.  Ses  fuccès  contre  une  nation  qui  avoit 
paflë  jufqu’^lors  dans  Fefprit  des  Orientaux  pour 


philojophîque  &  politique.  251 

invincible,  lui  donnèrent  un  très -grand  éclat. 
Le  bruit  de  fe s  viétoires  pénétra  jufqu’en  Perfe  , 
où  régnoit  alors  Abas  I ,  furnommé  le  Grand. 
Ce  prince  avoit  conquis  le  Kandahar  *  plufieurs 
places  importantes  fur  la  Mer  Noire ,  une  partie 
de  l’Arabie  ,  8c  chaffé  les  Turcs  de  la  Géorgie  , 
de  l’Armenie  ,  de  la  Méfopotamie  ,  de  tous  les 
pays  qu’ils  avoient  conquis  au-delà  de  l’Euphrate. 
Ces  avantages  lui  avoient  donné  allez  d’autorité 
pour  abailfer  les  grands ,  8c  pour  réprimer  Pinfo- 
lence  de  la  milice  ,  en  polTeflion  de  difpofer  du 
trône  fuivant  fon  caprice.  Un  defpotifme  peut- 
être  plus  ablolu  qu’en  aucune  contrée  de  PA  fie, 
remplaça  cette  anarchie.  Le  Grand  Abas  fut 
allier  à  ce  gouvernement  opprelfeur  quelques 
vues  d’utilité  publique.  Une  colonie  d’Armeniens 
transféré  à  Ifpahan  ,  porta  au  centre  de  l’empire 
l’efprit  de  commerce ,  l’abondance  ,  8c  des  arts 
inconnus  aux  Perfans.  Le  Sophi  s’aflocioit  lui- 
même  à  leurs  entreprifes ,  8c  leur  avançoit  des 
fommes  confîdé râbles  ,  qu’il  faifoit  valoir  dans- 
les  marchés  les  plus  renommés  de  l’univers.  Ils 
étoient  obligés  de  lui.  remettre  les  fonds  aux 
termes  convenus  ,  s’ils  les  avoient  accrus 
par  leur  induftrie  ,  il  leur  accordoit  quelque 
récompenfe. 

Les  Portugais  qui  s’apperçurent  qu’une  par¬ 
tie  du  commerce  des  Indes  avec  l’Afie  8c  avec 
l’Europe  ,  alloit  prendre  fa  direélion  par  la  Perfe  , 
y  mirent  des  entraves.  Us  ne  foudroient  pas  que 
le  Perfan  achetât  des  marchandifes  ailleurs  que 
dans  leurs  magalins.  Ils  en  fixoient  le  prix ,  8c 
s’ils  lui  permettoient  d’en  tirer  quelquefois  du 
lieu  de  la  fabrication  ,  c’étoit  toujours  fur  leurs 
vaiffeaux ,  8c  en  exigeant  un  fret  8c  des  droits 
énormes.  Cette  tyrannie  révolta  le  Grand 


M2*  #  Hljtoire 

qui ,  înflruît  du  rellenciment  des  Anglois  ,  leur 
propofa  de  réunir  leurs  forces  de  mer  à  fes  for* 
ces  de  terre  pour  a'flîéger  Ormuz.  Cette  place 
&t  attaquée  par  les  armes  combinées  des  deux 
nations,  &  prife  en  1622  après  deux  mois  de 
combats.  Les  conquerans  s’en  partagèrent  le 
butin  qui  fut  imtnenfe  ?  &  la  ruinèrent  enfuite 
de  fond  en  comble. 

A  trois  ou  quatre  lieues  delà  étoit  dans  le 
continent  un  port  nommé  jufqu’alors  Gom- 
bron  ,  &  depuis  Bender-aballi.  La  nature  ne 
paroilloit  pas  l’avoir  deltiné  à  être  habité.  Il  eft 
Iitué  au  pied  de  montagnes  exceffivement  élevées 
qui  en  font  un  des  lieux  de  l’univers  les  plus 
étouffés.  O11  y  refpire  un  air  embrafé  qui  dévore 
fans  jamais  exciter  de  tranfpiration.  Des  vapeurs 
mortelles  s’élèvent  continuellement  des  entrailles 
de  la  terre.  Les  campagnes  font  noires  &  arides, 
comme  fi  le  feu  les  avoit  brûlées.  Les  eaux  de  four- 
ce  ou  de  citerne  y  font  auffî  ameres  que  celles  de 
la  mer.  Malgré  ces  inconvéniens  ,  l’avantage 
qu’il  avoir  d’être  placé  à  l’entrée  du  golfe  ,  le  fit 
fervir  par  le  monarque  Perfan  pour  fervir  d’en¬ 
trepôt  au  grand  commerce  •qu’il  le  propefoit  de 
faire  aux  Indes.  Les  Anglois  furent  affociés  à  ce 
projet.  On  leur  accorda  une  exemption  perpétuelle 
de  tous  les  droits ,  8c  la  moitié  du  produit  des 
douanes  ,  à  condition  qu’ils  entretiendroient  con¬ 
tinuellement  au  moins  deux  vailfeaux  de  guerre 
dans  le  golfe.  Cette  précaution  parut  efientieile 
'pour  rendre  vain  le  relfentiment  des  Portugais, 
dont  la  haine  étoit  encore  redoutable. 

A  cette  époque ,  Bender-abalîi  qui  n’avoit  été 
jufqu’alors  qu’un  vil  hameau  de  pêcheurs  ,  devint 
une  ville  floriffante.  Les  Anglois  y  portoient  les 
épiceries ,  le  poivre  3  le  fucre  3  de  l’Orient ,  le  fer 


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philo fophique  &  politique.  a 

&  le  plomb  3  d'Europe.  Ils  ajoutèrent  depuis  à 
leurs  cargaifons  les  draps  que  la  Perfe  recevoit  au¬ 
paravant  de  leur  compagnie  de  Turquie.  Le  bé¬ 
néfice  qu’ils  faifoient  fur  ces  marchandifes  croit 
fort  gro/îï  par  un  fret  excellivement  cher  que  leur 
payorent  les  Arméniens  ,  qui  reftoient  encore  en 
pofieilion  delà  plus  riche  branche  du  commerce 
des  Indes. 

Ces  négocians  3  peut-être  les  plus  intelligent 
de  1  univers  ,  avoient  entrepris  depuis  long-tems 
le  commerce  des  toiles.  Ils  n’avoient  été  fupplan- 
tés  ni  par  les  Portugais  qui  n’étoient  occupés 
que  de  pillage,  ni  par  les  Anglois  &  les  Üol- 
landois ,  dont  les  épiceries  avoienc  fixé  toute 
l’attention.  Ces  deux  dernieres  nations  avoienc 
fi  peu  porté  leurs  regards  fur  ces  précieufes  ma- 
nulaét rires  ,  qu’ils  n’avoient  point  formé  d’éta- 
blillement  dans  les  contrées  où  la  nature  avoir 
comme  fixé  cette  heureufe  invention  de  l’induf- 
rie  &  de  Part.  Peut-être  en  avoient-elles  été  dé¬ 
tournées  par  rimffolîibiiité  de  foutcnir  la  concur¬ 
rence  d’un  peuple  également  riche  ,  induftneux 
ttéfil ,  œconome.  Les  Arméniens  faifoient  alors  ce 
qu’ils  ont  toujours  fait  depuis.  Ils  palfoient  aux 
Indes.  Ils  y  achetoient  du  coton,  ils  le  diftri- 
buoient  aux  fileufes.  Ils  faifoient  fabriquer  les 
toiles  fous  leurs  yeux.  Ils  les  portoienc  à  liender- 
abalïï ,  d’où  elles  palfoient  à  Ifpahan.  Delà  elles 
fé  diftribuoient  dans  les  différentes  provinces  de 
la  monarchie,  dans  les  états  du  Grand  Seigneur, 
&  jufqu’en  Europe,  où  on  contraéla  l’habitude 
de  les  appeller  perfes ,  quoiqu’il  ne  s’en  foie  jamais 
fabriqué  ailleurs  qu’à  la  côte  de  Coromandel. 

En  échange  des  marchandifes  qu’on  portoit 
a  la  Perfe  ,  elle  donnoic  les  productions  de  fon 


cm  ou  le  fruit  de  fojj  induftri 


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Hîftoire 

Le  maroquin  qui  étoit  toujours  apprêté  avec  ds 
îa  chaux.  On  fe  fervoit  dp  fel  &  de  noix  de 
gaie  ,  au  lieu  de  fan  ,  dont  l’ufage  étoit  inconnu 
aux  Perfans. 

Le  chagrin  fait  avec  la  peau  dè  la  croupe 
d'âne.  Au  lieu  de  la  graine  de  moutarde  employée 
ailleurs  pour  legramer ,  on  fe  fervoit  de  la  grai¬ 
ne  de  casbin. 

Les  brocards  d’or  d’un  prix  fupérieur  à  tout 
ce  qu’ont  produit  les  plus  célébrés  manufactures. 
Autour  du  métier  qui  fervoit  à  la  fabrique  de 
ces  grandes  pièces  d’étoffe ,  cinq  ou  fix  hommes 
faifoient  rouler  vingt-cinq  ou  trente  navettes  à  la 
fois.  De  ces  labyrinthes  de  l’induflrie  fortoient 
des  rideaux,  des  portières  &  des  carreaux  ma 
gnifiques. 

Les  tapis  qu’on  a  depuis  fl  bien  imités  en 
Europe  ,  de  qui  ont  été  long-tems  un  des  plus 
riches  meubles  de  nos  appartemens. 

Les  turquoifes  qui  étoient  plus  ou  moins  parfai¬ 
tes  ,  fuivant  les  mines  dont  on  les  tiroit.  Elles 
entroient  autrefois  dans  la  parure  de  nos  fem¬ 
mes. 

La  laine  de  Caramanie  qui  reffembloit  beau» 
coup  à  celle  de  Vigogne.  Elle  étoit  employée 
avec  fuccès  dans  les  manufactures  de  chapeaux 
de  dans  quelques  étoffes.  Les  chevres  qui  la  don¬ 
nent  ont  cela  de  particulier  ,  que  leur  toifon 
tombe  d’elle-même  au  mois  de  mai. 

Le  poil  de  chevre ,  fa  foie  ,  l’eau  rofe,  les  gom¬ 
mes  pour  la  médecine  ,  les  racines  pour  les  tein¬ 
tures  ,  les  dattes  ,  plufieurs  fortes  de  fruits  ; 
enfin,  les  chevaux  de  autres  chofes,  dont  les 
unes  fe  vendoient  dans  les  Indes ,  de  les  autres 
étoiept  portées  en  Europe. 

Quoique  les  Hollandois  futïenç  parvenus  à 


philosophique  &  politique.  255 

s'approprier  tout  Je  commerce  de  i’Afie  orien¬ 
tale  ,  ils  ne  virent  pas  fans  jaloufie  ce  qui  fe 
pafiToit  en  Perfe.  il  leur  parut  que  les  privilèges 
dont  leur  rival  jouilloit  dans  la  rade  de  Bender- 
abaîïi  y  pouvoient  être  compenfés  par  l’avantage 
qu’ils  avoient  de  polléder  une  plus  grande  quantité 
d’cpiceries ,  &  ils  entrèrent  avec  lui  en  concur¬ 
rence. 

Leur  commerce  s  établit  d’abord  fur  un  fyftême 
peu  lucratif.  Ils  étoient  obligés  de  dépofer  leur 
cargaifon  dans  les  magafins  du  prince  ,  qui 
leur  donnoit  en  échangé  des  marchandées  du 
pays.  Peu-a-peu  on  bailla  il  fort  le  prix  de  leurs 
denrees ,  on  haufla  1 1  fort  le  prix  de  celles  du 
monarque  ,  qu’ils  perdoient  confidérabiement. 
Cette  opprellion  finit  durant  les  guerres  civiles 
d’Angleterre.  Ils  conclurent  alors  avec  la  cour 
d’Ifpahan  un  traité  qui  portoit  que  la  compagnie 
de  Hollande  pourront  faire  entrer  tous  les  ans 
dans  1  empire  pour  un  million  de  marchandées 
qui  9  libres  de  tous  droits ,  ieroient  vendus  où 
&  a  qui  elle  voudroit  9  8c  que  fi  elle  en  portoit 
davantage ,  elle  payeroit  pour  le  furplus  les  droits 
accoutumes.  Pour  prix  du  facnfice  qu’on  lui 
faifoit ,  elle  s  obligea  d’acheter  tous  les  ans  du 
gouvernement  fix  cens  baies  de  foie  crue  de  deux 
cens  feize  livres  chacune  3  à  raifon  de  cinq  cenç 
cinquante  fiorins  la  balle  j  ce  qui  étoit  le  double 
du  prix  de  la  foie  dans  toute  la  Perfe.  Mais  elle  fe 
dedommageoit  avec  les  particuliers  des  pertes 

e  e  faifoit  avec  la  cour.  Le  retour  des  Anglois 
que  les  François  ne  tardèrent  pas  à  fuivre .  fut 
caufe  qu  on  les  ménagea  moins.  Bientôt  les  trois 
nations  éprouvèrent  des  vexations  plus  odieufes, 
p  us  deftruéhves  les  unes  que  les  autres.  Le 
îtfone  hit  CQntüiuellement  occupé  par  dos  tyrans 


1  awg 


V 


'a  $4  Hiftoire 

ou  des  imbécilles  dont  les  cruautés  3c  les  injufticês 
affoibliifoient  les  liaifons  de  leurs  lujets  avec  les 
autres  peuples.  L’un  de  ces  defpotes  étoit  fi  féroce  5 
qu’un  grand  de  la  cour  difoit  5  que  toutes  les  fois 
quil  fortoit  de  la  chambre  du  roi  ,  il  tcîtoit  fa  tête 
avec  fes  deux  mains  pour  voir  fi  elle  étoit  encore 
fur  fes  épaules.  Lorfqu’on  annonçoit  à  fon  fuccef* 
Leur  que  les  Turcs  envahiffoient  les  plus  belles 
provinces  de  l’empire ,  il  répondoit  froidement  : 
qu’U  s  êmbarraiffoit  peu  de  leurs  progrès  ?  pourvu 
quils  lui  laiffaffent  fa  ville  d’Ifpahan.  Il  eut  un 
fils  li  baffement  livré  aux  petites  pratiques  de  fa 
religion  ,  qu’on  Vappelloit  par  dérifion  le  moine 
ou  le  prêtre  Hujfein  :  caractère  moins  odieux 
peut-être  pour  un  prince ,  mais  bien  plus  dan¬ 
gereux  pour  fes  peuples  que  celui  d’impie  ou 
d’ennemi  des  dieux.  Sous  ces  vils  fouverains  ,  les 
affaires  devenoient  tous  les  jours  plus  langu if- 
fan  te  s  à  Bender-abaffi.  Les  Âghuans  les  rédui- 
firent  à  rien. 

Ces  Aghuans  font  un  peuple  de  Kan-dahar , 
pays  monteux  ,  fitué  au  nord  de  l’Inde.  On  les 
a  vus  tantôt  fournis  aux  Mogols  ,  tantôt  aux 
Perfans ,  3c  le  plus  fouvenr  indépendans.  Ceux 
qui  n’habitent  pas  la  capitale  vivent  fous  des 
tentes ,  à  la  maniéré  des  Tartares.  Le  maître  , 
les  efclaves ,  les  chevaux  3c  le  bétail  y  font  mêlés 
enfemble.  Leur  ufage  eft  d’avoir  les  jambes  &  les 
bras  nuds.  Ils  font  petits  3c  mal  faits  ,  mais 
nerveux  ,  robuftes  ,  adroits  à  tirer  de  l’arc  ,  à 
manier  un  cheval  ,  endurcis  aux  fatigues.  Leur 
maniéré  de  combattre  eft  remarquable.  Des  fol- 
dats  d’élite  partagés  en  deux  troupes  fondent 
d’abord  fur  l’ennemi ,  n’obfervant  aucun  ordre, 
3c  ne  cherchant  qu’à  faire  jour  à  l’armée  qui  les 
fuit.  Dès  que  le  combat  eft  engagé,  ils  fe  reti¬ 
rent 


philo fophique  &  politique.  257 

ÿent  fur  les  rtancs  6e  à  l’arriere  garde,  ou  leur  fonc- 
tion  eft  d’empecher  que  perionne  ne  recule,  oi 
quelqu’un  quitte  ion  rang  6c  le  uiipofe  a  lu  auite  > 
ils  tombent  fur  lui  le  labre  a  la  muni ,  6c  le  for¬ 
cent  de  reprendre  fon  rang.  Un  de  ces  braves 
appeixevant  un  foldat  bielle  qui  vouloit  le  retirer 
pour  fe  faire  panier  ,  l’obligea  de  rejoindre  ion 
drapeau  :  combats  de  la  menu  gauche  ,  lui  dit— il  , 
Ji  tu  ne  peux  te  jervir  de  la  droite  }  Ù* Ji  tu  perds 
aujji  la  maui  gauche  ?  Jèrs-toi  de  tes  dents  pour 
mordre  l'ennemi . 

V ers  le  commencement  du  fîecle  ,  on  vit  ces 
hommes  féroces  fortir  de  leur  patrie  ,  fe  jetter  fur 
la  Perfe  dont  ils  avoient  brifé  le  joug ,  y  porter 
par-tout  le  fer  Se  la  deftruétion  ,  Se  iin  r  par  lui 
donner  des  fers  en  1  722.  Le  fanatilme  perpétue  les 
horreurs  dont  ils  fe  font  fouillés  dans  le  cours 
de  la  conquête.  Un  zele  dévorant  pour  les  fuper- 
ftitions  des  Turcs,  une  averiion  infurmontable 
pour  la  feéte  d’Ali  ,  leur  font  maflacrer  de  fang 
froid  des  milliers  de  Ferfans.  Dans  le  même  tems, 
les  provinces  où  ils  n’avoienr  pas  pénétré  ,  font 
ravagés  par  les  RufTes  ,  les  Turcs  Se  les  Tartares. 
Thamas-Koulikan  réuflît  à  chafTer  de  fa  patrie 
tous  ces  brigands  ,  mais  en  fe  montrant  plus  bar¬ 
bare  qu’eux.  Sa  mort  violente  devient  une  fource 
nouvelle  dé  calamités.  L’anarchie  ajoute  aux  cruau¬ 
tés  de  la  tyrannie.  Un  des  plus  beaux  empires  du 
monde  n’eft  plus  qu’un  vafte  cimetiere  ,  monu¬ 
ment  à  jamais  honteux  de  l’inftinét  deftrucTeur 
des  hommes  Tans  police  *  mais  fuite  inévitable 
des  vices  du  gouvernement  defpotique.  Le  def- 
pote  eft  un  pâtre  ignorant  Se  fauvage  qui  mutile 
6e  garde  des  troupeaux  pour  la  voracité  des  loups. 

Dans  cette  confufion  de  toutes  chofes ,  les  An- 
glois  font  lés  feuls  qui  ofcjit  concevoir  quelques 
Tome  L  R * 


?-5§  Hlftoire 

eipérances.  Voyant  leur  commerce  avec  la  Perfe 
ruine  du  côte  des  Indes ,  ils  imaginent  de  lui 

J  O 

ouvrir  un  nouveau  cours  par  la  mer  Cafpien ne, 
dont  les  bords  avoient  été  un  peu  moins  détruits 
que  le  reite  de  la  monarchie. 

Cette  îaée  n’étoit  pas  tout-à-fait  nouvelle.  A 
peine  les  Anglois  eurent  découvert  Archangel, 
quhis  hazaraerent  de  porter  à  travers  d’immenfes 
contrées  quelques  marchand ifes  dans  la  Perfe.  Ces 
[expériences  répétées  à  plufieurs  reprifes  &c  à  des 
époques  très-éloignées  les  unes  des  autres,  réufiî- 
rent  li  peu  ,  qu’on  ne  fut  pas  tenté  de  les  rendre  5 
lors  meme  qu’Ahy  étoit  invité  par  de  plus  grandes 
facilités ,  &  par  les  follicitations  de  Pierre  I.  Ce 
prince  avoir  conquis  en  1722  quelques  provin¬ 
ces  fur  les  bords  de  la  mer  Cafpienne ,  de  en  parti¬ 
culier  ,  celle  de  Ghilân  ,  où  croît  la  meilleure  foie. 
Il  penfa  qu’il  ne  pouvoir  tirer  un  meilleur  parti- 
de  fes  ufurpations  ,  que  d’en  faire  une  école  où 
fes  fujets  puiîent  apprendre  le  négoce  des  Anglois  ^ 
comme  fes  foldats  avoient  appris  la  guerre  a  lՎ 
cole  des  Suédois.  On  fe  refufa  à  fes  inftances  3 
dont  on  prévit  le  peu  de  folidité.  En  effet  1  im¬ 
pératrice  Anne  rendit  en  1734  à  l’impérieux 
Thamas-Koulikan  des  provinces  dont  les  chaleurs 
humides  avoient  fait  le  tombeau  des  Mofcovites. 

Pour  pouvoir  fe  livrer  à  ce  commerce  avec 
quelques  efpérances  de  fuccès  ,  il  falloit  réunir 
les  volontés  des  fouverains  de  Perfe  &  de  Rufîie. 
Un  Anglois  nommé  Elton  en  vint  à  bout.  Ses 
compatriotes  entraînés  par  l’efprit  de  perfuafion 
quil  avoir  fouverainement ,  ne  balancèrent  pas  à 
adopter  fes  vues.  Avec  les  fecours  qu’ils  lui  don¬ 
nèrent  ,  il  conftruifit  des  bâtimens  deftinés  à  rranf- 
porter  en  Perfe  par  la  mer  Cafpienne  les  mar- 
chandifes  Angloifes  qui  devaient  arriver  par 


philo fophique  &  politique.  2  y  9 

Perersbourg  3c  par  le  Volga.  Ce  projet,  quoique 
compliqué,  auroit  pu  réuiiir  ,  fi  celui  qui  en  étoit 
l'auteur  ne  l’eut  ruiné  lui-même.  La  grandeur  des 
vaiifèaux  qu’il  avoir  bâtis  ,  donna  ue  la  jaloulie 
auxRulIês,  3c  il  l’augmenta  en  le  livrant  â  Kou- 
likan  ,  qui  vouloit  avoir  une  Hotte  pour  s’aiiurer 
l’empire  3c  les  bords  de  la  mer  Calpienne.  Lo 
titre  d’amiral  dont  il  fut  honoré  l’éblouit  fans 
doute  ,  3c  l’empêcha  de  voir  que  par  ces  nou¬ 
veaux  liens  il  aliénoit  la  RuHie  dont  il  n’avoir 
pas  moins  hefoin  que  la  cour  de  Perfe  pour  le 
fuccès  du  projet  qu’il  avoit  formé.  Comme  on 
ne  peut  le  détacher  des  intérêts  du  monarque 
Perlan  ,  la  Mofcovie  révoqua  tous  les  privilèges 
quelle  avoir  accordés.  Elle  défendit  le  palfage  de 
fes  états  aux  caravannes  Angloifes.  Ainfi  tomba 
cette  grande  entreprife  qui  entraîna  la  ruine  d’un 
grand  nombre  de  perfonnes.  Elton  lui-même  en 
fut  la  victime.  Les  Perfans  dont  la  faveur  avoir 
excité  la  jaloulie  ,  le  malfacrerent  après  la  more 
du  tyran  qui  l’avoit  chéri. 

Cette  révolution  fut  un  grand  fujet  de  triom¬ 
phe  pour  la  compagnie  Angloife  des  Indes  orien¬ 
tales.  Elle  s’étoit  vivement  oppofée  ,  ainfî  que 
celle  de  Turquie  ,  au  commerce  de  Perfe  par  la 
Voie  de  RuHie.  Les  relTôrts  concertés  qu’elles 
avoient  fait  jouer  n’avoient  pas  réuffi  â  rendre 
favorable  à  leurs  monopoles  le  Parlement  ,  ou 
la  queftion  avoit  été  vivement  débattue.  Les 
événemens  les  (Jébarralferent  de  la  concurrence  * 
leur  rendirent  la  tranquillité.  Elles  travaillèrent 
avec  une  nouvelle  chaleur  ,  chacune  de  ion  côté , 
a  pouffer  leurs  avantages.  Celle  des  Indes  ,  quoi- 
qu  elle  n’eut  plus  de  concurrent  i  voyoit  fon  com¬ 
merce  de  Perfe  réduit  à  la  vente  de  cinq  cens  bal-- 
les  de  lainerie ,  de  deux  cens  milliers  de  fer  3c 

R  z 


■■'et 


160  H ij  taire 

ci  autant  de  plomb.  Ces  objets  réunis  ne  lui  ren¬ 
daient  que  cinq  à  fix  cens  mille  roupies  payées 
en  argent.  Une  h  grande  langueur  la  détermina 
à  aller  comme  les  rivaux  chercher  à  Balïbra  les 
débouchés  que  Bender-abalîi  lui  refufoit. 

Baflora  eit  une  grande  ville  bâtie  par  les  Arabes 
dans  le  tems  de  leur  plus  grande  proipérité,  quinze 
lieues  au-dellous  de  la  jondhion  du  Tigre  3c  de 
BEuphrate  ,  3c  â  une  diftance  égale  du  golfe  Per- 
lique  ,  où  ces  fleuves  fe  débouchent.  Ses  murs  d’ar¬ 
gile  forment  une  grande  enceinte  qui  renferme 
beaucoup  cle  jardins,  de  terres  mêmes  labourables. 
Les  mailons  y  font  bâties  de  brique  cuite  au  foleil. 
On  leur  donne  peu  de  jour  pour  les  rendre  plus 
fraîches  ,  3c  elles  ont  toutes  des  terrafles  ,  fur 
lefquelies  on  couche  au  grand  air  pendant  les  nuits 
d’eté.  Cinquante  mille  âmes  forment  la  population 
de  Baflora.  Ce  font  des  Arabes  ,  auxquels  fe  font 
joints  environ  quinze  cens  Arméniens  3c  un  petit 
nombre  de  familles  de  différentes  nations  que 
Befpoir  du  gain  y  a  attirées.  Son  territoire  abonde 
en  grains  ,  en  ris  ,  en  fruits  ,  en  légumes  ,  en 
coton  ,  &T ur-tout  en  dattes.  Les  moutons  y  font 
excellens ,  3c  Bon  a  la  même  attention  pour  leurs 
belles  races  ,  que  pour  celle  des  chevaux.  Le  cli¬ 
mat  eft  fain,  3c  les  grandes  chaleurs  y  font  agréa¬ 
blement  tempérées  par  les  vents  du  nord  qui  iouf- 
flent  allez  régulièrement  durant  les  ardeurs  de 
la  canicule.  Il  n’y  pleut  jamais  en  été  ,  3c  il  n5y 
pleut  que  rarement  dans  l’hyver.  Celui  de  Baflora 
feroit  pour  nous  un  printems  délicieux.  Sa  poli- 
tion  Bexpofe  à  deux  grands  inconvéniens.  Lorfque 
les  rivières  s  enflent,  3c  que  rompant  leurs  digues-, 
elles  font  du  défert  qui  neft  pas  éloigné  de  la 
ville  une  efpece  de  mer  ,  il  s’élève  de  cette  vafte 
plaine  des  exhalaifons  malignes  qui  remplirent 


philo fophîque  &  politique .  161 

k  place  de  fièvres  dangereufes.  Le  dcfert  occa- 
fi o une  un  défagrément  plus  ordinaire.  Le  vent  qui 
paffe  fur  ces  fables  brûlans  amené  une  pouffiere 
horrible.  Elle  fe  leve  prefqu’avec  le  foleil ,  qu’elle 
dérobe  à  la  vue  ,  change  le  jour  en  une  efpece  de 
crepufcule  ,  fatigue  horriblement  les  yeux  ,  péné¬ 
tré  dans  les  appartemens  les  mieux  fermés ,  8c  ne 
tombe  que  vers  le  foir.  Le  ciel  qui  n’eft  jamais 
chargé  de  nuages  devient  alors  d’une  beauté  frap¬ 
pante* 

Le  poit  de  Baffora  où  les  navires  de  toute 
grandeur  trouvent  un  azyle  sur  8c  commode  > 
devint,  comme  fes  fondateurs  l’avaient  prévu,  un 
entrepôt  célébré.  Les  nmrehandifes  d’Europe  y 
arrivQÎent  par  l’Euphrate  ,  qui  n’eft  qu’à  quatre 
journées  d’Alep  ,  8-c  celles  des  Indes  8c  de  la 
Chine,  par  la  mer.  La  tyrannie  des  Portugais 
interrompit  cette  communication.  Elle  fe  feroit 
rouverte  dans  le  tenus  de  leur  décadence  ,  fi  ce 
malheureux  pays  n’avoit  été  perpétuellement  le 
th  éâtre  des  divi fions  des  Arabes  ,  des  Perfans  8c 
des  Turcs.  Ces  derniers  ,  devenus  poffeffeurs 
paifibles,  ont  profité  des  malheurs  de  leurs  voifins 
pour  y  rappeller  le  commerce.  Les  affaires  qui  fe 
traitoient-  à  Bender-abaiïï  ,  fe  font  maintenant  à 
Baffora  ,  qui  a  recouvré  fou  état  8c  fon  impor¬ 
tance. 

Ce  changement  ne  s’eft  pas  fait  fans  difficulté. 
Les  gens  du  pays  ne  vouloient  d’abord  recevoir 
les  Européens  avec  leurs  vaiffeaux  que  dans  la 
nviere.  Ils  prévoyoient  que  fi  ces  étrangers  a-voient 
la  permiftion  de  fe  fixer  dans  la  ville ,  on  ne 
pourroit  pas  leur  faire  la  loi ,  8c  qu’ils  garderaient 
dans  leurs  magafins  ce  qu’ils  n’auraient  pas  pu 
vendre  pendant  une  mouçon ,  pour  s’en  défaire 
plus  utilement  dans  un  autre  tems.  A  ces  raifou 

R  î 


%  6  -  Hiftoîre 

d’une  avidité  mal  entendue  ,  fe  joignoient  de3 
principes  de  fuperftition.  On  alléguoit  que  Baffora 
étant  un  lieu  facré  parmi  les  Mahométans  ,  un 
lieu  rempli  de  tombeaux  ,  de  faints  8c  de  martyrs, 
il  ne  çonvenoit  pas  que  les  infidèles  y  fifïentleur 
féjour.  Ce  préjugé  parut  arrêter  quelque  tems  le 
Pacha  de  Bagdag.  On  foupçonna  qu’il  vouloir  de 
1  argent.  Les  nations  lui  en  donnèrent  fuccellive^ 
ment ,  8c  il  leur  fut  permis  de  former  des  comp¬ 
toirs  ,  de  les  décorer  même  de  leurs  pavillons. 

Les  révolutions  font  fi  fréquentes  en  Afie , 
qu’il  eft  nnpoîlible  que  le  commerce  y  foit  auffî 
luivi  qu’il  l’eft  en  Europe.  Ces  événemens  joints, 
au  peu  de  communication  qu’il  y  a  par  terre 
8c  par  mer  entre  les  différens  états ,  doivent  oc¬ 
casionner  de  grandes  variations  dans  l’abondance 
8c  dans  la  valeur  des  denrées.  Baffora  ,  très-éloi- 
gnée  par  fa  fituation  du  centre  des  affaires  ,  doit 
fe  reffentir  plus  qu’aucune  autre  place  de  cet  in¬ 
convénient.  Cependant ,  en  rapprochant  les  tems  j 
on  peut  ,  fans  crainte  de  s’éloigner  beaucoup  de 
la  plus  exaébe  vérité  ,  évaluer  a  cinq  millions  de 
roupies  les  marchandées  qui  y  arrivent  annuelle¬ 
ment  par  le  golfe.  Les  Anglois  y  entrent  par  douze 
cens  mille  ,  les  Hollandois  pour  huit  ,  &c  les  Fran¬ 
çois  pour  fix  ;  les  Maures  ,  les  Banians ,  les  Ara¬ 
bes  pour  le  refte. 

Les  cargaifons  de  ces  nations  font  compofées  de 
ris ,  de  fucre  ,  des  mouffelines  unies,  rayées  8c 
brodées  de  Bengale,  des  épiceries  de  Ceylan  8c  des 
Molucques  ,  de  groffes  toiles  blanches  &  bleues 
de  Coromandel,  du  cardamome,  du  poivre  ,  du 
bois  de  fandal,  de  planches  de  bois  de  tek  de 
Malabar,  d’étoffes  d’or  8c  d’argent ,  de  turbans, 
de  châles  ,  d’indigo  de  Surate  ;  clés  perles  de  Ba« 
harem  ?  8c  du  caffe  de  Moka  j  du  fier  ,  du  plomb  9 


♦ 


philo  fophique  &  politique .  a ,63 

fié  draps  d’Europe.  Quelques  articles  moins  im¬ 
portons  viennent  de  différents  endroits.  Quelques- 
unes  de  ces  productions  font  portées  tur  de  petits 
bâtimens  Arabes  ;  mais  la  plupart  arrive  fur  des 
vaiffeaux  Européens ,  qui  y  trouvent  l’avantage 
d’un  fret  confidérable. 

Les  marchand ifes  fe  vendent  toutes  argent  comp¬ 
tant.  Elles  paffent  par  les  mains  des  Grecs  ,  des 
Juifs  ou  des  Arméniens  ,  qui  font  les  agens  ordi¬ 
naires  de  tous  les  marchés.  On  emploie  les  B:~ 
niants  à  changer  les  fequins  &  les  autres  monnoies 
courantes  en  efpeces  plus  eftimees  dans  les  Indes. 
Il  eft  rare  qu’on  ait  à  fe  plaindre  de  leur  fidelité  3 
de  leur  zele,  de  leur  intelligence. 

Trois  canaux  s’offrent  pour  déboucher  les  dif¬ 
férentes  productions  réunies  à  Baffora.  Il  en  pane 
la  moitié  en  Perfe  ,  qui  y  eft  portée  par  des  ca- 
ravannes ,  parce  que  dans  tout  l’empire  il  n  y  a 
pas  un  feul  fleuve  navigable.  La  coufommation 
s’en  fait  dans  les  provinces  feptentrionales  un  peu 
moins  maltraitées  que  les  méridionales.  Elles  fai- 
foient  d’abord  leurs  payemens  avec  des  pierreries 
que  le  pillage  de  l’Inde  avoit  rendues  extrême¬ 
ment  communes.  Dans  la  fuite  elles  eurent  re¬ 
cours  à  leurs  uftenfiles  de  cuivre  que  l’abondance 
de  leurs  mines  avoient  fort  multipliées  ,  &  dont 
leurs  befoins  les  obligeoient  de  le  défaire.  Enfin 
011  en  eft  venu  à  l’or  &c  à  l’argent ,  qu’une  lon¬ 
gue  tyrannie  avoit  d’enfouis  ?  &  qui  fortent 
tous  les  jours  des  entrailles  de  la  terre.  Si  on 
ne  laiffe  pas  aux  arbres  qui  fourniffent  les  gom¬ 
mes,  &  qui  ont  été  coupés  ,  le  terns  d.e  croître; 
fi  les  chèvres  qui  donnaient  de  fi  belles  laines 
ne  fe  multiplient  pas  ;  fi  les  foies  qui  fuffifent 
à  peine  au  peu  de  manufactures  qui  reftent  en 
Perfe  3  continuent  à  être  rares  ;j  fi  cet  état  ne  re-*- 


Hijtoire 

naît  de  fes  cendres  5  les  métaux  s’épuiferonü  ,  8c 
il  faudra  renoncer  à  cette  branche  de  commerce* 

Le  fécond  débouché  eft  plus  aiLuré.  Il  fe  fait  par 
Bagdag ,  par  Aiep ,  Sc  par  toutes  les  villes  inter¬ 
médiaires  ,  dont  les  negocians  viennent  faire  leurs 
achats  à  Ballora.  Le  caffé  ,  les  toiles ,  les.  châles,, 
les  épiceries  ,  les  autres  marchandifes  qui  pren¬ 
nent  cette  route  ,  font  payées  avec  de  l’argent ,  de 
l’or  ,  des  draps  François  ,  des  noix  de  galle  ,  de 
l’orpiment  qui  entre  dans  les  couleurs ,  &  dont 
les  Orientaux  font  un  grand  ufage  pour  épiler 
leur  poil. 

Un  autre  débouché  beaucoup  moinsconfidé- 
râble ,  c’eft  celui  du  déferr.  Les  Arabes  voifins  de 
Ballora  vont  tous  les  ans  à  Alep  dans  le  printems, 
pour  y  vendre  de  jeunes  chameaux.  On  leur  com 
fie  communément  pour  deux  cens  mille  roupies 
de  moufïelines  ,  dont  ils  fe  chargent  à  très-bon 
marché.  Ils  reviennent  dans  le  mois  de  feptembre  , 
Sc  rapportent  pour  payement  des  draps  du  Lan¬ 
guedoc  ,  des  étoffes  de  foie  Sc  de  coton  ,  fort 
connues  fous  le  nom  de  bourre  d’Alep,  du  co¬ 
rail  ,  de  la  quinquaiilerie  ,  quelques  ouvrages  de 
verre  Sc  des  glaces  de  Venife.  Ces  marchandifes 
arrivent  fur  deux  ou  trois  cens  vieux  chameaux  , 
qui  portent  outre  cela  l’eau  Sc  les  vivres  nécef- 
i aires  à  leurs  conducteurs  qui  vont  toujours  à 
pied.  Les  empires  les  mieux  policés  n’offrent  pas 
de  voie  plus  sûre.  Les  caravanes  Arabes  ne  font 
jamais  troublées  fur  cette  route  ,  où  on  ne  trouve 
ni  ville  ni  village.  Les  étrangers  memes  ne  le 
feroient  pas ,  s’ils  avoient  la  précaution  de  fe  faire 
accompagner  d’un  membre  de  chacune  des  tri¬ 
bus  qu’ils  doivent  rencontrer.  Cette  sûreté  jointe 
à  la  célérité  Sc  au  bon  marché  ,  feroit  univer¬ 
sellement  préférer  le  chemin  du  défert  à  celui  d© 


philofophîqus  &  politique.  -l6% 

Bagdag ,  fi  le  Pacha  de  la  province  qui  a  établi 
des  péages  en  diflerens  endroits  de  Ton  gouver— 
ne  ment '  ne  prenoit  des  précautions  extrêmes 
pour  l’empêcher.  Ce  n’eft  qu’en  furprenant  la 
vigilance  de  fes  lieutenans  ,  qu’on  parvient  a 
charger  les  Arabes  de  quelques  marchandifes  de 
peu  de  volume. 

Indépendamment  de  ces  exportations  ,  il  fie 
fait  à  Baffora  &  dans  fon  territoire  une  affez 
grande  confommation ,  fur-tout  de  cafte.  Ces 
objets  lont  payés  avec  des  dattes  ,  des  perles  y 
de  l’eau  rofe  &  des  fruits  fecs.  On  y  ajoute  des 
grains,  iorfqu’il  eft  permis  d’en  livrer  à  l’étranger. 

Il  n’eft  pas  douteux  que  le  commerce  dont  il 
s’agit  ici  ne  groflit  conftdérablement ,  fi  on  vou— 
loit  le  débaraffer  des  entraves  qui  le  genent.  Les 
Mahométans  auxquels  leur  religion  &  leurs  loix 
défendent  très  févérement  le  prêt  à  intérêt  ,  ont 
naturellement  du  penchant  pour  les  affaires.  Ce 
goût  eft  continuellement  traverfé  par  les  vexa¬ 
tions  qu’ils  éprouvent  par- tout  ,  finguliérement 
dans  les  lieux  éloignés  du  centre  de  l’empire.  Les 
etrangers  ne  font  guere  moins  opprimés  par  des 
commandans  qui  tirent  de  leurs  brigandages 
l’avantage  dç  fe  perpétuer  dans  leurs  portes ,  Sc 
fouvent  de  conferver  leur  tête.  Si  cette  foif  infa- 
tiable  de  l’or  pouvoit  fe  calmer  quelquefois; 
elle  feroit  bientôt  réveillée  par  la  rivalité  des  na- 
tions  Européennes,  qui  ne  travaillent  qu’à  fe  fup- 
planter ,  Sc  qui  ne  craignent  pas  d’employer 
pour  y  reuffir  les  moyens  les  plus  déteftabies.  On 
vit  en  1748  un  exemple  frappant  de  cette  odieufo 
jaloufie. 

Monfieur  le  baron  de  Kngpauhien  conduifoit 
le  comptoir  Hollandoîs  de  Baffora  avec  un  fuc~* 
cis  extraordinaire.  Les  Anglois  fe  voyoient  à  l 


% 


Hi  flaire* 

veille  de  perdre  la  fupériorité  qu’ils  avoîent  acquï- 
fe  dans  cette  pi  ace  ,  sinfi  que  dans  ia  plupart  des 
échelles  de  l’Inde.  La  crainte  d’un  événement 
qui  blefloit  également  leurs  intérêts  6e  leur 
vanité  ,  les  rendit  injuttes.  Ils  animèrent  le  gou¬ 
vernement  Turc  contre  une  induftrie  qui  lui  étoit 
utile  ,  6c  firent  réfoudre  la  confifcation  des  mar- 
chandifes  6c  des  richelTes  de  leur  rival. 

Le  faéteur  Hollandois  qui ,  fous  les  occupations 
d’un  marchand ,  cachoit  l’anie  d’un  homme  d’é¬ 
tat  5  prend  fur  le  champ  fon  parti  en  homme 
de  génie.  Il  fe  retire  avec  fes  gens  6c  les  débris 
de  fa  fortune  à  la  petite  ifle  de  Karrek  ,  fituée 
à  quinze  lieues  de  l’embouchure  du  fleuve,  s’y  for¬ 
tifie  ,  6c  en  arrêtant  les  bâtimens  Arabes  6c  In¬ 
diens  chargés  pour  la  ville,  force  h  gouvernement 
à  le  dédommager  des  pertes  qu’il  lui  a  caufées. 
Bientôt  la  réputation  de  fon  intégrité ,  de  fa  capa¬ 
cité  attire  à  fon  ifle  les  armateurs  de  Bouher, 
port  voifin  de  Perfe ,  les  négocians  même  de 
Baflora ,  6c  les  Européens  qui  y  vont  trafiquer. 
Cette  nouvelle  colonie  voyoit  augmenter  tous  les 
jours  fa  profpérité  ,  lorfqu’eile  fut  abandonnée  par 
fon  fondateur.  Le  fuccefleur  de  cet  habile  homme 
n’a  pas  montré  les  mêmes  talens.  Il  s  ’eft  laifle 
chafler  de  fa  place  vers  la  fin  de  1765  parle 
corfaire  Arabe  Mirmahana.  La  compagnie  a  perdu 
tin  polie  important ,  6c  pour  plus  d’un  million 
de  florins  en  artillerie,  en  vivres  6c  en  mar- 
chandifes. 

Cet  événement  a  délivré  Baflora  d’une  concur¬ 
rence  qui  commencoit  à  lui  déplaire  }  mais  il 
lui  en  eft  furvenu  un  autre  bien  plus  redoutable* 
C’eft  celle  de  Mafcate. 

Mafcate  eft  une  ville  de  l’Arabie  fituée  fur  la 
toïQ  occidentale  du  golfe  Perfique.  Le  grand  AU 


plülofophïque  &  politique.  %6y 

b uq uerq ne  s’en  empara  en  1 507  ,  &  il  en  ruina 
h  commerce  qu’on  vouloit  concenrrer  tout  en¬ 
tier  à  Ormuz.  Lorfque  les  Portugais  eurent  perdu 
ce  petit  royaume  ,  ils  voulurent  rappeller  les  af¬ 
faires  dans  Mafcate  5  dont  ils  étoient  reftés  les  maî- 
t;es.  Leurs  efforts  furent  inutiles  ,  &  les  naviga¬ 
teurs  prirent  la  route  de  Bender-abaffi.  On  crai- 
gnoit  les  hauteurs  des  anciens  tyrans  de  l’Inde,^: 
perfonne  ne  vouloit  fe  fier  à  leur  bonne  foi.  Le 
port  ne  voyoit  arriver  de  vaiffeaux  que  ceux  qu’ils 
y  conduifoient  eux-memes.  Il  n’en  reçut  mémo 
plus  d’aucune  nation  ,  après  que  ces  maîtres  im¬ 
périeux  en  eurent  été  chafïés  en  1648,  Leur  or¬ 
gueil  l’emportant  fur  leur  intérêt  ,  leur  ôta  l’en¬ 
vie  d’y  aller  eux-mêmes  ;  &c  ils  étoient  encore 
affez  puilfans  pour  empêcher  qu’on  y  entrât  5  ou 
qu’on  en  fortit. 

Le  déclin  entier  de  leur  puiffance  invita  l’ha¬ 
bitant  de  Mafcate  à  cette  même  piraterie  dont  il 
avoit  été  fi  fouvent  la  victime,  il  fit  des  defeen- 
tes  fur  les  côte  de  fes  anciens  ennemis  *  Sc  fes  fuc- 
cès  l’enhardirent  à  attaquer  les  petits  bâtimens  Mau¬ 
res  ou  Européens  oui  fréquentoient  le  golfe  Per- 
iique  j  mais  il  fut  châtié  fi  févérement  de  fes  bri¬ 
gandages  par  plufieurs  nations ,  par  les  Anglois 
en  particulier  qu’il  fut  forcé  d’y  renoncer.  La  ville 
tomba,  alors  dans  une  obfcurité  que  les  troubles 
intérieurs  &  des  invafions  étrangères  firent  du-* 
rer  long-tems.  Le  gouvernement  étant  enfin  de¬ 
venu  plus  régulier  dans  Mafcate  <k  dans  tous  le 
pays  fournis  à  £on  Iman  ,  fes  marchés  ont  re¬ 
commencé  à  être  fréquentés  vers  l’an  1749.  Tout 
annonce  qu’ils  le  feront  toujours  de  plus  en  plus. 

Son  port  formé  par  des  rochers  fort  élevés  offre 
un  azyle  sûr.  La  ville  e£t  fufffffammenr  fortifiée. 
Le$  chaleurs  exceflives  n’empêchent  pas  qu’il  ne 


2  o  ô  'Hiftoire 

tombe  toutes  les  nuits  une  forte  rofée  qui  rafraî¬ 
chit  la  terre ,  &c  qui  la  rend  fertile.  Il  n’efl:  point 
de  peuple  dans  l’orient  dont  on  ait  loué  fi  géné¬ 
ralement  la  probité  ,  la  tempérance  Ôc  l’humeur 
fociale.  On  n’entend  jamais  parler  d’infidélité 
dans  le  commerce  ,  qu’il  n’eft  pas  permis  de 
faire  après  le  coucher  du  foleil.  La  défenfe  de 
boire  du  vin  Sc  des  liqueurs  fortes  eft  fi  fidèlement 
obfervée ,  qu’on  ne  fe  permet  pas  feulement  l’ufage 
du  caffé.  Les  étrangers  de  quelque  religion  qu’ils 
foient  n’ont  befoin  ni  d’armes  ni  d’efeortes  pour 
parcourir  fans  péril  toutes  les  parties  de  ce  petit 
état.  Ces  mœurs  aufteres  font  bien  propres  à  inf- 
pirer  de  la  confiance  aux  négocians.  Audi  n’ont- 
elles  pas  été  plutôt  connues  ,  qu’on  a  vu  ac¬ 
courir  des  Indiens  ,  des  Perfans  ,  des  Turcs  ,  des 
Arméniens ,  des  Arabes  de  divers  endroits. 

Le  pays  confomme  par  lui-mème  du  ris  ,  des 
toiles  bleues  ,  du  fer  ,  du  plomb ,  du  fucre  ,  quel¬ 
ques  épiceries  qu’il  paye  avec  de  la  myrrhe  ,  de 
l’encens,  de  la  gomme  Arabique  &c  un  peu 
d’argent.  Cependant  cette  confommaticn  ne  feroit 
pas  fuffifante  pour  attirer  les  vaiifeaux  ,  fi  Maf- 
cate  placée  a  (fez  près  de  l’entrée  de  la  mer  Per- 
fique ,  rfétoit  un  excellent  entrepôt  pour  le  fonds 
du  golfe.  Toutes  les  nations  commerçantes  com¬ 
mencent  a  le  préférer  à  Eaifora  ,  parce  qu’il 
abrégé  leur  voyage  de  trois  mois  ,  qu’on  n’y 
éprouve  aucune  vexation ,  que  les  droits  y  font 
réduits  à  un  de  demi  pour  cent ,  payés  même 
par  l’acheteur  ,  qui,  étant  fur  les  lieux  ,  obtient 
plus  de  rabais  de  cette  taxe  que  le  négociant  étran¬ 
ger.  Il  faut  à  la  vérité  porter  enfuite  les  marchan- 
difes  à  Bafibra ,  où  la  douane  exige  trois  pour 
cent  ;  mais  les  Arabes  naviguent  à  fi  bon  mar¬ 
ché  fur  leurs  bateaux  >  Us  ont  une  telle  gdreile 


phiiofophîque  &  politique.  i6q 

pour  frauder  les  droits ,  en  cachant  les  marchandi¬ 
ses  fines  dans  les  villages  ,  &  en  ne  montrant 
que  les  groifes ,  qu’il  y  aura  toujours  de  l'avan¬ 
tage  a*  faire  les  ventes  à  Mafcate.  D’ailleurs, 
les  dattes  ,  le  meilleur  &  le  plus  abondant  produit 
de  B afiora  ,  qui  fe  gâtent  louvent  fur  de  grands 
vaifleaux,  dont  la  marche  eft  lente,  arrivent  avec 
une  célérité  extrême  fur  des  bâtimens  légers  au 
Malabar  Sc  dans  la  Mer  Rouge.  Une  raiion  par¬ 
ticulière  déterminera  toujours  les  Anglois  qui 
travaillent  pour  leur  compte  à  fe  pratiquer  Maf¬ 
cate.  Ils  y  font  exempts  des  cinq  pour  cent  qu’ils 
font  obligés  de  payer  â  Balfora  ,  comme  dans 
tous  les  autres  lieux  où  leur  compagnie  a  formé 
des  établilfemens. 

Elle  n’a  pas  fongé  â  fe  fixer  dans  l’ifle  de  Baha- 
rem ,  de  nous  ignorons  pourquoi  cette  ifle  fituée 
dans  le  golfe  Perfique  a  fouvent  changé  de  maî¬ 
tre.  Elle  palfa  fous  la  domination  des  Portugais 
avec  Ormiuz  ,  dont  elle  recevoit  des  loix.  Ces 
conquérans  la  perdirent  dans  la  fuite  ,  &  elle 
éprouva  depuis  un  grand  nombre  de  révolutions. 
Thamas-  Koulikan  la  rendit  â  la  Perfe  ,  â  qui 
elle  avoit  appartenu.  Un  plan  plus  étendu  occu- 
poit  fes  veilles.  Il  vouloit  régner  fur  les  deux 
mers  dont  il  polfédoit  quelques  bords  j  mais 
s’étant  apperçu  qu’au  lieu  d’entrer  dans  fes  vues , 
fes  fujets  les  traverfoient  ,  il  imagina  ,  par  une 
de  fes  volontés  tyranniques  qui  ne  coûtent  rien 
aux  defpotes  ,  de  porter  fes  fujets  du  golfe  Per¬ 
fique  fur  la  mer  Cafpienne  ,  &  fes  fujets  de  la 
mer  Cafpienne  fur  le  golfe  Perfique.  Cette  dou¬ 
ble  tranfmigration  lui  paroiiïoit  propre  â  rompre 
les  liaifons  que  ces  deux  peuples  avoient  formées 
avec  fes  ennemis,  &  à  lui  'aflurer  ,  finon  leur 
attachement ,  du  moins  leur  fidélité.  Sa  mort 


H'  <ï  v'*  « 

ijtoire 

anéantie  les  grands  projets  ,  &  k  confufion  ou 
tomba  fon  empire  procura  à  un  Arabe  entrepre¬ 
nant  la  facilité  de  s’emparer  de  Baharem ,  où  il 
régné  encore. 

<D  _ 

Cette  ifle  iorc  célébré  par  fa  pêche  des  perles , 
dans  le  terns  même  qu’on  en  trou  voit  à  Or- 
inuz  ,  à  Karrelc ,  à  Kefche  3  dans  d’autres  lieux 
du  golfe ,  eft  devenue  bien  plus  importante ,  de-1 
puis  que  les  autres  bancs  font  épuifés  3  fans  que  le 
lien  ait  elluyé  une  diminution  fenfible.  Cette 
pêche  commence  en  avril ,  &  finit  en  octobre* 
Hile  eft  renfermée  dans  l’efpace  de  quatre  ou  cinq 
lieux.  Les  Arabes ,  les  feuls  qui  s’y  livrent  3  vont 
coucher  chaque  nuit  dans  Lille  ou  fur  la  côte ,  a 
moins  que  les  vents  ne  les  empêchent  de  gagner 
la  terre.  Autrefois  ils  payoient  tous  un  droit  à  des 
galiotes  établies  pour  le  recevoir.  Depuis  le  der¬ 
nier  changement ,  il  n’y  a  que  les  fujets  habi- 
tans  de  Lille  qui  ayent  cette  foumiflion  pour  leur 
feheik  ,  trop  foible  pour  l’obtenir  des  autres. 

Le  produit  annuel  de  la  pêche  eft  eftime  uit 
million  &:  demi  de  roupies.  Les  perles  inégales 
paftent  la  plupart  a  Conftantinople  de  dans  le  ref- 
te  de  la  Turquie.  Les  grandes  y  fervent  à  l’orne¬ 
ment  de  la  tête ,  8c  les  petites  font  employées  à 
des  broderies.  Il  y  a  vingt  ails  qu’on  a  commencé 
d’en  envoyer  de  cette  efpece  en  Chine ,  où  elles 
fe  font  bien  vendues.  Les  perles  parfaites  Sau¬ 
raient  pas  procuré  le  même  bénéfice.  Elles  doi¬ 
vent  être  réfervées  pour  Surate ,  d’où  elles  fe 
répandent  dans  tout  Llndoftan.  On  11e  doit  pas 
craindre  d’y  en  voir  diminuer  le  prix  ou  la  con- 
fommation.  Ce  luxe  eft  la  plus  forte  paflion  des 
femmes.  Les  plus  pauvres  en  portent  au  moins 
aux  oreilles ,  8c  les  riches  en  ont  encore  aux 
marines.  La  fuperftition  augmente  le  débit  de 


philofopJiique  &  politique .  271 

cette  fuperfluité.  11  n’eft  point  de  Gentil  qui  ne 
fe  falEe  un  point  de  religion  de  percer  au  moins 
une  perle  à  fon  mariage.  Quelque  foit  le  fens 
mystérieux  de  cet  ufage  chez  un  peuple  où  la 
morale  8c  la  politique  font  en  allégories,  Sc  où 
l'allégorie  de  vient  religion  ,  cet  emblème  de 
la  pudeur  virginale  eft  utile  au  commerce  des 
perles.  Celles  qui  n’ont  pas  été  nouvellement  for¬ 
cées  entrent  dans  l’aj alternent ,  mais  ne  peuvent 
pas  fervir  pour  la  cérémonie  du  mariage ,  où 
on  veut  au  moins  une  perle  neuve.  Auffi  valent- 
elles  conftamment  vingt-cinq  ,  trente  pour  cent 
de  moins  que  celles  qui  arrivent  du  golfe  où  elles 
ont  été  pêchées. 

Entre  ce  riche  golfe  8a  un  autre  plus  célébré 
encore  ,  s’avance  l’Arabie  ,  l’une  des  plus  grandes 
peninfules  du  monde  connu.  Elle  a  pour  limite 
au  nord  la  Syrie  ,  le  Diarbek  8c  l’Irak-arabi  ;  au 
midi  l’océan  Indien  }  au  levant  le  Sein  Perfiquej 
au  couchant  la  Mer  Rouge  qui  la  fépare  de  l’Af- 
frique.  On  la  divife  communément  en  trois  ré¬ 
gions  :  l’Arabie  petrée ,  l’Arabie  déferte  8c  l’Ara* 
bie  beureufe  5  noms  analogues  au  fol  de  cha¬ 
cune  de  ces  contrées. 

L’Arabie  petrée  eft  la  plus  occidentale  8c  la 
moins  étendue  des  trois  Arables.  A  l’exception  de 
quelques  efpaces  alfez  bornés  8c  affez  rares  ,  on 
n’y  trouve  par-tout  que  des  rochers.  L’Arabie  dé¬ 
ferte  eft  remplie  de  plaines  arides  >  de  monceaux 
de  fable  que  les  vents  élevent  ?  8c  qu’ils  difipenc 
de  montagnes  fans  verdure  coupées  de  précipices. 
Les  puits  8c  les  fontaines  y  font  h  rares  ,  que 
leur  polïeffion  a  été  dans  tous  les  fiecles  une  oc« 
cafion  de  difpute  8c  de  guerres.  L’Arabie  heureuf© 
doit  moins  ce  titre  important  à  fa  fertilité  ,  com¬ 
munément  médÙQcre  ,  qu’au  voifinage  des  ftérilea 


lyt  Uiftaîre 

contrées  qui  l’environnent.  Toutes  les  régidiis  $ 
quoiqu’expofées  à  des  chaleurs  fort  vives  3jouif- 
ient  d’un  ciel  conftamment  pur  3  conftamment 
fer  e  in. 

#  Tous  les  monumens  attellent  que  ce  pays  étoit 
peuplé  dans  la  plus  haute  antiquité.  On  croit  que 
les  premiers  habitans  font  venus  de  la  Syrie  &c 
de  la  Chaldée.  Rien  ne  nous  apprend  en  quel 
rems  ils  ont  commencé  à  être  des  peuples  poli¬ 
cés  ,  ni  fi  leurs  lumières  leur  font  venues  des  In¬ 
des  ,  ou  s’ils  les  ont  acquifes.  Il  paroît  que  le  Sa- 
beifme  a  été  leur  religion  avant  même  qu’ils 
ayent  eu  commerce  avec  les  peuples  de  la  haute 
Afie.  Ils  ont  eu  de  bonne  heure  des  idées  élé- 
vées  de  la  divinité.  Ils  rendoierit  un  culte  aux 
aftres  comme  à  des  corps  animés  par  des  ef- 
prits  céleftes.  Leur  religion  n’a  été  ni  atroce  ,  ni 
abfurde  j  &  quoique  fufceptibles  de  ces  enthou- 
fiafmes  fubits  h  communs  chez  les  peuples  méri¬ 
dionaux  ,  il  ne  paroît  pas  que  le  fanatifme  les  ait 
infeétés  jufqu’au  tems  de  Mahomet.  Les  Arabeà 
du  défert  avoient  un  culte  plus  greffier.  Plufieurs 
ont  adoré  le  foleil ,  &  quelques-uns  lui  ont  im¬ 
molé  des  hommes.  Il  y  a  une  vérité  qui  fe  prouve 
par  l’étude  de  l’hiftoire  Se  par  Pinfpeftidn  du  globe 
de  la  terre.  Les  religions  ont  toujours  été  cruelles 
dans  les  pays  arides  ,  fujets  aux  inondations  ,  aux 
volcans  j  &  elles  ont  toujours  cte  douces  dans  les 
pays  que  la  nature  a  bien  traites.  Toutes  portent 
l’empreinte  du  climat  ou  elles  font  nees. 

Lorfque  Mahomet  eut  établi  une  nouvelle  re¬ 
ligion  dans  fa  patrie  ;  il  ne  lui  fut  pas  difficile  de 
donner  du  zele  à  fes  fe&ateurs  i  &  ce  zele  en  fit 
des  conquérans.  Ils  portèrent  leur  domination 
des  mers  de  l’occident  à  celles  de  la  Chine ,  & 
4es  Canaries  aux  ifies  Molucques.  Ils  y  portèrent  * 


philofophique  &  politique .  273 

aaffi  les  arts  utiles  qu’ils  perfe&ionnoient.  Ils  fu¬ 
rent  moins,,  heureux  dans  les  beaux  arts  ,  où  iis 
montrèrent  du  génie,  mais  rien  de  ce  goût  que 
la  nature  a  donné  quelque  tems  apres  aux  peu¬ 
ples  qui  fe  font  faits  leurs  difciples. 

Peut-être  le  génie ,  enfant  de  l’imagination  qui 
crée  ,  appartient  -  il  aux  pays  chauds  ,  féconds 
en  productions  ,  en  fpeéfacles ,  en  événemens  mer¬ 
veilleux  qui  enflamment  Penthouiiafïne  j  tandis 
que  le  goût  qui  choifit  8c  moiflonne  dans  les 
champs  où  le  génie  a  femé  ,  femble  convenir  da¬ 
vantage  à  des  peuples  fobres  ,  doux  8c  modérés  , 
qui  vivent  fous  un  ciel  heuréufement  tempéré. 
Peut-être  aufli  ce  même  goût  qui  ne  peut  être  que 
le  fruit  d’une  raifon  épurée  8c  mûrie  par  le  tems , 
demande-t-il  une  certaine  Habilité  dans  le  gouver¬ 
nement  ,  mêlée  d’une  certaine  liberté  dans  les 
efprits,  un  progrès  infenlible  de  lumières,  qui 
donnant  une  plus  grande  étendue  au  génie ,  lui 
fait  faifi  des  rapports  plus  juftes  entre  les  objets, 
8c  une  plus  heureufe  combinai  ion  de  ces  fenfa- 
tions  mixtes  qui  font  les  délices  des  âmes  délica¬ 
tes,  Ainfi  les  Arabes  prefque  toujours  poulies  en 
des  climats  brûlans  par  la  guerre  8c  le  fanatif- 
me  ,  n’eurent  jamais  cette  température  de  gouver¬ 
nement  8c  de  fituation  qui  forme  le  goût.  Mais  ils 
apportèrent  dans  les  pays  de  leurs  conquêtes  les 
fciences  qu’ils  avoient  comme  pillées  dans  le  cours 
de  leurs  ravages  ,  8c  tous  les  arts  néceflaires  à  la 
profpérité  des  nations. 

Aucun  peuple  de  leurs  tems  n’entendit  le  com¬ 
merce  comme  eux.  Aucun  peuple  n’eut  un  com¬ 
merce  aufli  vafte.  Ils  s’en  occupoient  dans  le  tems 
même  de  leurs  conquêtes.  De  TEfpagne  auTon- 
quin  ,  ils  avoient  des  négocians  ,  des  manufactu¬ 
res  ,  des  entrepôts  }  8c  les  autres  peuples  ,  ceux  du 
Tome  L  S 


a  74  Hijtoife 

moins  de  l’occident ,  tiroient  d’eux  ,  8c  les  lumiè¬ 
res  ,  8c  les  arts  ,  8c  les  denrées  utiles  aux  commo¬ 
dités  ,  à  la  coniervation  8c  à  l’agrément  de  la  vie. 

Quand  la  puiffance  des  Cahphes  commença  à 
décimer  5  les  Arabes,  à  l’exemple  de  phfiieurs  na¬ 
tions  qu’lis  avoient  foumifes  ,  iecouerent  le  joug 
de  ces  princes,  8c  le  pays  reprit  peu-à-peu  1  ancien¬ 
ne  forme  de  don  gouvernement ,  ainfi  que  des 
premières  mœurs.  A  cette  époque  ,  la  nation  divi- 
lée  en  tribus  ,  comme  autrefois ,  fous  la  conduite 
de  ch^fs  difiérens ,  retombe  tout-à-fait  dans  fou 
caractère,  dont  le  fanatifme  8c  rambition  l’avoient 
fait  forcir. 

Les  Arabes ,  avec  une  petite  taille  ,  un  corps 
maigre  ,  une  voix  grêle ,  ont  un  tempérammenc 
robufte  ,  le  poil  brun  ,  le  vifage  bafané  ,  les  yeux 
noirs  8c  vifs  ,  une  phifionomie  ingénieufe ,  mais 
rarement  agréable.  Ce  contrafte  de  traits  8c  de 
qualités  qui  paroilïoient  incompatibles ,  femblent 
s’être  réunis  dans  eux  pour  en  faire  une  nation 
fmguliere ,  dont  la  figure  8c  le  caradere  tranchent 
a  fie  z  fortement  entre  les  Turcs  ,  les  Afriquains  8c 
les  Perfans,  dont  ils  font  environnés.  Graves  8c  fé- 
rieux  ,  ils  attachent  de  la  dignité  à  leur  longue 
barbe,  parlent  peu  ,  fans  geftes  ,  fans  s’interrom¬ 
pre  ,  fans  fe  choquer  dans  leurs  expreflions.  Ils  fe 
piquent  en  tr’eux  de  la  plus  exade  probité,  pac 
une  fuite  de  cet  intérêt  facial  qui  fait  qu’une 
nation  ,  une  horde  ,  un  corps  s’eftime  ,  fe  mé¬ 
nage  ,  fe  préféré  à  tout  le  refte  de  la  terre.  Plus 
ils  confervent  leur  caradere  phlegmatique,  plus 
ils  font  redoutables  dans  la  colere  qui  ies  en  fait 
forcir.  Ce  peuple  a  de  l’intelligence  &  même  de 
l’ouverture  pour  les  fciences  j  mais  il  les  cultive 
peu  ,  foit  défaut  de  fecours  ,  ou  même  de  be- 
foms ,  aimant  mieux  fouffrir  fans  doute  les  maux 


phîloj ophique  &  politique.  z-^ 

de  la  nature  que  les  peines  du  travail.  Les  Arabes 
de  nos  jours  n  ont  aucun  monument  de  génie  , 
aucune  production  de  leur  înduitne  qui  les  rende 
recommandables  dans  l’hiftoire  de  l’elpnt  humain. 

Leur  paliion  dominante  3  c'eft  la  jaloufie , 
tourment  des  aines  ardentes  3  foibles  ,  oïlives,  à 
qui  l’on  pourroit  demander  3  il  c’eft  par  elinne 
ou  par  mépris  d’elles-mêmes  quelles  font  méfian¬ 
tes.  C  eft  des  Arabes  3  dit-on  5  que  plufieuis 
nations  de  l’Afie  3  de  l’Afrique  3  de  l'Europe 
meme  ont  emprunte  les  viles  précautions  que 
cette  odieule  paliion  înlpire.  A-ulli— tôt  que  leurs 
fiiles  font  nees  3  ils  rapprochent  par  une  forte  de 
couture  les  parties  que  la  nature  a  féparées ,  3c  ne 
îailfont  libres  que  1  elpace  qui  eft  nécef  faire  pour 
les  écoulemens  naturels.  Les  chairs  adhèrent  peu- 
à-peu  ,  à  mefure  que  l’enfant  prend  Ion  accroifte- 
ment  3  de  foi  te  qu  on  eft  obligé  de  les  feu  a  ter 
pai  une  încifion  torique  le  tems  du  mariage  eft 
arrivé.  On  fe  contente  quelquefois  d’y  palier  un 
anneau.  Les  femmes  font  foumifes  comme  les 
filles  à  cet  ufage  outrageant  pour  la  vertu.  La  feule 
diffeience  eft  que  1  anneau  des  filles  ne  peut  s’ôter  y 
Sc  que  celle  des  femmes  a  une  efpece  de  fer¬ 
rure  dont  le  mari  feul  a  la  clef.  Cette  pratique 
connue  dans  toutes  les  parties  de  l’Arabie  ,  eft 

prefque  généralement  reçue  dans  celle  qui  'porte 
le  nom  de  petrée. 

Telle  eft  la  nation  en  général.  La  differente 
manière  de  vivre  des  peuples  qui  la  compofent 
a  du  jetter  néceftairement  dans  leur  caradere 
quelques  fingularites  dignes  d’être  remarquées 

Le  nombre  des  Arabts  qui  habitent  le  défère 
peut  monter  à  deux  millions.  Ils  font  partagés 
en  un  grand  nombre  de  hordes  ,  plus  ou  motfis 
nombreufes ,  plus  ou  moins  confidérables ,  mais 

S  z 


i  yc  Hiftoire 

toutes  indépendantes  les  unes  des  autres ,  ainfi 
que  de  toute  puillance  étrangère.  Leur  gouver¬ 
nement  eft  fimple.  Un  chef  héréditaire  aiiifté  de 
quelques  vieillards  termine  les  différends ,  punit 
les  coupables.  S’il  eft  hofpitalier ,  humain  3c 
jufte,  on  l’adore.  Eft-il  fier  ,  cruel  ,  avare  ,  on 
le  met  en  pièces,. &  on  lui  donne  un  fucceffeur 
de  fia  familie. 

Ces  peuples  campent  dans  toutes  les  fiaifions. 
Ils  n’ont  point  de  demeure  fixe  ,  &  ils  s’arrêtent 
dans  tous  les  lieux  où  iis  trouvent  de  l’eau , 
des  fruits ,  des  pâturages.  Cette  vie  errante  a  pour 

eux  des  charmes  inexprimables ,  &  ils  regardent 

les  Arabes  fédentaires  comme  des  eficlaves.  Iis 
.vivent  du  lait  ,  de  la  chair  de  leurs  troupeaux. 
Leurs  habits,  leurs  tentes  ,  leurs  cordages  ,  les 
tapis  fur  lefquels  ils  couchent  :  tout  fe  fait  avec 
la  naine  de  leurs  brebis  ,  avec  le  poil  de  leurs 
chèvres  &:  de  leurs  chameaux.  C’eft  l’occupation 
djs  femmes  dans  chaque  famille  }  5e  dans  tout 
le  défère  ,  il  n’y  eut  jamais  un  ouvrier.  Ce  qu’ils 
conformaient  de  tabac,  de  caffe  ,  de  ris,  ue  dat¬ 
tes  ,  eft  payé  par  le  beurre  qu  ils  portent  fur  la 
frontière  ,  par  plus  de  vingt  mule  chameaux 
qu’ils  vendent  annuellement  vingt  toupies  au 
moms  par  tête.  Ces  animaux  fi  utiles  en  orient 
étoient  conduits  autrefois  en  Syrie.  Ils  ont  pris 
la  plupart  la  route  de  Perfe  ,  depuis  que  les 
guerres  continuelles  y  en  ont  multiplié  le  befoin  , 
&  diminué  l’eipece. 

Coin  me  ces  objets  ne  font  pas  fuffîrans  pour 
fe  procurer  les  thofes  qui  leur  manquent ,  ils  ont 
imaginé  de  mettre  à  contribution  les  caravanes 
que  la  fo  perdition  me  ne  dans  leurs  fables.  La 
plus  nombreuse  qui  va  de  Damas  a  la  Mecque  , 
acheté  la  sûreté  de  (on  voyage  par  un  tribut  de 


philofopkique  &  politique.  277 

cenr  bourfes  auquel  le  Grand  Seigneur  s  eft  fournis, 
8c  qui,  par  d’anciennes  conventions,  le  partage 
entre  toutes  les  hordes.  Les  autres  caravanes  s  ar¬ 
rangent  feulement  avec  les  hordes  fur  le  territoire 

defquelles  il  leur  faut  pafter. 

Indépendamment  de  cette  reftource  ,  les  Ara¬ 
bes  de  la  partie  du  défert  qui  eft  le  plus  au  nord, 
en  ont  cherché  une  autre  dans  leurs  brigandages. 
Ces  hommes  h  humains  ,  fi  fideles  ,  fi  defintcref- 
fés  entr’eux  ,  font  féroces  8c  avides  avec  les  na¬ 
tions  étrangères.  Hôtes  bienfaifans  8c  gencreux 
fous  leurs  tentes  ,  ils  dévaftent  habituellement  les 
bourgades  8c  les  petites  villes  de  leur  voifinagc. 
On  les  trouve  bons  peres,bons  maris,  bons  maîtres; 
mais  tout  ce  qui  n’eft  pas  de  leur  famille  eft  leur, 
ennemi.  Leurs  courfes  s’étendent  fouvent  fort  loin 
8c  il  n  eft  pas  rare  que  la  Syrie  ,  la  Mefopotamie, 
la  Perfe  en  foient  le  théâtre. 

Les  Arabes  qui  fe  vouent  au  brigandage  s’af- 
focient  avec  les  chameaux  pour  un  commerce  ou 
une  guerre  dont  l’homme  a  tout  le  profit ,  8c  1  a- 
nimalla  principale  peine.  Comme  ces  deuxetres 
doivent  vivre  eufemble  ,  ils  font  eleves  1  un  pour 
l’autre.  L’Arabe  forme  fon  chameau  dès  lanaiflan- 
ce  aux  exercices  8c  aux  rigueurs  qu  il  doit  Rap¬ 
porter  toute  fa  vie.  Il  l’accoutume  a  travailler 
beaucoup  8c  à  confommer  peu.  L’animal  pafte  de 
bonne  heure  les  jours  fans  boire  ,  8c  les  nuits 
fans  dormir.  On  l’exerce  à  pi  ier  fes  jambes  fous 
le  ventre  ,  pour  laifter  charger  fon  dos  de  fardeaux 
qu’on  augmente  infenfiblement  ,  â  rnefure  que 
fes  forces  croiftent  par  l’âge  de  par  la  fatigue.  Üans 
cette  éducation  finguliere  ,  dont  il  paroît  que  les 
rois  fe  fervent  quelquefois  pour  mieux  dompter 
les  peuples  ,  à  proportion  qu’on  double  fes  tra¬ 
vaux  ,  on  diminue  fa  fubfiftance.  On  le  forme 


2  7  S  Hijtoire 

a  la  courfe  par  l’émulation.  Un  cheval  Arabe  eft  le 
uval  qu  on  pre fente  au  chameau.  Celui-ci  moins 
piompt  8c  moins  leger  lalfe  à  la  fin  fon  vain¬ 
queur  dans  la  longueur  des  routes.  Quand  le 
maître  &  le  chameau  font  prêts  &  dre  fies  pour 
le  brigandage ,  ils  partent  enfemble  ,  traverfent 
les  fables  du  défert  ,  8c  vont  attendre  fur  les 
confins  le  marchand  ou  le  voyageur  pour  les  pil- 
1er.  L’homme  dévafte  ,  maffacre  ,  enleve  ,  &  le 
chameau  porte  le  butin.  Si  ces  compagnons  de 
fortune  font  pourfuivis  ,  iis  hâtent  leur  fuite.  Le 
maître  voleur  monte  fon  chameau  favori,  poufie 
la  troupe  ,  fait  jiifqu  a  trois  cens  lieues  en  huit 
jours,  fans  décharger  fes  chameaux,  ni  leur  don¬ 
ner  qu’une  heure  de  repos  par  jour  ,  avec  un 
morceau  de  pâte  pour  toute  nourriture  :  fouvenrik 
paftent  tout  ce  tems-la  fans  boire  ,  â  moins  qu’il  s 
ne  fentent  par  hazard  une  mare  â  quelque  diftance 
de  leur  route  ;  alors  ils  doublent  le  pas ,  8c  cou¬ 
rent  â  l’eau  avec  une  ardeur  qui  les  fait  boire 
en  une  feule  fois  pour  la  foif  paflee  8c  pour  la 
foif  à  venir.  Tel  eft  cet  animal ,  fi  fouvent  célébré 
dans  la  Bible  ,  dans  l’Alcoran  8c  dans  les  romans 
orientaux. 

Ceux  des  Arabes  qui  habitent  les  cantons  où 
l’on  trouve  quelque  maigres  pâturages  8c  un  fol 
propre  à  la  culture  de  l’orge  ,  nûurriftent  des  che¬ 
vaux  qui  font  les  meilleurs  que  l’on  connoifie. 
De  tous  les  pays  du  monde  ,  on  cherche  â  fe  pro¬ 
curer  de  ces  chevaux,  pour  embellir  8c  réparer 
les  races  de  cette  efpece  animale  ,  qui,  dans  aucun 
lieu  de  la  terre  ,  n’a  ni  la  vite  fie  ,  ni  la  beauté , 
ni  l’intelligence  des  chevaux  Arabes.  Les  maîtres 
vivent  avec  eux  comme  avec  des  domeftiquefr 
fur  le  fer  vice  ,  fur  l’attachement  defquels  ils  peu-' 
vent  compter  j  8c  il  leur  arrive  ce  qui  eft  com- 


philofophique  &  politique.  279 

m\xn  à  tous  les  peuples  nomades  ,  fui -tout  a  ceux 
qm  traitent  les  animaux  avec  borne  5  les  animaux 
&  les  hommes  prennent  quelque  chofe  de  Tefprit 
&  tdes  mœurs  les  uns  des  autres.  Ces  Arabes  ont 
de  la  (implicite  ,  de  la  douceur  ,  de  la  docilité  > 
&c  les  religions  différentes  qui  ont  régné  dans  ces 
contrées ,  les  gouvememçns  dont  ils  ont  été  les 
fujetsou  les  tributaires,  ont  altéré  bien  peu  le 
caraétere  cju’ils  avoient  reçu  du  climat  ou  des 
habitudes. 

Les  Arabes  fixés  fur  l’océan  Indien  8c  fur  la 
Mer  Rouge  ,  ceux  qui  habitent  ce  qu  on  appelle 
l’Arabie  heureufe  ,  éroient  autrefois  un  peuple 
doux  ,  amoureux  de  la  liberté  ,  content  de  fon 
indépendance ,  lans  fonger  a  faire  des  conquêtes.  Ils 
étoient  trop  attacliés  au  beau  ciel  fous  lequel  ils 
vivoient ,  à  une  terre  qui  fourni  floit  prefque  fans 
culture  à  leurs  befoins ,  pour  erre  tentés  de  domi¬ 
ner  fous  un  autre  climat ,  dans  d  autres  campagnes. 
Mahomet  changea  leurs  idées  j  mais  il  ne  leur  refie 
plusrieii.de  l’impulfion  qu’il  leur  avoir  donnée. 
Leur  vie  fp  paffe  à  fumer  ,  à  prendre  du  caffe  , 
de  l’opium  8c  du  forbet.  Ces  plaifirs  font  précédés 
ou  fuivis  de  parfums  exquis  qu'on  brûle  devant 
eux,  8c  dont  ils  reçoivent  la  fumée  dans  leurs 
habits ,  légèrement  imprégnés  d’une  afperfiond  eau 
rofe. 

Avant  que  les  Portugais  enflent  intercepté  la 
navigation  de  la  Mer  Rouge ,  les  Arabes  avoient 
plus  d’aélivité.  Ils  étoient  les  agens  de  tout  le 
commerce  qui  fe  faifoit  par  cette  voie.  Aden  finie 
à  l’extrémité  la  plus  méridionale  de  l’Arabie  fur 
la  mer  des  Indes  ,,  en  étoit  l’entrepôt.  La  fituation 
de  fon  port  qui  lui  procuroit  des  liaifons  faciles 
avec  l’Egypte  ,  l’Ethiopie  ,  l’Inde  8c  la  Perfe  , 
en  avoient  fait  pendant  plufieurs  fiecles  un  des 


28o  H'fioire 

plus  floriffans  comptoirs  de  TA  fie.  Quinze  ans 
après  avoir  réfifté  au  grand  Albuquerque  qui 
vouloir  le  détruire  en  1 5 1 3  ,  il  fe  fournit  aux 
Turcs,  qui  n  en  refterentpaslong-temsles  maîtres. 
Le  roi  dTIyemen  qui  polfede  la  feule  portion  de 
l’Arabie  qui  mérite  d’être  appeliée  heureufe , 
les  en  chalfa,  &  attira  toutes  les  affaires  à  Moka , 
rade  de  fes  états  ,  qui  n’avoit  été  jufqu’alors  qu’un 
village. 

Elles  furent  d’abord  peu  confidérables.  La  myr¬ 
rhe  ,  l’encens  ,  l’aloès  ,  le  baume  de  la  Mecque  , 
quelques  aromates  ,,  quelques  drogues  propres  à 
la  médecine  faifoient  la  bafe  de  ce  commerce. 
Ces  objets ,  dont  l’exportation  continuellement 
arretée  par  des  droits  exceffifs  ne  paffe  pas  aujour¬ 
d’hui  trois  cens  mille  roupies ,  étoient  dans  ces 
tems-là  plus  recherchés  qu’ils  ne  l’ont  été  depuis  : 
mais  ce  devroit  être  toujours  peu  de  cliofe.  Le 
cafté  fit  bientôt  après  une  grande  révolution. 

Le  caffier  vient  originairement  de  la  haute 
Ethiopie ,  où  il  a  été  connu  de  tems  immémo¬ 
rial  ,  où  il  eft  encore  cultivé  avec  fuccès.  M. 
Lagrenée  de  Mezieres  ,  un  des  agens  les  plus 
éclairés  que  la  France  ait  jamais  employé  aux 
Indes  ,  a  pofifédé  de  fon  fruit,  &  en  a  fait  fou- 
vent  ufage.  Il  l’a  trouvé  beaucoup  plus  gros  ,  un 
peu  plus  long ,  moins  verd ,  &  prefque  aullî 
parfumé  que  celui  qu’on  a  commencé  à  cueillir 
dans  l’Arabie  vers  la  fin  du  feizieme  fiecle. 

On  croit  communément  qu’un  Mollach  ,  nom¬ 
mé  Chadely,  fut  le  premier  Arabe  qui  adopta 
le  caffé ,  dans  la  vue  de  fe  délivrer  d’un  affou- 
piiTement  continuel  qui  ne  lui  permettoit  pas  de 
vaquer  convenablement  à  fes  prières  nocturnes. 
Ses  Derviches  Limitèrent.  Leur  exemple  entraîna 
les  gens  de  loi.  On  ne  tarda  pas  à  s’appercevoir 


philo fophiquê  &  politique.  i8r 

«ue  cette  boiifon  purifioit  le  fang  par  une  douce 
agitation  ,  dillipoit  les  pefanteurs  ,  cgayoït  1  efprir 
&c  ceux  mêmes  qui  n’avoient  pas  befoin  de  fe 
tenir  éveillés  l’adopterent.  Des  bords  de  la  Mer 
rouge,  il  pafia  à  Médine  ,  à  la  Mecque  ,  6c  par 
des  pèlerins  dans  tous  les  pays  Mahomttans. 

Dans  ces  contrées,  où  les  mœurs  ne  font  pas 
aufii  libres  que  parmi  nous,  où  la  jaloufie  des 
hommes  6c  la  retraite  auftere  des  femmes  rendent 
la  iociété  moins  vive  ,  on  imagina  d  établir  des 
maifons  publiques  ,  où  on  diftribuoit  le  caffe.  Cel¬ 
les  de  Perfe  devinrent  bientôt  des  lieux  infâmes  , 
où  des  jeunes  Géorgiens  vêtus  en  courtifanes 
repréfentoient  des  farces  impudiques,  Sc  fe  profti- 
tuoient  pour  de  l’argent.  Lorfqu’Abas  II  eut  fait 
Cefler  des  diflolutions  fi  révoltantes,  ces  maifons 
furent  un  azyle  honnête  pour  les  gens  oififs  ,  6c  un 
lieu  de  délalfement  pour  les  hommes  occupés.  Les 
politiques  s’y  entretenoient de  nouvelles}  les  poètes 
y  récitoient  leurs  vers ,  6c  les  Mallahs  y  débi- 
toient  des  fermons  qui  étoient  ordinairement 
payés  de  quelques  aumônes. 

Les  chofes  ne  fe  paderent  pas  fi  paifiblement  à 
Conftantinople.  On  n’y  eut  pas  plutôt  ouvert  des 
caffés ,  qu’ils  furent  fréquentés  avec  fureur.  On 
n’en  fortoit  pas.  Le  grand  Muphti  défefpéré  de  voir 
les  mofquées  abandonnées,  décida  que  cette  boif- 
fon  étoit  comprife  dans  la  Ibi  de  Mahomet ,  qui 
interdit  les  liqueurs  fortes.  Le  gouvernement  qui 
fert  fouvent  la  fuperftition  dont  il  eft  quelquefois 
la  viétime  ,  fit  aufii-tôt  fermer  des  maifons  qui 
déplaifoient  fi  fort  aux  prêtres,  chargea  même  les 
officiers  de  police  de  s’oppofer  à  l’ufage  de  cette 
liqueur  dans  l’intérieur  des  familles.  Un  penchant 
déclaré  triompha  de  toutes  ces  févérités.  On  con¬ 
tinua  de  boire  du  caffé }  6c  même  les  lieux  où  il 


3  Si  *  Hiftoire 

fe  diftribuoit  fe  trouvèrent  bientôt  en  plus  grand 
nombre  qu’auparavant. 

Au  milieu  du  dernier  fiecle  ,  le  Grand  Vifïr 
Kuproli  fe  tranfporta  déguifé  dans  les  principaux 
caftes  de  Conftantinople.  Il  y  trouva  une  foule 
de  gens  mécontens  qui  ,  perfuadés  que  les  affaires 
du  gouvernement  font  en  effet  celles  de  chaque 
particulier  ,  s’en  entretenoient  avec  chaleur  ,  & 
cenfuroient  avec  une  hardie  (Te  extrême  la  con¬ 
duite  des  généraux  3c  des  miniftres,  Il  paffa  delà 
dans  les  tavernes  où  l’on  vendoit  du  vin.  Elles 
atoienr  remplies  de  gens  fimples ,  la  plupart  foldats  , 
qui ,  accoutumés  à  regarder  les  intérêts  de  l’état 
comme  ceux  du  prince  qu’ils  adoraient  en  fîlence, 
chantaient  gaiement ,  partaient  de  leurs  amours, 
de  leurs  exploits  guerriers.  Ces  dernieres  fociétés 
qui  n’entraînoient  point  d’inconvénient ,  lui  paru¬ 
rent  devoir  être  tolérées  j  mais  il  jugea  les  pre¬ 
mières  danger eufes  dans  un  état  defpotique.  Il 
les  fupprima ,  &c  perfonne  n’a  entrepris  depuis 
de  les  rétablir.  Ce  réglement  qui  ne  s’étend  pas 
plus  loin  que  la  capitale  de  l’empire  ,  n’y  a  pas 
diminué  l’tifage  du  caffé,  en  a  peut-être  étendu 
la  confommation.  Toutes  les  rues  ,  tous  les  mar¬ 
chés  en  offrent  de  tout  fait  ;  &  il  n’y  a  point 
de  rnaifon  où  on  n’en  prenne  au  moins  deux 
fois  le  jour.  Dans  quelques-unes  même  ,  on  en 
verfe  indifféramment  à  toute  heure  ,  parce  qu’il 
cft  d’ufage  d’en  préfenter  à  tous  ceux  qui  arrivent, 
6c  qu’il  feroit  également  groflier  de  ne  le  point 
offrir ,  ou  de  le  refufer. 

Dans  le  tems  précifément  qu’on  fermoit  les 
caffés  à  Conftantinople  ,  il  s’en  ouvroit  à  Londres., 
Cette  nouveauté  y  fut  introduite  en  i£ji  par  un 
marchand  ,  nommé  Edouard ,  qui  revenoit  du 
Levant.  Elle  fe  trouva  du  goût  des  Anglois  >  & 


plûlofophique  &  politique .  283 

tontes  les  nations  de  l’Europe  l’ont  depuis  adoptée  , 
mais  avec  une  modération  inconnue  dans  Ils 
climats  où  la  religion  a  profcrit  le  vin. 

L’arbre  qui  produit  le  caffé  croît  dans  le  terri¬ 
toire  de  BetelEigui  ,  ville  de  l’Hyemen  ,  fitué  à 
dix  lieues  de  la  Mer  Rouge ,  au  milieu  d’un  fable 
aride  qui  ,  dans  le  tems  du  gros  vent,  obfcurcit 
l’air  autant  ou  plus  qu’un  brouillard  épais.  A  deux 
lieux  de  fes  murailles  ,  commencent  des  terres 
labourées  l’efpace  de  trois  lieues.  On  trouve  en- 
fuite  des  montagnes  qui  courent  du  nord  au  fud. 
C’eft  fur  ces  montagnes  8c  dans  les  vallées  qu’elles 
forment,  qu’eft  cultivé  le  caffé  dans  une  étendue 
de  cinquante  lieues  de  long  fur  quinze  3c  vingt 
de  large.  Il  n’a  pas  également  par- tout  le  meme 
degré  de  perfection.  Celui  qui  croît  fur  les  lieux 
élevés  eft  plus  petit,  plus  verd,  plus  pefant ,  3c 
préféré  généralement.' 

On  compte  en  Arabie  douze  millions  d’habi- 
tans  qui  la  plupart  font  leurs  délices  du  caffé. 
Le  bonheur  de  le  prendre  en  nature  eft  réfervé 
aux  plus  riches.  La  multitude  eft  réduite  à  la 
coque  &  a  la  pellicule  de  cette  précieufe  feve. 
Ces  reftes  méprifés  lui  forment  une  boiflon  af- 
fez  claire,  qui  a  le  goût  du  caffé  ,  fans  en  avoir 
ni  l’amertume  ni  la  force.  On  trouve  à  vil  prix  ces 
objets  à  Betelfagui  ,  qui  eft  le  marché  général. 
Ceft-là  auffi  que  s’achete  tout  le  caffé  qui  doit 
fortir  du  pays  par  terre.  Le  refte  eft  porté  à  Moka , 
qui  en  eft  éloigné  de  trente-cinq  lieues  ,  ou  dans 
les  j)orts  plus  voifins  de  la  Haye  ou  d’Oudeda  , 
d  ou  il  eft  conduit  fur  de  légers  bâtimens  à  Jed- 
da.  Les  Turcs  le  vont  prendre  dans  la  derniere 

de  ces  places  ,  3c  tous  les  autres  peuples  dans 
la  première. 

L’exportation  du  caffé  peut  être  évaluée  a 


2S4  Hiftoïre 

douze  millions  cinq  cens  cinquante  mille  livres 
pefant.  Les  compagnies  Européennes  entrent  dans 
ces  achats  pour  un  million  Sc  demi  \  les  Perfans 
pour  trois  millions  Sc  demi  *  la  flotte  de  Suez 
pour  fix  millions  Sc  demi }  l’indoftan  ,  les  Maldi¬ 
ves  Sc  les  colonies  Arabes  de  la  côte  d’Afrique 
pour  cinquante  milliers  ,  les  caravanes  de  terre 
pont*  un  million. 

*  Comme  les  caffés  enlevés  par  les  caravanes  Sc 
par  les  Européens  font  les  mieux  choifis  ,  ils  coû¬ 
tent  de  feize  à  dix-fept  fols  tournois  la  livre.  Les 
Perfans  qui  fe  contentent  des  caffés  inférieurs  ne 
payent  la  livre  que  de  douze  à  treize  fols.  Elle 
revient  aux  Turcs  a  quinze  ou  feize  fols  ,  parce 
que  leurs  cargaifons  font  compofées  en  partie  de 
bon  Sc  en  partie  de  mauvais  caffé.  En  réduifant  le 
cafféà  quatorze  fols  la  livre,  qui  eft  le  prix  moyen, 
fon  exportation  annuelle  doit  faire  entrer  en  Ara¬ 
bie  huit  millions  fept  cens  quatre- vingt -cinq 
nulle  livres,  ou  trois  millions  fix  cens  foixante 
mille  quatre  cens  onze  deux  tiers  de  roupies. 
Cet  argent  ne  lui  refis  pas  ^  mais  il  la  met.  en 
état  de'payer  ce  que  les  marchés  étrangers  verfent 
de  leurs  productions  dans  fes  ports  de  Jedaa  Sc  de 
Moka. 

Moka  reçoit  de  l’Abiflinie  des  moutons  ,  des 
dents  d’éléphant ,  de  la  civette  Sc  des  efclaves.. 
Quelques-uns  de  ces  malheureux  relient  dans  le 
pays ,  d’autres  font  portés  dans  l’indoftan  ;  peu 
paient  à  Conftantinople  ,  où  on  les  trouve  pas  af- 
fez  difformes  pour  les  faire  eunuques.  De  la 
côte  orientale  de  l’Afrique,  il  vienr  de  1  or  ,  des 
efclaves  ,  de  l’ambre ,  de  l’ivoire  ;  du  golfe  Perfi- 
que  ,  des  dattes  ,  du  tabac  ,  du  bled  ;  de  Surate, 
une  quantité  immenfe  de  groffes  toiles  ,  peu  de 
belles  5  de  Bombay  &  de  Pondichéry,  du  fer  . 


philofophique  &  politique.  ,  z8  5 

du  plomb  ,  du  cuivre  >  qui  y  ont  été  portés  d’Eu¬ 
rope  \  de  Malabar,  du  ris,  du  gingembre,  du 
poivre  ,  du  fafran  d’Inde }  du  Kaire ,  du  carda¬ 
mome  ,  des  planches  meme  }  des  Maldives  ,  dy. 
benjoin  ,  du  bois  d’aigle,  du  poivre  que  ces  ifles 
fe  font  procurés  par  des  échanges}  du  Coroman¬ 
del  ,  quatre  ou  cinq  cens  balles  de  toiles  prefque 
routes  bleues.  La  plus  grande  partie  de  c es  mar- 
chandifes  qui  peuvent  être  vendues  deux  mil¬ 
lions  &  demi  de  roupies,  ou  lîx  millions  cent 
mille  livres,  trouve  fa  confommation  dans  l’inté¬ 
rieur  du  pays.  Le  relie,  fur-tout  les  toiles  ,  fe 
dillribue  dans  l’Abiffinie  ,  à  Socotora  &  a  la  cote 
orientale  de  l’Afrique. 

Aucune  des  affaires  qui  fe  traitent  a  Moka  , 
ainfi  que  dans  tout  PHyemen,  a  Sanan  même, 
fa  capitale,  n’eft  entre  les  mains  des  naturels  du 
pays.  Les  avanies  dont  ils  font  continuellement 
menacés  par  le  gouvernement  les  empêchent  même 
de  s’y  intéreffer.  Toutes  les  marions  de  com¬ 
merce  font  tenues  par  des  Banians  de  Surate  ou  de 
Guzarate,  qui  ne  manquent  jamais  de  regagner 
leur  patrie  aullî  -  tôt  que  leur  fortune  eft  faite. 
Ils  cèdent  alors  leurs  établiffemens  à  des  négocians 
de  leur  nation  qui  difparoillent  à  leur  tour ,  pour 
être  remplacés  par  d’autres. 

Autrefois  les  compagnies  Européennes  qui  ont 
le  privilège  exclufif  de  commercer  au-delà  du 
cap  de  Bonne-efpérance  ,  avoient  établi  des  a  gens 
à  Moka.  Malgré  une  capitulation  folemnelle  qui 
avoit  fixé  à  deux  tk  un  quart  pour  cent  les  droits 
qffon  devoit  payer  ,  ils  y  éprouvoient  de  ces 
vexations  fi  communes  en  Afie.  Le  gouverneur 
de  la  place  ,  le  plus  fou  vent  efclave  ,  leur  extor- 
quoit  des  fommes  confidérables  qui  lui  fervoient  à 
acheter  la  fureur  de  ceux  qui  entouroient  le  prince. 


J 


2S6  Hiftoire 

01  celle  du  prince  meme.  Cependant  les  bénéfices 
qu  iis  iaifoient  fur  les  marchandées  d'Europe  qu’ils 
débitoient,  fur  les  draps  fpécialement ,  leur  fai- 
foient  devorer  tant  d  humiliations.  Lorfque  le 
Caire  s’avifa  de  fournir  ces  différens  objets  ,  il 
ne  lut  pas  poliible  de  foutenir  fa  concurrence  3 
&c  on  renonça  à  des  établifîemens  fixes. 

Le  commerce  fe  ht  par  des  vaiifeaux  partis 
d’Europe  avec  le  fer ,  le  plomb  ,  le  cuivre  ,  l’ar- 
cent  nécefTaires  pour  payer  le  cafte  qu’on  vouloit 
acheter.  Les  Subrecargues  chargés  de  ces  opéra¬ 
tions  terminaient  toutes  les  affaires  à  chaque  voya¬ 
ge.  Ces  expéditions  d’abord  affez  nombreufes  8c 
allez  utiles  tombèrent  fuccelfivemeiit.  Les  planta¬ 
tions  de  cafté  formées  par  les  nations  Européennes 
dans  leurs  colonies  ,  firent  diminuer  également 
8c  la  confommation ,  8c  le  prix  de  celui  d’Arabie. 
A  la  longue  ,  ces  voyages  ne  donnèrent  pas  allez 
de  bénéfices  pour  foutenir  la  cherté  des  expédi¬ 
tions  direétes.  Alors  les  compagnies  d’Angleterre 
8c  de  France  prirent  le  parti  d’envoyer,  l’une  de 
Bombay ,  8c  l’autre  de  Pondichéry  ,  des  navires 
avec  des  marchandées  d’Europe  &;  des  Indes  à 
Moka.  Souvent  meme  elles  ont  eu  recours  à  un 
moyen  moins  difpendieux.  Les  Anglois&  les  Fran¬ 
çois  qui  naviguent  d’Inde  en  Inde  vont  tous  les 
ans  dans  la  Mer  Rouge.  Quoiqu’ils  s’y  défaflènt 
avantageufement  de  leurs  marchandées ,  il  n’y 
peuvent  jamais  former  une  cargaéon  pour  leur 
retour.  Il  fe  chargent  pour  un  modique  fret  du 
caffé  des  compagnies  qui  le  verfent  dans  les  vaif- 
féaux  qu’elles  expédient  de  Malabar  8c  de  Coro¬ 
mandel  pour  l’Europe.  La  compagnie  de  Hollande 
qui  interdit  les  arméniens  à  fes  fujets ,  8c  qui  ne 
fait  point  elle-même  d’expédition  pour  le  golfe 
Arabique  >  eft  privée  de  la  part  qu’elle  pouvoir 


philo  fophique  &  politique.  2S7 

prendre  à  cette  branche  de  commerce.  Elle  y 
a  renoncé  à  une  branche  bien  plus  riche  ,  c’elfc 
celle  de  Jedda. 

Jedda  elb  un  porc  fitué  vers  le  milieu  du 
golfe  Arabique  ,  à  vingt  lieues  de  la  ville  Sainte. 
Le  gouvernement  y  eft  mixte.  Le  Grand  Seigneur 
8c  le  Schenf  de  la  Mecque  en  partagent  rautorité 
8c  le  produit  des  douanes.  Ces  droits  font  de  huit 
pour  cent  pour  les  Européens ,  6c  de  treize  pour 
toutes  les  autres  nations.  Ils  fe  payent  toujours 
en  marchandifes  ,  que  les  adminiftrateurs  forcent 
les  négocians  du  pays  d’acheter  fort  cher.  Il  y  a 
long-tems  que  les  Turcs  qui  ont  été  chaflcs  d’A- 
den  >  de  Moka,  de  tout  l’Elyemen  ,  l’auroient  été 
de  Jedda  ,  fi  l’on  n’avoit  craint  qu’ils  fe  livraflent 
à  une  vengeance  qui  auroit  mis  fin  lux  pèleri¬ 
nages  6c  au  commerce. 

Surate  envoie  tous  les  ans  trois  vaiiïeaux  à 
Jedda.  Ils  font  chargés  de  toiles  de  toutes  les 
couleurs ,  de  châles,  d’étoffes  mêlées  de  coton 
8c  de  foie  }  fouvent  enrichies  de  fleurs  d’or  6c 
d’argent.  Leur  vente  produit  dix  millions  de  li¬ 
vres  ,  ou  quatre  millions  cent  foixante-fix  mille 
fix  cens  foixante-fix  6c  deux  tiers  de  roupie.  Il 
part  pour  la  même  deftination  deux  ,  6c  le  plus 
louvent  trois  vaifieaux  de  Bengale  :  l’un  appartient 
aux  François ,  6c  les  deux  autres  aux  An glois. 
Ce -font  les  marchands  libres  des  deux  nations  qui 
les  expédient.  Autrefois  leurs  compagnies  s’y  inté- 
reiToient;  aujourd’hui  ces  marchands  n’ont  pour 
affociés  que  les  Arméniens.  On  peut  évaluer  ces 
cargaifons  réunies  à  fept  millions  deux  cens  mille 
livres  ,  ou  à  trois  millions  de  roupies.  Elles  font 
compofées  de  ris ,  de  gingembre ,  de  fafran  ,  de 
fucre ,  qui  fert  de  left  aux  vaifieaux  ,  de  quel¬ 
ques  étoffes  de -foie  3  6c  d’une  quantité  confidé- 


288  Hijîoire 

rable’  de  toiles  ,  la  plupart  communes ,  ic  les 
autres  fines.  Ces  vailleaux  qui  peuvent  entrer  dans 
la  Mer  Rouge  depuis  le  commencement  de  décem¬ 
bre  jufqu’a  la  fin  de  mai ,  trouvent  à  Jedda  la  flot¬ 
te  de  Suez. 

Elle  eft  ordinairement  compofée  de  quatorze  ou 
quinze  navires  chargés  de  bled  ,  de  ris ,  d’oignons, 
de  feves  ,  d’autres  menus  grains ,  6c  de  bois  pour 
la  fubfiftance  de  l’Arabie  petrée  qui  eft  d’une  Itéri- 
lité  extrême.  Us  portent  pour  l’Afie  de  la  verroterie 
de  Venife  ,  du  corail  6c  du  earabé  ,  dont  les 
Indiens  font  des  coliers  6c  des  braflelets.  Ces 
objets  font  fi  peu  confidérables  ,  qu’on  peut  dire 
que  les  Egyptiens  font  leurs  achats  avec  de  1  or 
6c  de  l’argent,  mais  moins  d’argent  que  d’or.  Arri¬ 
vés  enfemble  en  oéfcobre ,  ils  s’en  retournent 
enfemble  en  février  avec  fix  millions  cinq  cens 
milliers  pefant  de  cafte  ,  6c  pour  fept  millions 
de  livres  en  toiles  ou  en  etoftes.  Quoiqu  ils  n  aient 
que  deux  cens  lieues  a  taire  pour  regagner  leur 
port,  ils  employent  à  cette  navigation  deux  mois? 
parce  qu’ils  font  contrariés  par  le  vent  du  nord 
qui  régné  continuellement  dans  cette  mer.  Leur 
ignorance  eft  telle  que  ,  maigre  1  habitude  ou  ils 
font  de  jetter  l’ancre  toutes  les  nuits ,  ils  fe  regar¬ 
dent  comme  heureux  lorfqu’ils  ne  perdent^ que 
le  fixieme  de  leurs  vaifleaux.  Qu’on  joigne  à  ces 
pertes  la  cherté  des  arméniens,  les  droits  exceflîfs 
qu’il  faut  payer  à  Suez,  les  vexations  inévitables 
dans  un  gouvernement  opprefleur  de  toute  induf- 
trie  *  6c  Ton  fentira  que  dans  la  fituation  aétuelle 
des’chofes,  la  liaifon  de  l’Europe  avec  l’Inde 
par  cette  voie  eft  impraticable. 
r  Les  marchandées  arrivées  de  Surate  &  de  Ben¬ 
gale  ,  que  la  flotte  Turque  n’emporte  pas  ,  font 

cenfommées  en  partie  dans  le  pays ,  &  achetées 

*  en 


philofophique  &  politique .  2 fa 

en  plus  grande  quantités  par  les  caravanes  qui  u 
rendent  tous  les  ans  a  ia  Mecque. 

Cette  ville  a  toujours  été  chere  aux  Arabes.  Ils 
p  nfoient  qu’elle  avoit  été  ia  demeure  a’Abraham  > 
6c  ils  accouroient  de  toutes  parts  uaiis  un  tLinpie 
dont  on  le  croyoït  le  fondateur.  Mahomet  trop 
adroit  pour  entreprendre  d’abohr  une  dévotion 
h  généralement  établie  ,  fe  contenta  d’en  rectifier 
1  objet.  Il  banrt  les  idoles  de  ce  lieu  révéré  5  6c 
il  le  dédia  à  l’unité  rie  Dieu.  lJour  augmenter 
meme  le  concours  d’étrangers  dans  une  cité  qu’ri 
deftmoit  à  erre  ia  capitale  de  Ion  empire  il  or¬ 
donna  que  tous  ceux  qui  furvroient  fa  loi  s’y 
rendiflent  une  fois  dans  leur  vie.,  lotis  peine  ae 
mourir  en  réprouvés.  Ce  précepte  étoit  accom¬ 
pagné  d’un  autre  ?  qui  doit  faire  lentir  que  la 
luperftition  feule  11e  le  guidoit  pas.  1.1  exigea  que 
chaque  pèlerin  de  quelque  pays  qu’il  lut  ,  ache¬ 
tât  6c  ht  bénir  cinq  pièces  de  toile  de  coton  ?  pour 
fervir  de  fuaire  tant  à  lui  3  qu  a  tous  ceux  de 
fa  famille  que  des  raifons  valables  auroient  empê¬ 
che  de  faire  ce  faint  voyage.' 

Cette  politique  devoir  faire  de  l’Arabie  le  centre 
d’un  grand  commerce ,  lorfque  le  nombre  des 
pèlerins  s’élevoit  à  plufieurs  millions.  Le  zele  s’eft 
h  fort  ralenti  5  fur-tout  à  ia  cote  d’Afrique  5  dans 
1  mdoftan  6c  en  Perfe  3  à  proportion  de  l’éloi¬ 
gnement  où  ces  pays  font  de  la  Mecque  qu’011  n’y 
en  voit  pas  plus  de  cent  cinquante  mille.  Ce  font 
des  Turcs  pour  la  plupart  :  ils  emportent  fept  cens 
cinquante  mille  pièces  de  toile  de  dix  aulnes  de 
long  chacune  5  fans  compter  ce  que  plufieurs  d’en- 
tr  eux  achètent  pour  revendre.  Ils  font  invités  à 
ccs  fpeculations  par  l’avantage  qu’ils  ont  en  tra* 
ver  fan  t  le  défert  i  de  n’être  pas  écrafés  par  les 
douanes  &  les  vexations  qui  rendent  ruineufes  le$ 
Tome  L  T 


290  H'ftoire 

échelles  de  Suez  &  de  Baflora.  L’argent  de  ces 
pèlerins  ,  celui  de  la  flotte  ,  celui  que  les  Arabes 
ont  tiré  de  la  vente  de  leur  cafté  va  le  perdre 
dans  les  Indes.  Les  vaifleaux  de  Surate  ,  du  Mala¬ 
bar  3  de  Coromandel ,  du  Bengale  ,  en  emportent 
tous  les  ans  pour  fix  millions  de  roupies,  8c  pour 
environ  le  huitième  de  cette  fournie  en  marchan¬ 
dées.  Dans  le  partage  que  les  nations  commer¬ 
çantes  de  l’Europe  font  de  ces  richefles,  les  Anglois 
lont  parvenus  à  s’en  approprier  la  portion  la  plus 
confidérable. 

Les  fuccès  qu’ils  avoient  dans  les  golfes  Perfi- 

1  o 

que  de  Arabique  les  encouragèrent  à  poufler  leur 
commerce  au  Malabar,  à  la  côte  de  Coromandel, 
clans  le  Gange  &  à  la  Chine.  Il  manquoit  à  leur 
fortune  de  pénétrer  au  Japon  :  ils  le  tentèrent 
en  1672  }  mais  les  Japonois  inftruits  par  les  Hol- 
landois  que  le  roi  d’Angleterre  avoit  épouféla  fille 
du  roi  de  Portugal ,  ne  voulurent  pas  recevoir  les 
Anglois  dans  leurs  ports.  L’officier  qui  avoit  été 
chargé  de  cette  tentative  délicate  demanda  fi , 
après  la  mort  de  cette  ptinceffe,  les  vaifleaux  de 
fa  nation  feroient  admis  dans  l’empire  :  ne  l*ef~ 
pérez  pas  ,  lui  dit-on  ,  les  ordres  de  l'empereur 
font  comme  la  fueur  qui  ne  rentre  plus  dans  le 
corps  lorf quelle  en  eft f ortie . 

Malgré  cette  contrariété,  la  compagnie  vit  croî¬ 
tre  fes  profpérités  jufqu’en  1682.  A  cette  époque, 
fes  aétions  gagnoient  deux  cens  foixante  pour 
cent  }  8c  quoiqu’elle  eut  diftribué  des  dividendes 
fort  confidérables ,  fon  fonds  meme  après  le  paye¬ 
ment  de  fes  dettes  qui  montoient  à  cinq  cens 
mille  livres  fterlings ,  devoit  être  encore  d’un 
mi  llion  cinq  cens  mille  livres.  L’efpoir  de  donner 
olus  d’étendue  ,  plus  de  folidité  à  fes  affaires 
la  flattoit  agréablement  3  lorfqu’elle  fe  vit  arrêtée 


philofophique  &  politique .  1  29* 

par  une  rivalité  que  fes  propres  iuccès  a  voient 
fait  naître. 

Des  négocians  échauffés  par  la  connoiffance  des 
gains  qu’on  faifoit  dans  l’Inde  réfol urent  d’y  navi¬ 
guer.  Charles  II  qui  n’étoit  lur  le  trône  qu’un 
particulier  voluptueux  8c  dillipateur ,  leur  en  ven¬ 
dit  la  permilïion  ,  tandis  que  d’un  autre  coté  il 
tiroir  de  la  compagnie  des  hommes  confidérables 
pour  l’autorifer  à  pourfuivre  ceux  qui  entrepre- 
noient  lur  fon  privilège.  Une  concurrence  de  cette 
nature  de  voit  dégénérer  ,  8c  dégénéra  en  eftet 
bientôt  en  brigandage.  Les  Anglois  devenus  enne¬ 
mis  couraient  les  uns  fur  les  autres  avec  un  achar¬ 
nement  ,  une  animofité  qui  les  décrièrent  dans 
les  mers  d’Afie.  Jacques  II,  defpote  8c  fanatique, 
mais  le  prince  de  fon  fiecle  qui  entendoit  le  mieux 
le  commerce  ,  arrêta  ce  défordre  }  mais  il  n’étoit 
pas  fi  aifé  de  changer  les  mœurs  dont  il  avoir 
ete  la  fource.  Les  agens  de  la  compagnie  que  Lef- 
prit  de  rapine  avoir  gagnés ,  interceptèrent  fans 
raifon  même  apparente  les  vaiffeaux  de  Surate. 
Cette  odieufe  piraterie  engagea  une  guerre  dou¬ 
blement  ruineule ,  8c  par  les  dépenfes  qu’elle 
entraîna  ,  8c  par  l’interruption  totale  des  affaires 
dans  les  riches  8c  vaftes  états  de  l’Indoftan. 

Ces  troubles  n’étoient  pas  calmés,  lorfque  la 
révolution  arrivée  en  Angleterre  en  1 688  arma 
1  Europe  entière.  Les  événemens  de  ces  trop  fan- 
glantes  ,  trop  célébrés  divifions  font  affez  connus  , 
mais  l’on  ignore  que  dans  le  cours  des  hoftili- 
tés  les  armateurs  François  enlevèrent  à  la  Gran¬ 
de-Bretagne  quatre  mille  deux  cens  bâtimens  mar¬ 
chands  ,  qui  furent  évalués  trente  millions  fier- 
lings ,  8c  que  la  plupart  des  vaiffeaux  qui  reve- 
noient  des  Indes  fe  trouvèrent  compris  dans  cette 
fatale  lifte. 


zyi  Hijtoirë 

Ces  dépréciations  furent  fûmes  d’üne  difipo- 
lition  œconomique  qui  devoit  accélérer  la  mine 
de  la  compagnie.  Les  réfugiés  François  avoienc 
porté  en  Irlande  6c  en  Ecoile  la  culture  du  lin  , 
du  chanvre.  Pour  encourager  cette  nouvelle  bran¬ 
che  d'induftrie  ,  on  crut  devoir  profcrire  i’ufage 
des  toiles  des  Indes  ,  excepté  les  moufielines  6c 
celles  qui  étoient  néceflaires  au  commerce  d’Afri-. 
que.  Un  corps  déjà  épüifé  pouvoit-il  réfifter  à  un 
coup  aufli  imprévu  ,  atifti  accablant  ? 

La  paix  qui  devoir  finir  tant  de  malheurs,  y 
mit  le  comble.  Il  s’éleva  dans  les  trois  royau¬ 
mes  un  cri  général  contre  la  compagnie.  Ce  n’étoit 
pas  fa  décadence  qui  lui  fufcitoit  des  ennemis  ; 
elle  ne  faifoit  que  les  enhardir.  Ses  premiers 
pas  avoient  été  contrariés.  Dès  1 615  ,  quelques 
politiques  avoient  déclamé  contre  je  commerce  des 
Indes  orientales.  Ilsl’accufoient  d’affoiblir  les  forces 
navales  par  une  grande  confommation  d’hommes  , 
6c  de  diminuer  fans  dédommagement  les  expédi¬ 
tions  pour  le  Levant  &  pourlaRufie.  Ces  clameurs, 
quoique  contredites  par  des  hommes  éclairés  , 
devinrent  fi  violentes  vers  1628  ,  que  la  com¬ 
pagnie  fe  voyant  expofée  a  l’animofité  de  lanation , 
s  adrefïa  au  gouvernement.  Elle  le  fupplioit  d’exa¬ 
miner  la  nature  de  fon commerce  ,  de  le  prohiber, 
s’il  éroit  contraire  aux  intérêts  de  l’état ,  6c  s’il 


lui  étoit  favorable,  de  l’autorifer  par  une  déclara¬ 
tion  publique.  Le  rems  n’avcit  qu’afioupi  cette 
oppofition  nationale  ;  6c  elle  fe  renouvella  avec 
une  vivacité  extrême  à  l’époque  qui  nous  occupe. 
Ceux  qui  étoient  moins  rigides  dans  leurs  fpécula- 
tions  confentoient  qu’onfitle  commerce  des  Indes  ; 
mais  ils  foutenoient  qu’il  devoit  être  ouvert  a 
toute  la  nation.  Un  privilège  exclufif  leur  paroifibit 
un  attentat  naanifefte  contre  la  liberté.  Selon  eux  , 


plùlofoplùqiie  &  politique.  iqp 

les  peuples  n  avoient  établi  un  gouvernement  qu’en 
vue  de  procurer  le  bien  général  5  &  on  y  porroit 
atteinte,  en  immolant  par  d’odieux  monopoles 
l’intérêt  public  à  des  intérêts  particuliers.  Ils  torri— 
fîoient  ce  principe  fécond  &  inconteftable  ,  par 
une  expérience  alTez  recente.  Durant  la  rébellion  , 
difoient-ils ,  les  marchands  particuliers  qui  s’étoient 
emparés  des  mers  d’Afie  ,  y  porteront  le  double 
des  marchandées  nationales  qu’on  demandoit 
auparavant  j  3c  ils  fe  trouvèrent  en  état  de  donner 
les  marchandées  en  retour  à  un  prix  allez  bas  pour 
fupplanter  les  Hollandois  dans  tous  les  marchés  de 
l’Europe.  Ces  républicains  habiles ,  certains  de 
leur  perte  ,  fi  les  Anglois  conduifoient  plus  long- 
rems  leur  affaires  dans  les  principes  d’une  indé¬ 
pendance  entière ,  firent  infinuer  a  Cromwel  par 
quelques  perfonnes  qu’ils  avoient  gagnées  ,  de  for¬ 
mer  une  compagnie  exclusive.  Ils  furent  fécondes 
dans  leurs  menées  par  les  ncgocians  Anglois  qui 
faifoient alors  le  commerce,  3c  qui  fe  prçmetto>ent 
pour  l’avenir  des  gains  plus  confidérables ,  lorfque 
devenus  feuls  vendeurs,  ils  donneraient  la  loi  aux 
confommateurs.  Le  protecteur  trompé  par  les  infî- 
nuations  artificie.ufes  des  uns  &  des  autres,  renou- 
veîlale  monopole  >  mais  pour  fept  ans  feulement  5 
afin  de  pouvoir  revenir  fur  fes  pas  ,  s’il  fe  trou¬ 
vent  qu’il  eut  pris  un  mauvais  parti. 

Ce  parti  ne  paroiffoit  pas  mauvais  à  tout  le 
monde.  Il  ne  manquent  pas  de  gens  qui  penfoient 
que  le  commerce  des  Indes  ne  pouvoit  réuflir  qu’a 
l’aide  d’un  privilège  exclufif  •  mais  plufieurs  d’en- 
tr  eux  foutenoient  que  la.  chartre  du  privilège 
aétuel  n’en  étau  pas  moins  nulle  ,  parce  quelle 
avoir  été  accordée  par  des  roi-s  qui  n’en  avoient 
pas  les  droits.  Ils  rappelloient  plufieurs  aétes  de 
cette  nature  cafïes  par  le  parlement  fous  Edouard. 


*94  Hijtoire 

I  1  ï  >  fous  Henri  I  V  ,  fous  Jacques  I ,  fous  d’au¬ 
tres  régnes.  Charles  1 1  avait  à  la  vérité  gagne 
un  procès  de  cette  nature  à  la  cour  des  plaidoyers 
communs,  mais  fur  une  raifon  fi  puérile  ,  qifelle 
devoir  décrier  à  jamais  les  prétentions  des  monar¬ 
ques  ufurpateurs.  Ce  tribunal  avoir  ofé  dire  :  que 
le  prince  dcvoit  avoir  V autorité  d'empêcher  que 
tous  les  fujets  ne  pufjent  commercer  avec  les  infi¬ 
dèles  y  dans  la  crainte  que  la  pureté  de  leur  foi 
ne  s'altérât. 

Quoique  les  partis  dont  on  a  parlé  euiïent  des 
vues  particulières  ,  oppofées  même ,  ils  fe  réunif- 
foient  tous  dans  le  projet  de  rendre  le  commerce 
libre  ,  de  faire  annuller  du  moins  le  privilège  de 
la  compagnie.  La  nation  en  général  fe  déclarai t 
pour  eux  ;  mais  le  corps  attaqué  leur  oppofoit  fes 
partifans ,  les  miniftres,  tout  ce  qui  tenoit  à  la 
cour  5  qui  faifoit  elle-même  caufe  commune  avec 
lui.  Des  deux  côtés  on  employa  la  voie  des  libelles , 
de  l’intrigue  ,  de  la  corruption.  Du  choc  de  ces 
pallions ,  il  fortit  un  de  ces  orages  dont  la  vio¬ 
lence  ne  fe  fait  guere  fentir  qu’en  Angleterre. 
Les  factions ,  les  fectes ,  les  intérêts  fe  heurte¬ 
ront  avec  impétuofité.  Tout ,  fans  diffinction  de 
rang  ,  d’âge,  de  fexe,  fe  partagea.  Les  plus  grande 
événemens  n’a  voient  pas  excité  plus  d’enthouffafme* 
La  compagnie  ,  pour  appuyer  la  chaleur  de  fes 
défendeurs  ,  offrit  de  prêter  â  l’état  fept  cens  mille 
livres  fterlings  ,  a  condition  qu’on  lui  laifferoit 
ion  privilège.  Ses  adverfaires  offraient  deux  mil¬ 
lions  pour  le  faire  révoquer. 

Les  deux  chambres  devant  qui  ce  grand  procès 
shaftruifoierit,  fe  déclarèrent  pour  les  particuliers. 

II  leur  fut  permis  de  faire  enfemble  ou  féparé- 
ment  le  commerce  de  l’Inde  ,  ou  d’en  tranfporter 
le  droit  à  qui  ils  voudraient  :  ils  s’aflocierent  3  & 


pJiilofophique  &  politique.  >  295 

formèrent  une  nouvelle  compagnie.  L’ancienne 
obtint  la  permiiîion  de  continuer  fes  arméniens 
jufqu’à  r  expiration  très-prochaine  de  fa  chartre. 
Ainfi  l’Angleterre  eut  à  la  fois  deux  compagnies 
des  Indes  orientales  autorifées  par  le  parlement , 
au  lieu  d’une  feule  établie  par  l’autorité  royale. 
Depuis  cette  époque,  le  droit  d’accorder  des  privi¬ 
lèges  exclufifs  ,  de  les  limiter,  de  les  étendre,  de  les 
anéantir,  eft  relié  aux  représentations  de  la  nation. 

On  vit  alors  ces  corps  aulli  ardens  a  fe  détruire 
réciproquement ,  qu’ils  l’avoient  été  a  s  établir. 
L’un  de  l’autre  avoient  goûté  les  avantages  qui 
revenoient  du  commerce  \  de  fe  regardoient  avec 
cette  jaloufie  ,  cette  haine  que  l’ambition  de  l’a¬ 
varice  11e  manquent  jamais  d’infpirer.  Leur  divifion 
qu’on  foupçonna  les  Hollandois  de  fomenter  , 
peut-être  fur  l’unique  fondement  qu’ils  avoient 
intérêt  à  le  faire  ,  fe  manifefta  par  de  grands  éclats 
en  Europe,  de  fur-tout  aux  Indes.  Les  deux  fociétés 
fe  rapprochèrent  enfin  ,  de  finirent  par  unir  leurs 
fonds  en  1701.  Depuis  cette  époque,  les  affaires 
de  la  compagnie  furent  conduites  avec  plus  de 
lumières,  defageffe  de  de  dignité.  Les  principes 
du  commerce  qui  fe  développoient  de  plus  en  plus 
en  Angleterre  influèrent  fur  fon  adminiftration  , 
autant  que  le  permettoient  les  intérêts  de  Ion 
monopole.  Elle  améliora  fes  anciens  établi  dé¬ 
mens.  Elle  en  forma  de  nouveaux.  Le  bonheur 
quelle  avoit  de  n’avoir  jamais  manqué  à  fes  en- 
gagemens ,  lui  donnoit  un  crédit  plus  étendu 
que  fes  befoins.  Ce  qu’une  plus  grande  concur¬ 
rence  lui  otoit  de  bénéfices  ,  elle  cherchoit  a 
fe  le  procurer  par  des  ventes  plus  confidérables* 
Son  privilège étoit  attaqué  avec  moins  de  violence  , 
depuis  qu’il  avoit  reçu  lafanélion  desloix,  de  obte¬ 
nu  la  protection  du  parlement. 


-  +>,  ■  >•  *  ...  •  r 

'jLLZÆm  J*. 


ijtoire 

Quelques  difgtaces  paffageres  troublèrent  fes 
pio  ^erites.  Les  Anglois  avoient  formé  en  1702 
tin  e  ablilUment  dans  rifle  de  Pulocondore  ,  dépen- 
dan:e  de  la  Cochinchine.  Leur  but  étoit  de  pren¬ 
dre  part  au  commerce  de  ce  riche  royaume  jufqu’a- 
lors  négligé.  Une.  févérité  outrée  révolta  feize 
ioldat>  Macaflat s  qui  faifoient  partie  delà  garnifon. 
Dans  la  nuit  du  3  de  mars  iyoç  ,  ils  mirent  le 
f?u  aux  maifons  du  fort ,  &  matfacrerent  les  Eu¬ 
ropéens  ,  a  mefure  qu’ils  fortoient  pour  l’éteindre. 
De  quarante-cinq  qu’ils  étoient,  trente  périrent  de 
cette  maniéré ,  le  refte  tomba  fous  les  coups  des 
naturels  du  pays ,  mécontens  de  l’infolence  de  ces 
étrangers.  La  compagnie  perdit  par  cet  événement 
les  depenfes  que  lui  avoit  coûté  fon  entrepri fe  , 
les  fonds  qui  étoient  dans  fon  comptoir  ,  3c  les 
elperances  qu’elle  avoit  conçues. 

Les  malheurs  qu’elle  éprouva  en  1719  a  Suma¬ 
tra  eurent  des  fuites  moins  funeftes.  Cette  grande 
ifle  fut  fréquentée  par  les  Anglois  dès  leur  arrivée 
aux  Indes  3  mais  ce  ne  fut  qu’en  1688  qu’ils  s’y 
fixèrent.  Ils  chafferent  les  Hollandois  de  Bencouli  9 
vdle  conficlérable  de  la  côte  occidentale  ,  bâtie  fur 
une  baye  large  Sc  commode ,  3c  s’établirent  à 
leur  place.  Les  conquérans  trouvèrent  des  infulaires 
portés  â  traiter  avec  eux  ;  3c  ces  difpofïtions  furent 
d’abord  fagement  cultivées.  Une  conduite  fi  mefii- 
rée  ne  dura  pas  long-tems.  Les  agens  de  la  compa¬ 
gnie  ne  tardèrent  pas  a  fe  livrer  à  cet  efprit  de 
rapine  3c  de  tyrannie  que  les  Européens  portent 
ii  généralement  en  Afie.  Il  commença  â  s’élever 
alors  entr’eux  3c.  les  naturels  du  pays  quelques  nua¬ 
ges.  Ils  groffirent  peu-à-peu.  La  défiance  3c  Panimo- 
fité  étoient  extrêmes  ,  lorfqu’on  vit  Tortir  de  terre 
a  quelques  milles  les  fondemens  d’une  forterefie. 
Les  Anglois  pouvqient  avoir  été  déterminés  à  cette 


philo fophiquë  &  politique.  297 

cntreprife  pour  s’éloigner  d’un  lieu  marécageux  '8c 
ii  mal  fain ,  qu’ils  le  regardoient  comme  leur  tom¬ 
beau.  On  n’en  jugea  pas  ainfi.  Ses  habitans,  dans 
les  difpofitions  où  ils  étoient,  crurent  que  c’étoit 
un  moyen  imaginé  pour  appefantir,  pour  éternifer 
leurs  fers ,  8c  ils  prirent  les  armes.  Tout  le  pays 
fe  joignit  a  eux.  En  moins  de  rien,  le  fort,  tous 
les  édifices  de  la  compagnie  furent  réduits  en 
cendres,  les  Anglois  battus  ,  8c  obligés  de  s’em¬ 
barquer  avec  ce  qu’ils  purent  emporter  d’effets. 
Leur  prefcription  ne  fut  pas  longue.  La  crainte 
de  retomber  fous  le  joug  de  l’impitoyable  Hollan¬ 
dais  qui  était  en  force  fur  la  frontière  ,  les  fit  r ap¬ 
pellera  Us  tirèrent  de  leurs  défaftres  l’avantage  de 
pouvoir  achever  fans  contradiction  le  fort  Mal- 
boroug  ,  où  ils  font  encore». 

Ces  troubles 'étoient  à  peine  appaif's,  qu’il  s’en 
éleva  de  nouveaux  dans  le  Malabar  8c  dans  d’au¬ 
tres  contrées.  Comme  ils  tiroient  tous  leur  fource 
de  l’avarice  8c  de  l’inquiétude  des  employés  de  la 
compagnie  ,  elle  réufîit  à  les  finir  ,  en  abandon¬ 
nant  les  prétentions  injuftes  qui  les  avoient  fait 
naître.  De  plus  grands  intérêts  fixèrent  bientôt  fon 
ambition.  L’Angleterre  8c  la  France  entrèrent  en 
guerre  en  1744.  Toutes  les  parties  de  l’univers  de¬ 
vinrent  le  théâtre  de  leurs  divifions.  Dans  l’Inde , 
comme  ailleurs  ,  chaque  nation  développa  fou 
caradfcere.  Les  Anglois,  toujours  animés  de  l’efprit 
de  commerce,  attaquèrent  celui  de  leurs  ennemis, 
8c  le  détruifirent.  Les  François ,  fidèles  â  leur 
paffion  pour  les  conquêtes,  s’emparèrent  du  princi¬ 
pal  etabliflement  de  leurs  concurrens.  Les  éve¬ 
il  e  mens  firent  voir  lequel  des  deux  peuples  avoir 
fuivi  une  direction  plus  fage.  Celui  qui  ne  s’étok 
occupe  que  de  fon  aggrandiffement  tomba  dans 
Ù4ie  inaction  entière  3  tandis  que  l’autre  privé  du 


’cpB  Hiftoire 

centre  de  fa  puilfance  donnoic  plus  detendue  I 
fes  entreprifes. 

f-  L’épuifement  d'une  compagnie,  8c  la  richefle 
de  l’autre ,  par  où  finirent  les  hoftilités ,  aident 
à  expliquer  tout  ce  qui  fuivit.  On  fait  que  les 
deux  nations  entrèrent  comme  auxiliaires  dans  les 
démêlés  des  princes  de  l’Inde.  On  fait  que  peu 
après  elles  reprirent  les  armes  pour  leurs  propres 
intérêts.  On  fait  qu’avant  la  fin  des  troubles  * 
les  François  fe  trouvèrent  chafies  du  continent 
8c  des  mers  d’Afie.  Leur  mauvaife  conduite  durant 
cette  guerre,  la  bonne  politique  de  leurs  ennemis, 
eurent  fans  doute  la  principale  influence  dans  cetre 
révolution  ;  mais  elles  ne  firent  pas  tout.  Ceux 
qui  ofent  remonter  aux  caufes  éloignées  8c  primi¬ 
tives  des  grandes  fcenes  qui  font  le  fort  du  monde, 
ont  bien  fenti  que  les  profpérités  paflees  des  Anglois 
leur  donnoient  des  facilités  pour  fe  bien  conduire , 
tandis  que  la  fituation  gênée  de  leurs  rivaux  les 
mettoit  dans  l’impoflibilité  de  faire  impunément 
aucune  faute.  Quoiqu’il  en  foit  de  la  juftefle 
de  cette  réflexion  ,  il  efl:  certain  qu’à  la  derniere 
paix  la  compagnie  Angloife  s’eft:  trouvée  en  pof- 
feflîon  de  l’empire  dans  le  Bengale ,  fur  la  côte 
de  Coromandel  8c  au  Malabar. 

Le  Malabar  proprement  dit  n’eft  que  le  pays 
fîtué  entre  le  cap  Comorin  8c  la  riviere  de  Neli- 
ceram.  Cependant  ,  pour  rendre  la  narration 
plus  claire  ,  en  nous  conformant  aux  idées  plus 
généralement  reçues  en  Europe  ,  nous  appelle¬ 
rons  de  ce  nom  tout  Lefpace  qui  s’étend  depuis 
i’Indus  j ufqu’au  cap  Comorin.  Nous  y  compren¬ 
drons  même  les  ifles  voifines ,  en  commençant 
par  les  Maldives. 

Les  Maldives  forment  une  longue  chaîne  d’ifles , 
dont  les  plus  feptentrionales  font  à  cent  cinquante 


...  - 


ph  ilo fophique  &  politique.  299' 

lieues  du  cap  Comorin  :  la  terre  ferme  la  plus 
voiline.  Les  narurels  du  pays  en  comptent  douze 
mille ,  dont  les  plus  petites  n offrent  que  des  mon¬ 
ceaux  de  fables  fubmergés  dans  les  hautes  marées  , 
6c  les  plus  grandes  n’ont  qu’une  très-petite  circon¬ 
férence.  De  tous  les  canaux  qui  les  féparent ,  il 
n’y  en  a  que  quatre  qui  puiffent  recevoir  des  vaif- 
faux.  Les  autres  font  Ci  peu  profonds,  qu’on  y 
trouve  rarement  plus  de  trois  pieds  d’eau.  On 
conjecture  avec  fondement  que  toutes  ces  diffe¬ 
rentes  iiles  n’en  faifoient  autrefois  qu’une  ,  que 
l’effort  des  vagues  6c  des  courans  ,  ou  quelque 
grand  accident  de  la  nature  aura  divife  en  plu- 
Leurs  port i or  s. 

Il  eft  vraifemblable  que  cet  archipel  fut  origi¬ 
nairement  peuple  par  des  hommes  venus  de  Mala¬ 
bar.  Dans  la  fuite ,  les  Arabes  y  pafferent ,  en  ufur- 
perent  la  fouveraineté ,  6c  y  établirent  leur  reli¬ 
gion.  Les  deux  nations  n’en  faifoient  plus  qu’une  , 
lorfque  les  Portugais  peu  de  tems  après  leur  arri¬ 
vée  aux  Indes  la  mirent  fous  le  joug.  Cette  tyrannie 
dura  peu.  La  garnifon  qui  en  tenoit  les  chaînes 
fut  exterminée ,  6c  les  Maldives  recouvrèrent  leur 
indépendance.  Depuis  cette  époque  ,  elles  font 
foumifes  comme  tout  le  refte  de  l’orient  à  un 
defpote  qui  tient  fa  cour  à  Male  ,  6>c  qui  a  aban¬ 
donné  toute  l’autorité  aux  prêtres.  Il  eft  le  feul 
négociant  de  Les  états. 

Une  pareille  adminiftration  6c  la  ftérilité  du 
pays  qui  ne  produit  que  des  cocotiers  ,  empê¬ 
chent  le  commerce  d’y  être  confidérable.  Les  expor¬ 
tations  fe  réduifent  à  des  cauris  ,  du  poiffon 
du  kaire. 

Le  kaire  eft  l’écorce  du  cocotier ,  dont  on  fak 
des  cables  qui  fervent  à  la  navigation  dans  1  Inde. 
Nulle  part  il  n’eft  aufli  bon  3  auiîi  abondant  qu’aux 


o  6  Hijtoire 

Maldives.  On  en  porte  une  grande  quantité  avec 
des  cauris  à  Ceyian ,  où  ces  marchandées  font 
échangées  contre  des  noix  d’areque. 

Le  poiflon  appelle  dans  le  pays  complemafle 
eft  feché  au  foleil.  On  le  fale  en  le  plongeant  dans 
1  eau  de  la  mer  à  plufleurs  reprifes.  Il  eft  divifé 
en  filets  de  la  gro fleur  6c  de  la  longueur  du  doigt. 
Achem  en  reçoit  tous  les  ans  deux  cargaifons 
qu’il  paye  avec  de  l’or  6c  avec  du  benjoin.  L’or 
refte  dans  les  Maldives ,  6c  le  benjoin  eft  envoyé 
i  Moka  ,  où  il  fert  à  acheter  environ  trois  cens 
balles  de  caffé  néceflaires  à  la  confommation  de 
ces  ifles. 

Les  cauris  font  des  coquilles  blanches  6c  lui- 
fautes ,  grofles  comme  le  bout  du  petit  doigt. 
La  pèche  s’en  fait  deux  fois  le  mois ,  trois  jours 
avant  la  nouvelle  lune,  6c  trois  jours  après.  Elle 
eft  abandonnée  aux  femmes  qui  entrent  dans, 
l’eau  jufqu’à  la  ceinture  pour  les  ramaffer  clans  les 
fables  de  la  mer  :  on  en  fait  des  paquets  de  douze 
mille.  Ce  qui  ne  refte  pas  dans  la  circulation  du 
pays  ,  ou  qui  ne  va  pas  trouver  les  Hollandois  , 
pafle  dans  le  Gange.  Il  fort  tous  les  ans  de  ce 
célébré  fleuve  un  grand  nombre  de  batimens  qui 
vont  porter  du  fucre ,  du  ris ,  des  toi  les  ,  quelques 
autres  objets  moins  confidérables  aux  Maldives, 
6c  qui  fe  chargent  en  retour  de  cauris  pour  envi¬ 
ron  trois  cens  mille  roupies.  Une  partie  s’y  difperfe 
dans  le  Bengale  ,  où  il  fert  de  petite  mon  noie. 
Le  refte  eft  enlevé  par  les  Européens. ,  qui  ne 
fauroient  s’en  pafler  dans  leur  commerce  d’Afri¬ 
que.  Ils  payent  la  livre  fix  fols  de  France  ,  la  ven¬ 
dent  dépuis  douze  jufqu’à  dix-huit  dans  leur  métro¬ 
pole  ,  6c  elle  vaut  en  Guinée  jufqu’à  trente-cinq. 

Le  royaume  de  Travancor  qui  s’étend  du  cap 
C.omorin  aux  frontières  dé:  Coçhin  n’éroit  autre- 


-, 


philo fophiqiie  &  politique * 

fois  guere  plus  opulent  que  les  Maldives.  Il  eft 
vraifemblable  qu’il  ne  dut  qu’à  fa  pauvreté  la 
confervarion  de  fon  indépendance  ,  lorfque  les 
Mogols  s'emparèrent  de  Maduré.  Le  pere  du  mo¬ 
narque  aétuel  donna  à  fa  couronne  plus  de  dignité 
qu’elle  n’en  avoit  eue.  C’étoit  un  homme  de 
grand  fens.  Un  de  fes  voifins  lui  avoit  envoyé  deux 
ambalTadeurs  dont  l’un  avoit  commencé  une  ha¬ 
rangue  prolixe  que  l’autre  fe  difpofoit  à  continuer. 
Ne  foycz  pas  long  ,  la  vie  ejt  courte  ?  lui  dit  ce 
prince  avec  un  vifage  auftere.  De  déferteurs  Fran¬ 
çois  3c  Portugais ,  il  forma  un  petit  corps  de  trou¬ 
pes  ,  qui  5  durant  la  paix ,  faifoit  le  fervice  dans  la 
Citadelle  de  Cotate  avec  autant  de  régularité  qu’on 
en  trouve  dans  nos  places  fortes  ,  3c  dont  il  fe 
fervit  heureufement  dans  la  guerre  pour  étendre 
fes  poifellions.  L’intérieur  de  fon  pays  gagna  à 
fes  conquêtes  ce  qui  arrive  rarement.  h  s’y  éta¬ 
blit  des  manufactures  grofîieres  de  coton  3  qui 
trouvèrent  d’abord  un  débouché  à  Tutucorin  chez 
les  Hollandois  ,  3c  qui  depuis  fe  font  portées  chez 
les  Anglois  d’Anjingue. 

Il  s’eft  formé  deux  établiflemens  Européens 
dans  le  Travancor.  Celui  que  les  Danois  ont  à 
Coleche  n’eft  qu’une  allez  petite  loge  d’où  ils 
pourroient  cependant  tirer  régulièrement  deux  cens 
milliers  de  poivre.  Telle  eft  leur  indolence  ou 
leur  pauvreté  5  que  depuis  dix  ans  ils  n’y  en  ont 

acheté  qu’une  fois  3  3c  encore  une  très  -  petite 
quantité. 

Le  comptoir  Anglois  d’Anjingue  a  quatre  petits 
baftions  fans  folles ,  3c  une  garnifon  de  cent  cin¬ 
quante  homme  blancs  ou  noirs.  Il  eft  fi  tué,  fur 
une  langue  de  terre  fabloneufe  ,  à  l’embouchure 
d’une  petite  riviere  qui  eft  barrée  les  trois  quarts 
du  tems  par  des  fables.  Son  aidée  eft  fort  peiK 


! 


Hijîolre 

p!ce,  &  remplie  de  métiers.  Cet  établi/Iement 
eiï  plus  utile  en  général  aux  agens  de  la  compa¬ 
gnie  qui  y  achètent  pour  leur  compte ,  du  poivre , 
de  la  grade  cannelle  ,  du  très-bon  kaire  ,  qu’à  la 
compagnie  meme  ,  qui  n’en  tire  que  cinquante 
milliers  de  poivre  &  quelques  toiles  de  peu  de 
valeur, 

Cochin  croit  fort  confidérable ,  lorfque  les  Por¬ 
tugais  arrivèrent  dans  l’Inde.  Ils  s’emparèrent  de 
cerre  place  ,  dont  ils  furent  chaifés  depuis  par  les 
Hollandois.  Le  fouverain  en  la  perdant  avoit  con- 
lervé  fes  états  >  qui  dans  l’efpace  de  vingt-cinq 
ans  ont  été  envahis  fuccellivement  par  le  Tra van- 
cor.  Ses  malheurs  l’ont  réduit  à  fe  réfugier  fous 
les  murs  de  fon  ancienne  capitale ,  où  il  fubiifte 
d’environ  fix  mille  roupies ,  qu’on  s’eft  obligé  par 
d’anciennes  capitulations  à  lui  donner  fur  le  pro¬ 
duit  de  fes  douanes.  On  voit  dans  le  meme  faux- 
courg  une  colonie  de  Juifs  induftrieux  &:  blancs  , 
qui  ont  la  folle  prétention  de  s’y  être  établis  au 
tems  de  la  captivité  de  Babylone ,  mais  qui  cer¬ 
tainement  y  font  depuis  très-long-tems.  Une  ville 
entourée  de  campagnes  très-fertiles 3  bâtie  fur  une 
riviere  qui  reçoit  des  vaifleaux  de  cinq  cens  ton¬ 
neaux  ,  &  qui  forme  dans  l’intérieur  du  pays  plu- 
fieurs  branches  navigables ,  devroit  être  naturelle¬ 
ment  florifïan te.  S’il  n’en  eft  pas  ainfi  3  on  n’en 
peut  accufer  que  le  génie  opprefTeur  du  gouver¬ 
nement. 

Ce  mauvais  efprit  eft  pour  le  moins  auffi 
fenftble  à  Calicut  3  dont  l’origine  eut  quelque 
chofe  d’aflez  fingulier.  Si  on  s’en  rapporte  à 
d’anciennes  traditions  3  elles  difent  que  lorfque 
les  Arabes  commencèrent  â  s’établir  aux  Indes , 
dans  le  huitième  fiecle,  le  fouverain  de  Mala¬ 
bar  prit  un  goût  fi  vif  pour  leur  religion  que  ? 


philosophique  &  politique.  30* 

pou  content  de  l’embraffer  ,  il  réfolut  d’aller 
finir  fies  jours  à  la  Mecque.  Il  partagea  fes  états 
aux  princes  de  fa  famille  ,  à  condition  qu’ils 
reconnoîtroient  pour  leur  Zamorin  ou  leur  empe¬ 
reur  celui  d  entr’eux  auquel  il  lailloit  le  territoire 
où  il  s’embarquoit ,  &  lur  lequel  on  bâtit  Calicut, 
qui  donna  Ion  nom  à  tout  le  pays.  Ces  liens  fe 
font  rompus  fucceffivement  j  mais  le  chef-lieu  de 
l’empire  a  du  moins  confervé  fon  indépendance. 
Toutes  les  nations  y  font  reçues ,  mais  aucune  n’y 
domine.  Le  fouverain  qui  lui  donne  aujourd’hui 
des  loix  eft  Brame.  C’eft  prefque  le  feul  trône  de 
l’Inde  occupé  par  cette  première  des  Caftes.  On 
en  voit  regner  ailleurs  de  moins  diftinguées.  Il  y 
en  a  même  de  fi  obfcures  fur  le  trône  ,  que  leurs 
domeftiques  feroient  deshonorés  &  chalfés  d,e 
leurs  tributs ,  s’ils  s’avililfoienr  jufqu  a  manger 
avec  leurs  monarques.  Prefque  par-tout  les  Brames 
dépofitaires  de  la  littérature  ainfi  que  de  la  religion 
au  pays  font  employés  par  les  Rajas  comme  minif- 
rres^ou  comme  fécretaires. 

Tout  le  Calicut  eft  mal  admimftre  ,  &c  fa  capi¬ 
tale  plus  mal  encore.  Elle  n’a  ni  police,  ni  forti¬ 
fications.  Son  commerce  embaraftc  d’une  infinité 
de  droit  eft  prefqu  entièrement  dans  les  mains  de 
quelques  Maures  les  plus  corrompus  ,  les  plus  infi¬ 
dèles  de  1  Afie.  Un  de  fes  plus  grands  avantages 
eft  de  recevoir  par  la  riviere  de  Beypour  ,  qui 
n’en  eft  éloignée  que  de  deux  lieues  ,  le  bois 
de  tek  qui  fe  trouve  en  abondance  dans  les 
plaines  &  fur  les  montagnes  voifines. 

Les  polTeffions  de  la  maifon  de  Colaftry  ^ 
voifines  de  Calicut ,  ne  font  guere  connues  qu® 
par  la  colonie  Françoife  de  Mahé  qui  renaît  de 
fes  cendres ,  &  par  la  colonie  Angloife  de  Tal- 
îichery  ,  qui  n’a  éprouvé  aucun  malheur.  Cette 


3°4  Hiftoire 

derniere  a  un  fore  flanqué  de  quatre  baftions  fané 
folles  ,  une  garnifon  de  trois  cens  Européens  , 
de  cinq  cens  lix  payes,  6c  une  population  d’environ 
quinze  mille  habitans.  La  compagnie  à  qui  elle 
appartient  en  tire  annuellement  trois  millions 
pelant  de  poivre. 

A  la  réfer  ve  de  quelques  principautés  qui  méri¬ 
tent  à  peine  d’être  nommées  ,  les  états  dont  ou 
vient  de  parler  forment  proprement  tout  le  Mala¬ 
bar  ,  contrée  plus  agréable  que  riche.  On  n’en 
exporte  guère  que  des  aromates  ,  des  épiceries. 
Les  plus  confidérables  font  le  bois  de  fandal ,  le 
fafran  d’Inde ,  le  cardamome  ,  le  gingembre , 
la  faufle  cannelle  6c  le  poivre. 

Le  fandal  eft  un  arbre  de  la  grandeur  du  noyer* 
îl  porte  un  fruit  inutile  qui  ne  relLemble  pas  mal 
aux  cerifes.  Son  bois  plus  parfait  au  Malabar 
qu’ailleurs  ,  fi  l’on  en  excepte  le  Canara  ,  où  il  eft 
Supérieur  encore,  eft  rouge  ,  jaune  ou  blanc.  On 
tire  des  deux  dernieres  efpeces  une  huile,  dont  on 
fe  frote  le  corps  à  la  Chine  ,  aux  Indes ,  en  Perde  i 
dans  l’Arabie  &  la  Turquie.  On  le  brûle  auffi  en 
petits  morceaux  dans  les  appartenons ,  où  il  répand 
une  odeur  douce  &  falutaire.  On  en  fait  encore 
des  cadettes  qui  communiquent  un  parfum  agréa¬ 
ble  à  ce  qu’elles  renferment.  Le  fandal  rouge  eft 
moins  eftimé  ,  6c  n’eft  guere  d’ufage  que  dans  la 
médecine. 

|  r;  Le  fafran  d’Inde  que  les  médecins  appellent 
Carcuma  eft  une  plante  dont  les  feuilles  reflem- 
blent  à  celles  de  l’ellebore  blanc  :  fa  fleur  eft  d’une 
très -belle  couleur.de  pourpre,  fes  fruits  font 
comme  nos  châtaignes  ,  des  hériflons  dans  les¬ 
quels  la  Semence  ronde  comme  des  pois  eft  renfer¬ 
mée.  Sa  racine  qui  eft  amere  ,  6c  qu’on  a  long- 
çèms  -  regardée  comme  apéritive  étoit  employée 

autrefois 


philofophique  &  politique.  305- 

autrefois  pour  la  guérifon  de  la  jaunifTe.  L es 
indiens  s’en  fervent  pour  teindre  en  jaune  ,  3c 
elle  entre  dans  l’alfaifonhement  de  prefque  tous 
leurs  mets. 

Le  cardamome  eft  Une  graine  qui  entre  dans 
là  plupart  des  ragoûts  Indiens.  Sa  rêprodu&iori 
fe  fait  fans  quon  feme  3c  fans  cju’ofi  plahte.  Il 
fuffit  après  la  faifdri  des  pluies  de  mettre  le  feit 
à  1  herbe  qui  l’a  produite.  Souvent  on  la  mêle  avec 
1 ’areqùe  le  le  bétel  ;  quelquefois  on  la  mâche 
apres.  La  petite  ,  3c  la  plus  eftimée  ,  eft  celle  qui 
fe  trouve  dans  le  territoire  de  Cahanor.  La  méde¬ 
cine  s’en  fert  principalement  pour  aider  k  digef- 
tiôn  3c  pour  fortifier  l’eftomad 

Le  gingembre  eft  une  plante  dont  la  racine 
eft  blanche  ,  tendre  ,  3c  d’un  goût  prefqti’aulîï 
piquant  que  le  poivre.  Les  IüdienS  i’eft  fervent 
pour  diminuer  finfinidité  naturelle  du  ris,  qui 
fait  leur  nourriture  ordinaife.  Cette  épicerie  mêlée 
avec  d’aütres  doiine  aux  mets  qu’elle  âlf aifenne 
un  goût  fort  qui  déplaît  fouverainçment  aux  étran¬ 
gers.  Cependant  ceux  des  Européens  qui  arrivent 
en  Afie  fans  fortune,  font  forcés  de  s’y  accoutu¬ 
mer.  Les  autres  s’y  habituent  par  compkifance 
pour  leurs  femmes  nées  là  plupart  dans  le  pays. 
La  ,  comme  ailleurs ,  il  eft  plus  facile  aux  hommes 
de  prendre  les  goûts  &  les  foibles  des  femmes , 
que  de  les  en  guérir.  Peut-être  aüllî  que  lé  climat 
exige  cette  maniéré  de  vivre. 

On  trouve  de  la  faillie  cannelle  connue  en 
Europe  fous  îe  nom  de  cafja  tignea  *  à  Timor  , 
a  Java,  à  Mindanao;  mais  celle  qui  croît  fur 
la  côte  de  Malabar  eft  fort  fupérieure.  Si  elle 
étoir  un  peu  moins  épaifle ,  &  que  les  bâtons  tuf- 
lent  un  peu  plus  longs ,  on  la  d’iftingueroit  diffi¬ 
cilement  de  la  véritable.  Il  ne  faire  pour  en  obrenit 
Tome  L 


3  ù6  Hiftoire 

les  mêmes  effets  qu’en  employer  une  plus  grande 
quantité.  Son  huile  a  la  même  odeur ,  le  même 
goût  ;  mais  elle  eft  moins  claire.  Les  Hollandois 
défefpérant  de  pouvoir  exterminer  les  arbres  répan* 
dus  dans  les  forêts  qui  la  produisent,  imaginèrent 
dans  le  tems  de  leur  prépondérence  au  Malabar , 
d’exiger  des  Souverains  du  pays  quils  renonçaf- 
fent  au  droit  de  les  dépouiller  de  leur  écorce. 
Cet  engagement  qui  n’a  jamais  été  bien  rempli, 
Left  encore  moins  depuis  que  la  puiffance  qui 
l’avoit  diété  a  perdu  de  fa  force ,  6c  quelle  a 
augmenté  le  prix  de  la  cannelle  de  Ceylan.  Celle 
de  Malabar  peut  former  aujourd’hui  un  objet  de 
deux  cens  mille  livres  pefant.  La  moindre  partie 
paiTe  en  Europe ,  où  des  marchands  peu  fideles 
la  vendent  pour  bonne  :  le  refte  fe  diftribue  dans, 
l’Inde,  où  elle  fe  vend  vingt  à  vingt-cinq  fols 
la  livre  ,  quoiqu’elle  n’en  ait  coûté  que  fix.  Ce 
commerce  eft  tout  entier  entre  les  mains  des  Anglois 
libres.  Il  doit  augmenter ,  mais  jamais  il  n  ap¬ 
prochera  de  celui  du  poivre. 

Le  poivrier  eft  un  arbrifleau  dont  la  racine  eft 
petite  ,  fibreufe  6c  flexible  ;  elle  pouffe  une  tige 
qui  ,  pour  s’élever ,  a  befoin  d’un  arbre  ou  d’un 
échala.  Son  bois  a  des  noeuds  Semblables  à  ceux 
de  la  vigne  j  6c  quand  il  eft  fec ,  il  reflemble 
parfaitement  au  farinent.  Ses  feuilles,  dont  l’odeur 
eft  forte  6c  le  goût  piquant,  ont  la  figure  ovale  , 
mais  vers  l’extrémité  elles  diminuent  6c  fe  termi¬ 
nent  en  pointe.  Du  bouton  ,  des  fleurs  qui  font, 
blanches-,  Sortent  tanrôt  au  milieu  ,  tantôt  à  l’extré¬ 
mité  des  branches  ,  de  petites  grapes.  Semblables 
à  celles  du  grofeiller.  Chacune  contient  depuis 
vingt  jufqu’à  trente  grains  de  poivre.  On  les  cueille 
communément  en  oéfobre  ,  6c  on  lexpofe  au  So¬ 
leil  Sept  ou  huit  jours.  Alors  ce  fruit  qui  avoi?  été 


m 


philofophique  &  politique.  307 

teid  d  abord ,  &  rouge  enfuire,  dépouillé  de  fa 
pellicule,  devient  tel  que  nous  le  voyons.  Le  plus 

gros ,  le  plus  pefant  &  le  moins  ridé ,  eft  le  rue  il- 
teun 

Le  poivrier  fe  plaît  dans  les  ides  de  Java  , 
de  Sumatra,  de  Ceylan  ,  mais  plus  particuliére¬ 
ment  fur  la  cote  de  Malabar.  On  ne  le  fenie 
point,'  on  le  plante  ,  &  le  choix  des  rejettons 
demande  une  attention  férieufe.  Il  ne  donne 
du  fruit  qu  au  bout  de  trois  ans*  La  première  an- 
nee  de  fa  fécondité  &  les  deux  qui  fui  vent  font 
li  abondantes  ,  qu’il  y  a  des  arbuftes  qui  pro- 
uiient  jufqu  a  lix  ou  fept  livres  de  poivre.  Les 
récoltés  vont  enfuite  en  diminuant ,  &  l’arbitfte 
dégénéré  avec  une  celle  rapidité ,  qu’il  ne  rapporte 
plus  rien  à  la  douzième  année. 

La  culture  du  poivrier  n’eft  pas  difficile.  Il 
lufilt  de  le  placer  dans  des  terres  grades ,  &  d’arra¬ 
cher  avec  foin ,  fur-tout  les  trois  premières  années 
es  heibes  qui  croident  en  abondance  autour  de 
la  racine.  Comme  le  foleil  lui  eft  très-nécedaire 
on  doit,  lorfque  le  poivrier  eft  prêt  à  porter  du 
ont ,  élaguer  les  arbres  qui  lui  fervent  d’appui 
ahn  que  leur  ombre  ne  nuife  à  Ces  produdions! 
Après  la  récolté ,  il  convient  de  l’émonder  par  le 
haut.  Sans  cette  précaution  ,  on  auroit  beaucoup 
de  bois  &  peu  de  fruit.  F 

L  exportation  du  poivre  qui  fut  autrefois  toute 
entière  entre  les  mains  des  Portugais  ,  &  que  les 

Ho  an  dois ,  les  Anglois  ,  les  François  fe  partagent 
a&uellement  ,  peut  s’élever  dans  le  Malabar  à 
dix  millions  pefant.  A  dix  fols  la  livre  ,  c’eft  un 
objet  de  cinq  millions.  Il  fort  du  pays  en  d’au- 
très  productions  pour  la  moitié  de  cette  fomme 
Ces  ventes  le  mettent  en  état  de  payer  le  iis  quelle 
tire  du  Gange  &  du  Canara  ,  ces  grades  toiles  que 

V  z 


308 


iiijtûtre 

lui  fournirent  le  Mayïlour  &  le  Bengale ,  diverfe? 
marchandifes  que  l’Europe  lui  envoyé.  La  folde 
en  argent  n’eft  rien,  ou  peu  de  chofe. 

Le  Canara  ,  contrée  limitrophe  du  Malabar 
proprement  dit ,  avoir  autrefois  plus  de  richefles. 
C’étoit  un  grenier  de  ris  prefqu’inépuifable. 
Le  pays  eft  bien  déchu  ,  depuis  qu’il  a  fubi  le 
joug  d’Ayderalikan,  foldat  de  fortune ,  qui  a  ufur- 
pé  fe  trône  de  Mayflour ,  &  qui  vient  de  por-  • 
ter  le  ravage  dans  le  Carnate.  Le  commerce  de  cet 
état  qui  fe  faifoit  librement  à  Mangalor ,  fa  capi¬ 
tale  ,  a  été  concentre  tout  entier  dans  les  mains 
du  conquérant ,  qui  ne  livre  fes  denrées  qu’à  ceux 
qui  lui  portent  des  armes ,  de  la  poudre ,  toutes 
lortes  de  munitions  de  guerre.  On  n  a  excepte  de 
cette  loi  que  les  Portugais ,  autrefois  maîtres  de 
cette  province,  &  qui  y  ont  toujours  conferve 
une  loge  qui,  feule,  nourrit  Goa. 

Le  commerce  qui  a  fait  forur  Vemfe  de  les 
lagunes ,  Amfterdam  de  fes  marais ,  avoir  fait  de 
Goa  le  centre  des  richelfes  de  llnde,  le  pus 
fameux  marché  de  l’univers.  Il  n’eft  plus  rien , 
&  la  fuperftition ,  les  autodafés  ,  les  moines  , 
étouffent  jufqu’au  défit  de  fon  retabliftement.  Dé¬ 
pouillé  de  tant  de  fertiles  provinces  qui  recevoient 
aveuglement  fesloix ,  il  ne  lui  eft  refte  que  la  petite 
iile  où  il  eft  fitué  ,  &£  les  deux  penmiules  qui 
forment  fon  port.  Les  ennemis  qui  l’entourent  le 
privent  de  toute  communication  avec  le  continent , 
&  la  voie  de  la  mer  eft  la  feule  qui  lui  fojt  ouver¬ 
te.  Deux  frégates  qu’il  eft  encore  en  état  ar- 
mer  ,  alTurent  fes  haifons  avec  Macao  ,  Dm  & 
le  Mozambique ,  uniques  monumensde  fon  ancien- 

ne  grandeur.  •  « 

Macao  lui  envoyé  tous  les  ans  deux  petit, 
aavires  chargés  de  porcelaines ,  d  auues  marchant 


philofophique  &  politique.  309 

difes  rebutées  a  Canton  par  les  compagnies  Euro¬ 
péennes,  &  qui  appartiennent  la  plupart  aux  mar¬ 
chands  Chinois.  Ces  bâtimens  fe  chargent  en  retour 
de  coton  de  Surate  &:  des  parties  de  cardamome  , 
de  bois  de  Sandal ,  de  fafran  d’Inde  ,  de  gingem¬ 
bre  &  de  poivre ,  que  la  frégate  qui  croiie  au 
1  ud  a  pu  recueillir  fur  la  cote.  Celle  qui  a  fa 
direction  au  nord  porte  à  Surate  une  partie  de 
la  cargaifon  de  Chine  ,  ôc  y  prend  quelques  toiles 
dont  elle  va  achever  le  chargement  a  Diu. 

Cette  place  qui  autrefois  étoit  regardée  comme 
la  clef  de  l’Inde  ,  eft  iituée  à  l’entrée  du  golfe 
de  Cambaye  dans  une  ille  qui  a  trois  mille  de 
long  fur  un  demi-mille  de  large  ,  &c  qui  tient 
par  un  pont  â  la  terre  ferme.  Elle  n’eut  pas  été 
plutôt  conquife  par  les  Portugais ,  que  fon  port  qui 
eft  excellent  pour  des  vaifteaux  de  fix  cens  ton¬ 
neaux  ,  les  plus  grands  qu’on  armât  alors  ,  fervit 
de  retraite  à  leur  marine  militaire  ,  &c  devint  le 
centre  de  tout  le  riche  commerce  de  Guzarate. 
Sa  décadence  commença  â  la  même  époque,  eut 
les  mêmes  caufes  que  celle  des  autres  établifle- 
mens.  Un  événement  particulier  la  précipita  en 
1670.  Les  Arabes  de  Mafcate  s’approchèrent  de 
l’ifle  pendant  la  nuit  fur  des  petits  bâtimens ,  dé¬ 
barquèrent  à  la  faveur  des  ténèbres  dans  un  lieu 
couvert ,  &:  s’approchèrent  de  la  ville  où  ils 
entrèrent  fans  obftacle,  quand  à  la  pointe  du  jour 
on  ouvrit  les  portes.  Les  Portugais  qui  tombèrent 
dans  leurs  mains  furent  maflacrés,  &  les  vaifteaux 
chargés  des  dépouilles  de  la  ville.  Le  gouverneur 
de  la  citadelle  auroit  pu  chafler  ces  Barbares  avec 
fon  canon ,  mais  il  n’ofa  s’en  fervir  dans  la  crainte 
d  encourir  l’excommunication  ,  dont  un  prêtre 
imbecille  Sc  fanatique  le  menaçoit ,  fi  quelque 
boulet  portoit  fur  une  chofe  Cette  i^étion 

V3 


3 1  o  Hifwire 

infpira  aux  Arabes  une  confiance  dont  ils  furent 
punis.  Des  efdaves  à  qui  on  avoit  promis  la  liberté 
qui  donne  le  courage  ,  fondirent  fur  eux  ,  &  en 
firent  une  horrible  boucherie.  Ceux  qui  échappè¬ 
rent  s’enfuirent  avec  leur  butin.  L’orgueil,  la  tyran¬ 
nie  &  les  vexations  ont  toujours  empêché  Diu 
malgré  fes  avantages  naturels  de  fe  relever  de 
cette  infortune.  Le  Mozambique  n’a  pas  été  plus 
heureux. 

Cette  ifle  que  les  Portugais  conquirent  fur  les 
Arabes  au  commencement  du  feizieme  fiecle  ,  eft 
fituée  fur  la  côte  orientale  de  l’Afrique ,  à  une  demi- 
lieue  de  la  terre  ferme.  Elle  a  quatre  mille  de  tour , 
vin  port  excellent ,  Sc  des  fortifications  que  les 
Hollandois  ont  attaquées  plufieurs  fois  fans  pou¬ 
voir  les  prendre.  Son  empire,  quoique  plus  refferré 
qu’il  ne  fut  autrefois ,  s’étend  encore  fur  le  cc*a- 
rinent  depuis  Sofala  jufqu’à  Melinde.  La  nature 
a  placé  dans  ce  grand  efpace  le  fleuve  de  Senna  , 
pour  faciliter  les  communications  entre  l’océan 
&  l’intérieur  d’un  pays  fi  riche.  Ces  avantages 
font  perdus  pour  la  nation  qui  les  poffede.  Au 
lieu  d’établir  avec  les  Afriquains  un  commerce 
confidérable ,  qui  deviendrait  la  fource  d’un  bon¬ 
heur  commun ,  elle  fe  borne  à  leur  arracher  par 
des  moyens  odieux  quelque  ivoire ,  quelques  efcla- 
ves ,  un  peu  de  poudre  d’or.  Un  v  ai  fléau  arrivé 
d’Europe  fe  charge  de  ces  minces  objets  pour  Goa. 
Du  rebut  des  marchandifes  de  la  Chine,  de  Guza- 
rate  &  des  comptoirs  Anglois,  il  y  forme] une 
car^aifon  qu’il  va  diftribuer  au  Mozambique  ,  an 
Brefil  ,  à  la  Métropole. 

Tel  eft  l’état  de  dégradation  où  font  tombés 
dans  l’Inde  les  hardis  navigateurs  qui  la  décou¬ 
vrirent  ,  les  iiiuftres  guerriers  qui  la  fubjugue- 
j'éutv  Le  théâtre  de  leur  gloire ,  de  leur  opulence 


4 


1 


1 


bre.  Leur  fituation  n’eft  pas  pourtant  aufti  défef- 
pérée  qu’on  pourroit  le  croire.  Ce  qui  leur  refte 
d’établiffemens  feroit  plus  que  fuffifant  pour  leur 
redonner  une  grande  part  aux  affaires  de  l’Ahe. 


versement,  les  Européens  gênés  par  le  monopole 
de  leurs  compagnies  s’y  rendront  enfouie.  Bientôt 
un  pavillon  oublié  depuis  long-rems  redeviendra 
refpeétable.  La  deftruétion  des  Angria  rend  la 
changement  que  nous  propofons  facile. 

Au  nord  de  Goa  ,  commença  a  fe  former  il  y 
a  près  d’un  fiecle  une  puiffance  dont  perfonne  ne 
prévit  les  accroiffemens.  Le  fondateur  s’appelloit 
Conagi  Angria.  Ceux  qui  ont  écrit  qu’il  étoit 
né  Mahométan  ,  &  qu’il  s’étoit  fait  Gentil,  igno- 
roient  que  les  Indiens  ne  reçoivent  jamais  de 
profélite  ,  ôc  qu’il  n’auroit  été  admis  dans  au¬ 
cune  Cafte.  Il  fervit  d’abord  comme  foldat  fous 
un  de  ces  gouverneurs  indépendans  alors  fi  mul¬ 
tipliés,  &  qui  ne  dominoient  que  fur  un  terri¬ 
toire  fuffifant  a  la  fubfiftance  de  la  garnifon  de 
leur  fortereffe.  Ce  petit  defpote  porta  fi  loin  les 
excès  de  fon  avare  injuftice ,  qu’il  fut  maffacré  par 
fes  troupes  ,  qui  déférèrent  le  commandement  a 
Angria.  Le  nouveau  chef  devenu  par  cette  révolu¬ 
tion  poffefïeur  de  la  petite  ifte  de  Severndroog  , 
ou  il  y  avoit  un  port,  conftruifit  un  léger  bati¬ 
ment  avec  lequel  il  fe  lit  pirate.  Il  n’attaqua  d’abord 
que  des  bateaux  Maures  ou  Indiens  qui ,  fans  être 
armés  a  trafiquaient  fur  cette  côte.  Ses  fuccès  * 


3ïi  Hiftoîre 

fon  expérience,  l'es  avancuriers  que  la  réputation 
de  fon  courage  6c  de  la  générofité  attiroit  auprès 
de  lui  3  le  mirent  en  état  d’entreprendre  de  plus 
grandes  chofes.  Il  fe  forma  un  état  qui  s’étendoit 
quarante  lieues  de  long  de  la  paer ,  6e  qui  s’enfon- 
ço:t  jufqu’à  vingt  6e  trente  mille  dans  les  terres , 
félon  la  difoofîtion  des  lieux  6e  la  facilité  de  la 

'  V,  ,  JL  *  r  '  «  *  -  *  ”  -  >'• 

défçnfe.  Ce  furent  cependant  fes  opérations  nava¬ 
les  6e  celle?  de  fes  fucceffeurs  qui  firent  le  plus 
de  bruit.  ^Maîtres  de  la  cote ,  ces  pirates  atta- 
q noient  indifféremment  tous  les  pavillons.  Outre 
un  grand  nombre  de  bâtimens  médiocres  ,  ils 

O  #  4  ■  ■  *  -  -4.  *  •  - 

enlevèrent  même  aux  nations  Européennes  les 
plus  gros  vaiffeaux  j  le  J)arby  6c  la  Reftauration 
aux  Anglais;  le  Inviter  aux  François;  aux  Holîan- 
dois ,  trois  vaiffeaux  à  la  fois,  dont  le  plus  grand 
avoir  cinquante  canons. 

La  politique  Angloife  fut  déconcertée  par  ces 
événement  Elle  avoir  d’abord  vu  avec  joie  les 
premiers  brigandages  qui  dévoient  mettre  dans  les 
mains  la  plus  grande  partie  du  commerce  6c  toute 
la  navigation  ,  parce  que  les  navires  gtoient  pins 
forts  &  mieux  équipés  que  ceux  du  pays.  Cet  avan¬ 
tage  diminua,  lorfque  les  bâtimens  de  Bombay 
qui  trafiquoient  â  la  côte  furent  infultés  ?  leur 
cargaifqn  pillée,  6c  les  matelots  faits  prifonniers. 
La  précaution  qu’on  prit  de  n’aller  plus  qu’en 
convoi  croit  tres-clicre  ,  6c  fe  trouva  infuffifante. 
Les  vaiffeaux  d’efcorte  furent  fouvent  inquiétés , 
&  quelquefois  pris.  Ces  déprédations  détermi¬ 
nèrent  en  17 12  la  compagnie  â  joindre  fes  forces 
à  celles  des  Portugais ,  qui  avoient  de  fembla- 
jbleV  injures  à  venger  ,  pour  détruire  le  repaire 
de  ce?  pirates.  L’expédition  fut  honteufe  6c  mal- 
heureufe.  Celle  qu  entreprirent  deux  ans  après  le§ 
Jiollandois  avec  fept  vaiffeaux  de  guerre  &  deux 


.  philojophique  &  politique.  3 1  % 

galiotes  à  bombe  ,  ne  reuffit  pas  mieux.  Enfin  le 
Marate  à  qui  les  Angrias  refufoient  un  tribut  qu’ils 
lui  avoient  long-tems  paye  ,  convint  d  attaquée 
rennemi  commun  par  terre  ,  tandis  que  les  An- 
glois  l’attaqueroient  par  mer.  Cette  combinai- 
fon  eut  un  fucccs  complet,  La  plupart  des  ports 
5e  des  forterefles  furent  enleves  dans  la  campa* 
gne  de  1755.  Geriats,  la  capitale  ,  fucçomba  1  an¬ 
née  fuivante;  &  fa  reddition  anéantit  pour  jamais 
un  état  qui  n’exiftoit  que  de  l’infortune  publique. 
Malheureufement  ,  de  fes  débris,  s  augmenta  la 
puifiance  Marate,  qui  n’étoit  déjaque  trop  redou* 
.table . 

Ce  peuple  long-tems  réduit  à  fes  montagnes , 
s^eft  étendu  peu-à-peu  vers  la  mer  ,  occupe  aujour¬ 
d’hui  le  vafte  efpace  qui  elt  entre  Surate  &  Goa , 
Ôc  menace  également  ces  deux  grandes  villes. 
Il  efl:  célébré  a  |a  côte  de  Coromandel  vers  Delhy 
&c  fur  le  Gange  ,  par  fes  excurfions  ,  par  fes  bri¬ 
gandages  5  mais  fon  point  central ,  la  malle  de  fes 
forces  &  fa  demeure  fixe  font  au  Malabar.  L’ef- 
prit  de  rapine  qufil  porte  dans  les  contrées  qu’il 
ne  fait  que  parcourir  ,  il  le  perd  dans  les  pro* 
vinces  qu?il  a  conquifes.  On  peut  prédire  que 
Bacaim  ,  Chaul ,  Dabul  ,  tant  d’autres  lieux  fi 
long-tems  opprimés  par  la  tyrannie  Portugaife , 
redeviendront  quelque  jour  occupés  par  les  Mara- 
tes,  La  deftinée  de  Surate  eft  encore  plus  impor¬ 
tante. 

Cette  ville  fut  long-tems  le  feul  port  par  lequel 
l'empire  Mogol  exportait  fes  manufa  dures  ,  &  re¬ 
cevoir  ce  qui  étoit  nécelfaire  à  fa  confommation. 
Pour  la  contenir  Sc  pour  la  défendre  ,  on  imagina 
de  conftruire  une  citadelle  dont  le  commandement 
n’avoit  aucune  autorité  fur  celui  de  la  ville  ;  on 
ayoit  dicme  Lattentign  de  çhoifir  deux  gouver- 


3T4  .  Hîftoire 

neurs  qui  ne  fuffent  pas  de  caraélere  à  fe  réunit 
pour  1  opprelîîon  du  commerce.  Des  circonftan- 
ces  facheufes  donnèrent  naiflance  à  un  troifeme 
pouvoir.  Les  mers  des  Indes  étoient  infeétées  d® 
pirates  qui  interceptoient  la  navigation,  8c  qui 
cmpechoient  les  dévots  Mufulmans  de  faire  le 
voyage  de  la  hdecque.  Le  mogol  crut  le  chef  dune 
colonie  de  Cafres  qui  s  etoit  établi  à  Rajopour  , 
propre  a  arrêter  le  cours  de  ces  brigandages  5  &  il 
le  choifit  pour  fon  amiral.  On  lui  affigna  pour  fa 
folde  annuelle  trois  lacks  de  roupies  qui  dévoient 
être  pris  fur  les  revenus  du  pays.  Cette  fomme 
nayant  pas  été  exactement  payée  *  Famiral s’em- 
para  du  château ,  &  du  château  il  opprimoit  la 
ville.  Tout  alors  tomba  dans  la  confulïon  ,  8c 
l'avarice  des  Marates  toujours  inquiété  ,  devint 
plus  vive  que  jamais.  Depuis  long-tems  ces  barba¬ 
res  qui  avoient  étendu  leurs  ufurpations  jufques 
aux  portes  de  la  place  ,  recevoient  le  tiers  des  im- 
pofïtions  pour  qu’ils  ne  troublalïent  le  commerce 
qui  fefaifoit  dans  l’intérieur  des  terres.  Ils  s’étoient 
contentés  de  cette  contribution  tout  le  tems  que  la 
fortune  ne  leur  a  voit  pas  préfenté  des  avantages 
plus  confidérables  :  lorfqu’ils  virent  la  fermenta¬ 
tion  des  efprits ,  ils  ne  doutèrent  pas  que  dans  fa 
fureur  quelqu’un  des  partis  ne  leur  ouvrit  les  por¬ 
tes  ,  &  ils  s’approchèrent  en  force  des  murailles. 
Le  commerce  qui  fe  voyoic  tous  les  jours  à  la  veil¬ 
le  d’être  pillé  ,  appel  la  à  fon  fecours  les  Ànglois 
en  1759  ,  &  les  à  s’emparer  de  la  citadelle. 
L’avantage  de  la  tenir  fous  leur  garde  ,  ainlî  que 
1  exercice  de  l’amirauté  ,  leur  furent  allurés  par  la 
cour  deDelhy  ,  avec  les  revenus  attachés  aux  deux 
poftes.  Cette  révolution  a  rendu  le  calme  a  Sura¬ 
te  ,  mais  Bombay  qui  l’avoit  faite  a  acquis  un  nou¬ 
veau  degré  de  eonfidération  ,  de  richelfe  &  de 
puiffance. 


philofophiqüe  &  politique:  315 

Cette  petite  ifle  fituée  à  dix-neuf  degrés  de  la¬ 
titude  ,  n’a  pas  plus  de  vingt  mille  de  circonfé¬ 
rence.  Les  Portuguais  qui  s’en  étoient  emparés 
peu  après  leur  arrivée  aux  Indes  ,  la  donnèrent 
en  1 661  en  dot  à  l’infante  de  Portugal  qui  épou- 
foit  Charles  II,  roi  d'Angleterre.  Ce  prince  la 
céda  à  la  compagnie  qui  ne  put  réuflir  de  long- 
tems  à  la  rendre  floriffante.  Perfonne  ne  vouloit 
fe  fixer  dans  un  pays  fi  mal-fain  ,  qu’il  étoit  palTé 
en  proverbe  que  deux  moijfons  à  Bombay  étoit  la 
vie  d'un  homme .  On  attribuoit  cette  corruption 
de  Pair  à  la  mauvaife  qualité  des  eaux  ,  à  la  fi- 
tuation  des  terres  balles  6c  marécageufes ,  à  la 
puanteur  du  poifibn  qu’on  emplôyoit  au  lieu  de 
fumier  pour  engraifier  les  pieds  des  arbres.  Ces 
principes  de  deftruétion  furent  corrigés  le  plus 
qu’il  fut  poflible  ,  &  la  colonie  parvint  avec  le 
tems  à  avoir  quelque  falubrité.  La  population 
augmentait  à  mefure  que  les  caufes  de  mort  di- 
minuoient ,  6c  on  compte  aujourd’hui  cinquante 
mille  Indiens  nés  dans  Pille  ,  ou  attirés  par  la 
douceur  du  gouvernement.  Quelques-uns  s’occu¬ 
pent  de  la  culture  du  ris  \  un  plus  grand  nombre 
de  celle  des  cocotiers  qui  couvrent  les  campa¬ 
gnes  ,  &  les  autres  fervent  à  la  navigation  6c  à 
d’utiles  travaux  qui  fe  multiplient  tous  les  jours. 

Bombay  ne  fut  d’abord  regardé  que  comme 
un  port  excellent  qui  en  tems  de  paix  fervoit  de 
relâche  aux  vailleaux  marchands  qui  fréquente- 
roient  la  cote  de  Malabar  ,  6c  durant  la  guerre 
d’Hivernage ,  aux  efeadres  que  le  gouvernement 
envoyeroit  dans  l’Inde.  C’étoit  un  avantage  très- 
précieux  dans  des  mers  où  les  bonnes  rades  font 
fort  rares  ,  6c  où  les  Anglois  n’en  ont  pas  d’au-* 
très.  L’utilité  de  cet  établifiement  a  beaucoup 
augmenté  depuis ,  la  compagnie  en  a  fait  l’entre- 


3}^  Hifioife 

pot  de  tout  fon  commerce  au  Malabar  ,  à  Surate } 
dans  les  golphes  de  Perfe  &  d’Arabie.  Sapofition 
y  a  attire  des  marchands  Anglois  qui  en  ont  aug¬ 
mente  1  activité.  La  tyrannie  des  Angrias  fur  ce 
continent  y  a  pouffe  quelques  Banians ,  malgré 
1  eloignement  que  des  hommes  qui  ne  boivent 
point  de  liqueurs  fpintneufes  ,  doivent  avoir  pour 
un  fejour  où  les  eaux  ne  font  pas  pures  ;  enfin 
les  troubles  de  Surate  y  ont  fait  palier  quelques 
nches  Maures.  *  -  ; 

L  mduffrie  &  les  fonds  de  tant  d'hommes  aviJ 
des  de  fortune  ne  pou  voient  pas  être  oififs.  On  a 
tire  du  Malabar  des  bois  de  conffrudlion  3c  du 
L.iiie  pour  les  cordages.  Des  Parfis  venus  de 
Guzarate  les  ont  mis  en  œuvre.  Les  matelots  du 
pays  ^dirigés  par  des  chefs  Européens ,  fe  font 
trouvés  en  état  de  conduire  les  vaiffeaux.  C’eft: 
Surate  qui  fournit  les  cargaifons  ,  partie  pour  fon 
compte ,  3c  partie  pour  le  compte  des  iiégocians  de. 
Bombay.  11  en  part  tous  les  ans  deux  pour  Baffo- 
ra,  une  pour  Jedda,  une  pour  Moka,  3c  quel¬ 
quefois  une  pour  la  Chine.  Toutes  ces  cargaifons 
font  d’une  richeffe  immenfe  ,  on  fait  directement 
de  la  colonie  des  expéditions  moins  confïdéra- 
blés. 

Celles  de  la  compagnie  en  particulier  font, 
pour  les  comptoirs  qu’elle  a  formés  depuis  Surate 
jufqu’au  Cap  Comorin  ,  3c  où  les  roupies  de 
Bambay  qui  ont  remplacé  celles  de  Surate  fur 
toute  la  côte  3c  dans  l'intérieur  du  pays  ,  lui  affu- 
rent  un  avantage  de  cinq  pour  cent  fur  toutes 
les  nations  rivales  ;  elles  en  font  auffî  pour  Baf- 
fora ,  pour  Bender-Abafli ,  pour  Syndi  où  fes  éta- 
bliflemens  ont  pour  but  principal  la  vente  de  fes 
draps  ;  treize  ou  quatorze  cens  balles  fujfhfent  à 
leur  confommation.  :  fes  liaifons  avec  Surate  lui 


philo fbphigue  &  politique.  3  f  7 

font  plus  utiles  :  cette  place  lui  acheté  beaucoup 
de  fer  &  de  plomb,  quelques  étoffes  de  laine, 

&  lui  fournit  pour  fes  retours  une  grande  quan¬ 
tité  de  manufactures. 

Autrefois  les  vaiffeaux  expédiés  d’Europe  fe 
rendoient  à  l’Echelle  où  ils  dévoient  trouver  leur 
chargement  j  ils  s’arrêtent  aujourd’hui  à  Bom¬ 
bay.  Ce  changement  doit  fon  origine  à  l’avanta¬ 
ge  qu’a  la  compagnie  d’y  réunir  fans  frais  toutes 
les  marchandées  du  pays  ,  depuis  que  revêtue  de 
la  dignité  d’ A  mirai  du  çrand  Mogol ,  elle  eft  obli- 
gee  d’avoir  une  marine  fur  la  côte. 

Nous  n’examinerons  pas  fi  les  émolumens  at¬ 
tachés  à  cette  dignité  <$c  à  celle  de  gardien  de 
la  citadelle  de  Surate  ,  fuflifent  aux  dépenfes 
quelles  entraînent.  On  en  peut  douter  :  il  n’effc 
pas  même  bien  décidé  que  ces  deux  places  ayent 
rendu  meilleure  la  iîtuation  politique  des  Anglois  ; 
à  la  vérité  elles  les  mettent  en  état  de  chafler  • 
tous  les  Européens  de  Malabar ,  mais  auffi  elles 
ont  extrêmement  aigri  contre  eux  les  Marattes 
qui  font  à  portée  de  leur  nuire  de  plufieurs  ma¬ 
niérés. 

Ces  barbares  ont  pris  fur  les  Portuguais  rifle 
de  Salfete  qui  a  vingt-fix  mille  de  long  &:  huit 
ou  neuf  de  large  :  elle  eft  d’une  abondance  ex¬ 
trême  ,  &  avec  peu  de  culture  ;  elle  fournit  tout 
ce  que  peut  produire  la  terre  entre  les  Tropi¬ 
ques.  On  la  regardoit  comme  le  grenier  de  Gou  ; 
elle  n’eft  féparée  de  Bombay  que  par  un  canal 
étroit  &  gneable  dans  les  eaux  baffes.  Les  poffef- 
feurs  a&uels  étoient  fi  convaincus  il  y  a  quel¬ 
ques  années  de  la  facilité  qu’ils  trouveroient  à 
s’emparer  de  Bombay  ,  qu’en  voyant  entourer  les 
fortifications  de  foffés  ,  ils  difoient  avec  arrogan¬ 
ce  :  laijfons-les  faire  ?  nous  ne  fommes  pas  à  pré* 


3 1  *  Hiftoire 

fent  dans  te  cas  de  rompre  avec  les  Anglois ,  riïdih 
fi  cela  arrivoit ,  nous  remplirions  dans  une  nuit 
leurs  foffés  avec  nos  pantoufles.  Cette  plaifanterie 
cjin  pouvoit  avoir  alors  quelque  fondement  ,  n’en 
a  plus  depuis  que  l’importance  de  Bombay  a  déter¬ 
miné  fes  pofielfeurs  à  y  ajouter  beaucoup  d  ou¬ 
vrages  &  à  y  jetter  une  garnifon  nombreufe.  Les 
Marates  eux-mêmes  en  font  perfuadés^  mais  ils 
penfent  pouvoir  ruiner  cet  établidement  fans  mê¬ 
me  l’attaquer  j  ils  n’ont  pour  cela,  difent-ils, 
qu  a  lui  refufer  des  vivres  à  Salfete  ,  5c  à  l’empê¬ 
cher  d'en  tirer  du  continent.  Ceux  qui  connoif- 
fent  bien  les  difpohtions  des  lieux  ,  trouvent  la 
chofe  très-praticable  ,  fur-tout  dans  la  mauvaife 
moucon. 

«J 

Enfin  depuis  la  faute  ,  peut-être  forcée  ,  qu'on 
a  faite  de  remettre  aux  Marates  tous  les  ports 
des  Angria  ,  ces  barbares  augmentent  tous  les 
jours  leur  marine  \  déjà  ils  ont  réduit  les  Hollan* 
dois  à  ne  naviguer  qu’avec  leurs  palfe-ports  qu'ils 
fe  font  payer  fort  cher.  Leur  ambition  augmen¬ 
tera  avec  leur  puiifance  ,  5c  il  n'eft  pas  poflible 
qu’à  la  longue  leurs  prétentions  5c  les  prétentions 
des  Anglois  ne  fe  choquent. 

Si  nous  ofions  hafarder  une  conjeéture  5  nous 
ne  crainderions  pas  de  prédire  que  les  agens  de 
la  compagnie  feront  les  auteurs  de  la  rupture.  In¬ 
dépendamment  de  la  paillon  commune  1  tous 
leurs  pareils  d'exciter  des  troubles  ,  parce  que  la 
confufion  eft  favorable  à  leur  cupidité ,  ils  font 
rongés  du  dépit  fecret  de  n'avoir  eu  aucune  part 
aux  fortunes  immenfes  qui  fe  font  faites  au  Co¬ 
romandel  ,  &c  fur-tout  dans  le  Bengale.  Leur  ava-. 
rice ,  leur  jaloufie ,  leur  orgueil  même  les  porte¬ 
ront  à  peindre  les  Marates  comme  des  voifins 
inquiets ,  toujours  prêts  à  fondre  fur  Bombay  ,  à 


philofophique  &  politique.  315) 

Exagérer  la  facilité  de  dilîiper  ces  avantuners  , 
pourvu  que  Ton  foit  en  force  à  vanter  l'avantagé 
de  piller  leurs  montagnes  remplies  de  tréfors  dt 
Tlndoftan  qu'ils  y  accumulent  depuis  un  fiecle. 
La  compagnie  accoutumée  au  rôle  de  conqué¬ 
rant  ,  8c  qui  n'a  plus  un  befoin  urgent  de  fes 
troupes  dans  le  Gange  ,  adoptera  un  plan  qui  lui 
préfentera  une  augmentation  de  richelle ,  de  gloi¬ 
re  &  de  puiftance.  Si  ceux  qui  craignent  cet  ef- 
prit  d’ambition  réufliiîoient  à  la  détourner  de 
cette  nouvelle  entreprife  5  elle  y  feroit  forcément 
engagée  par  fes  employés  ;  8c  quelque  fût  l’évé¬ 
nement  de  cette  guerre  pour  fes  intérêts ,  il  feroit 
toujours  favorable  à  ceux  qui  l’y  auroient  entraî¬ 
née.  Ce  malheur  eft  moins  à  craindre  fur  les  côtes 
de  Coromandel  &  d’Orixa ,  qui  s’étendent  depuis 
le  cap  Comorin  jufqu’au  Gange. 

Les  géographes  8c  les  hiftoriens  diftinguent 
toujours  ces  deux  régions  occupées  par  deux  peu- 
pies  dont  la  langue ,  le  génie ,  les  habitudes  ne  fô 
relîemblent  point.  Cependant  comme  le  com¬ 
merce  qui  s’y  fait  eft  à-peu-près  le  même  3  8c  qu’il 
s’y  fait  de  la  même  maniéré  ,  nous  les  défigne* 
rons  fous  le  nom  général  de  Coromandel.  Les 
deux  côtes  ont  d’autres  traits  de  reftemblance  :  fur 
l’une  8c  fur  l’autre  on  éprouve  depuis  le  commen- 
cement^de  mai  jufqu  a  la  fin  d’oétobre  ,  une  cha¬ 
leur  exceflive  qui  commence  à  neuf  heures  du 
matin  8c  qui  ne  finit  qu’à  neuf  heures  du  foir. 
Elle  eft  toujours  temperée  durantla  nuit  par  un  vent 
de  mer  qui  vient  du  fud-eft  ;  le  plus  fouvent  mê¬ 
me  on  jouit  de  cet  agréable  rafraîchiftement  dès 
les  trois  heures  après  midi:  l’air  eft  moins  embra- 
fé  quoique  trop  chaud  le  relie  de  l’année.  Les 
pluies  font  prefque  continuelles  dans  les  mois  de 
novembre  &  de  décembre  :  un  fable  tout  -  à  -  fait 


» 


Bzo  Hijtoire 

aride  couvre  cette  immenfe  plage  dans  l'efpace  de 
deux  mille  &;  quelquefois  feulement  d’un  mille. 

Piufieurs  raifons  firent  d’abord  négliger  cette 
région  par  les  premiers  Européens  qui  étoient  paf- 
fés  aux  Indes.  Elle  étoit  feparée  par  des  monta¬ 
gnes  inacceflîbles  du  Malabar  ,  où  ces  hardis  na¬ 
vigateurs  travailloient  à  s’établir*  On  n’y  trouvoin 
pas  les  aromates  8c  les  épiceries  qui  fixoient  prin¬ 
cipalement  leur  attention  }  enfin  les  troubles  civils 
en  avoient  banni  la  tranquilité ,  la  fureté  8c  l’in- 
duftrie. 

A  cette  époque  l’empire  de  Bifnagar  qui  don- 
noit  des  loix  à  ce  grand  pays ,  s’écrouloit  de  toutes 
parts.  Les  premiers  monarques  de  ce  bel  état 
avoient  dû  leur  pouvoir  à  leurs  taiens.  On  les 
voyoit  à  la  tête  de  leurs  armées  en  rems  de  guerre. 
Durant  la  paix  ,  iis  dirigeoient  leurs  confeils  ,  ils 
vifitoient  leurs  provinces ,  ils  adminiftroient  la 
juflice.  Une  profpérité  trop  confiante  les  corrom¬ 
pit.  Iis  contraéterent  peu-à-peu  l'habitude  de  fe 
montrer  rarement  aux  peuples ,  de  fe  faire  rendre 
des  honneurs  divins  ,  d’abandonner  le  foin  des 
affaires  â  leurs  généraux  8c  à  leurs  miniftres.  Cette 
conduite  préparoit  leur  ruine.  Les  gouverneurs 
de  Vifapour,  de  Carnate,  de  Golconde ,  d’Orixa 
fe  rendirent  indépendans  fous  le  nom  de  Rois* 
Ceux  de  Maduré,  de  Tanjaour,  de  MaifTour,  de 
Gingi  8c  quelques  autres  ufurperent  aufïî  Lautorité 
fouveraine  ,  mais  fans  quitter  leurs  anciens  titres 
de  Naick.  Cette  grande  révolution  étoit  encore 
récente  3  lorfque  les  Européens  fe  montrèrent  fur 
la  cote  de  Coromandel. 

Le  commerce  avec  l’étranger  y  étoit  alors  peu 
de  chofe  ,  il  fe  réduifoit  aux  diamans  de  Golconde 
qui  pafioient  par  terre  à  Calicut ,  à  Surate  3  8c 
de*là  à  Ormuzou  à  Suez,  d’où  ils  fe  répandoienc 

en 


O.', 


pailofophique  &  politique.  32* 
‘en  Europe  3e  en  A  fie.  Mazuiipatam,  la  ville  là 
plus  riche  ,  la  plus  peuplée  de  ces  contrées ,  écoir 
le  feul  marché  qu’on  connut  pour  les  toiles.  Dans 
luie  grande  foire  qui  s’y  tenoic  tous  les  ans ,  elles 
étoienc  achetées  par  des  bâtmlens  Arabes  ôe  Ma- 
lois  qüi  fréquentoieiit  la  rade  ,  Ôe  par  des  cara¬ 
vanes  qui  y  venoient  de  loin  ;  ces  toiles  avoient  la 
même  deftination  que  les  diamans. 

Le  goût  qu’on  commençoit  à  prendre  parmi 
nous  pour  les  manufactures  de  Coromandel  ,  inf- 
pira  la  rélolution  de  s’y  établir  a  toutes  les  nations 
Européennes  qui  fréquentoient  les  mers  des  In¬ 
des  ;  elles  n’en  furent  détournées  ni  par  la  diffi¬ 
culté  de  faire  arriver  les  marchandiles  de  l’inté¬ 
rieur  des  terres  qui  n’offroient  pas  un  fleuve  na¬ 
vigable  ,  ni  par  la  privation  totale  des  ports  dans 
des  mers  qui  ne  font  pas  tenables  une  partie  de 
Tannée  j  ni  par  la  fténlité  des  côtes  *  la  plupart 
incultes  de  inhabitées  ,  ni  par  la  tyrannie  3c  l’inf* 
tâbilité  du  gouvernement*  Ils  penferent  que  l’in* 
duftrie  viendroit  chercher  l’argent  $  que  le  Pegii 
fourniroit  des  bois  pour  les  édifices ,  3e  le  Ben-* 
gale  des  grains  pour  la  fubfiftance  j  que  neuf 
nlois  d’une  navigation  paifible  feraient  plus  que 
füffifans  pour  les  chàrgemens  ,  qu’il  n’y  auroit 
qu’à  fe  fortifier  pour  fe  mettre  à  couvert  deS 
Vexations  des  foibles  Defpotes  qui  opprimoient 
Ces  contrées* 

Les  premietes  colonies  furent  établies  fur  les 
bords  de  la  mer  :  quelques-unes  durent  leur  ori¬ 
gine  à  la  force  :  là  plupart  fe  formèrent  du  con- 
ientement  des  fouverains  :  toutes  eurent  un  terrein 
très-refletré.  Leurs  limites  étaient  fixées  par  une 
baye  de  gros  aioès  3c  d’autres  plantes  épineufes 
particulières  au  pays  *  entremêlées  de  cocotiers  3c 
de  palmiers  :  elle  étoit  impénétrable  à  la  cavale- 
Tome  L  X 


y.it  Hïfiolre 

ne  ,  d'un  accès  très-difficile  à  l’infanterie ,  &  fer- 
voit  de  dcfenfe  contre  les  incurfions  habites. 
Avec  le  tems  on  éleva  des  fortifications  plus  fo- 
lides.  La  tranquillité  qu’elles  procuraient  &  la 
douceur  du  gouvernement  multiplièrent  en  peu 
de  tems  le  nombre  des  colons.  L’éclat  ôc  l’ifïdé- 
pendance  de  ces  établiflemcns  blefferent  plus  d  u¬ 
ne  fois  les  princes  dans  les  états  defquels  ils  se¬ 
raient  formés  ;  mais  leurs  efforts  pour  les  anéan¬ 
tir  furent  inutiles.  Chaque  colonie  vit  augmenter 
fes  profpérités  félon  la  mefure  des  richelfes  Sc 
de  l’intelligence  de  la  nation  qui  l’avoir  fondée. 

Aucune  des  compagnies  qui  exercent  leur  pri¬ 
vilège  exclu fif  au- delà  du  cap  de  Bonne-Efpéran- 
ce  ,  n’entreprit  ie  commerce  des  diamans  :  il  fut 
toujours  abandonné  aux  négocians  particuliers  y 
3c  avec  le  tems  il  tomba  tout  entier  entre  les 
mains  des  Ângiois  ou  des  Juifs  &  des  Arméniens 
qui  vivoient  fous  leur  protection  :  aujourd’hui  il 
eft  peu  de  chofe.  Les  révolutions  arrivées  dans 
rindoftan  ont  écarté  les  hommes  de  ces  riches 
mines  ,  &  l’anarchie  dans  laquelle  eft  plongé  ce 
malheureux  pays,  ne  permet  pas  d’efpérer  qu’ils 
s’en  rapprochent.  Lentes  les  fpéculations  de  com¬ 
merce  à  la  cote  de  Coromandel  fe  rédurfent  a 
l’achat  des  toiles  de  coton. 

On  y  acheté  des  toiles  blanches  dont  la  fa¬ 
brication  n’efl  pas  affez  différente  de  la  nôtre 
pour  que  fes  détails  puiffent  nous  intéreifer  ou 
nous  in  (traire.  On  y  acheté  des  toiles  imprimées 
dont  les  procédés  d’abord  fervilement  copiés  en 
Europe  5  ont  été  depuis  fimplifiés  &c  perfection¬ 
nés  par  notre  induftrie  ;  on  y  acheté  enfin  des 
toiles  peintes  que  nous  n’avons  pas  entrepris 
d’imiter.  Ceux  qui  croyent  que  la  chereté  de  no¬ 
tre  main-d’œuvre  nous  a  feule  empêche  d’adop- 


», .  •>»<<  V*  '  •  -'»• 


philofophique  &  politique.  315 

ter  ce  genre  ct  induftne  ,  font  dans  l'erreur  :  la 
nature  ne  nous  a  pas  donné  ces  fruits  fa uv âges 
ôc  les  drogues  qui  entrent  dans  la  compagnon  de 
ccs  brillantes  Ôe  ineffaçables  couleurs  qui  font  le 
principal  mérite  des  ouvrages  des  Indes  •  elle 
nous  a  iurtout  refufé  les  eaux  qui  leur  fervent 
de  mordant  ,  ïk  qui  bonnes  a  Pondichéry  ,  lont 
parfaites  a  Madras  ,  à  Paliacate,  à  Mazuhpatam  5 
à  Biblipatam. 

Les  Indiens  ne  luivent  pas  par-tout  la  meme 
méthode  pour  peindre  leurs  toiles  ,  foit  qu’il  y 
ait  des  pratiques  minutieufes  particulières  à  cer¬ 
taines  provinces  ,  fort  que  les  différens  fols  pro- 
duifent  des  drogues  différentes  propres  aux  mê¬ 
mes  ufages. 

Ce  feroit  abufer  de  la  patience  de  nos  leéteurs 
que  de  leur  tracer  la  marche  lente  &  pénible  des 
Indiens  dans  l’art  de  peindre  leurs  toiles.  On  di¬ 
rait  qu’ils  le  doivent  plutôt  à  leur  antiquité  qu’à 
la  fécondité  de  leur  génie.  Ce  qui  femble  auto- 
rifer  cette  conjecture ,  c’eft  qu’ils  fe  font  arrêtes 
dans  la  carrière  des  arts  fans  y  avoir  avancé  d’un 
fcul  pas  depuis  pîufieurs  fiecles  ,  tandis  que  nous 
l’avons  parcourue  avec  une  rapidité  extrême  ,  de 
que  nous  voyons  avec  une  émulation  pleine  de 
confiance  l’intervalle  immenfe  qui  nous  fépare 
encore  du  terme.  A  ne  confidérer  même  que  le 
peu  d’invention  des  Indiens ,  on  ferait  tenté  de 
croire  que  depuis  un  tems  immémorial  ils  ont 
reçu  les  arts  qu’ils  cultivent  des  peuples  plus  in- 
duffrieux  ;  mais  quand  on  réfléchit  que  ces  arts 
ont  un  rapport  exclufif  avec  les  matières, les  gom¬ 
mes  ,  les  couleurs ,  les  produétions  de  l’Inde  ,  on 
ne  peut  s’empêcher  de  voir  qu’ils  y  font  nés. 

Une  chofe  qui  pourrait  furprendre  ,  c’eft  la 
.modicité  du  prix  des  toiles  où  l’on  fait  entrer 

X  2  - 


3  H  Hiftoire 

toutes  les  couleurs  j  elles  ne  coûtent  gtiere 
plus  que  celles  où  il  n'en  entre  que  deux  ou  trois* 
Mais  il  faut  obferver  que  les  marchands  du  pays 
vendent  à  la  fois  à  toutes  les  compagnies  une 
quantité  considérable  de  toiles  ,  6e  que  dans  les 
afTortimens  qu  ils  fourniffent  ,011  ne  leur  demande 
qu’une  petite  quantité  de  toiles  peintes  en  toutes 
couleurs ,  parce  qu’elles  ne  font  pas  fort  recher¬ 
chées  en  Europe. 

Quoique  toute  la  partie  de  l’Indoftan  qui  s’é¬ 
tend  depuis  le  cap  Comorin  jufqu’au  Gange  5  offre 
quelques  toiles  de  toutes  les  efpéces ,  on  peut  di¬ 
re  que  les  belles  fe  fabriquent  dans  la  partie  orien¬ 
tale  ,  les  communes  au  milieu  3c  les  groffieres  à 
la  partie  la  plus  occidentale.  On  trouve  des  ma¬ 
nufactures  dans  les  colonies  Européennes  oc  fur 
la  cote.  Elles  deviennent  plus  abondantes  à  cinq 
ou  fix  lieues  de  la  mer  où  le  coton  eft  plus  culti¬ 
vé  ,  où  les  vivres  font  à  meilleur  marché.  On  y 
fait  des  achats  qu’on  poulie  trente  6c  quarante 
lieues  dans  les  terres.  Des  marchands  Indiens  éta¬ 
blis  dans  nos  comptoirs  font  toujours  chargés  de 
ces  opérations. 

On  convient  avec  eux  de  la  quantité  3c  de  la 
qualité  des  marchandées  qu’on  veut.  On  en  réglé 
le  prix  fur  des  échantillons ,  &  on  leur  donne  en 
paflànt  le  contrat,  le  quart  ou  le  tiers  de  ce 
qu  elles  doivent  coûter.  Cet  arrangement  tire  fon 
origine  de  la  nécdlîté  où  ils  font  eux  -  mêmes  de 
faire  par  le  miniftere  de  leurs  affociés  ou  de  leurs 
ao-ens  répandus  par-tout ,  des  avances  aux  ou¬ 
vriers  ,  de  les  furveiller  pour  la  fureté  de  ce  ca¬ 
pital  ,  3c  d’en  diminuer  par  dégré  le  fond  en  re¬ 
tirant  journellement  les  toiles  à  mefure  qu’elles 
font  ouvrées.  Sans  ces  précautions ,  on  11e  ieroit 
jamais  fur  de  rie*  dans  un  gouvernement  telle- 


pliilofophiquc  &  politique.  5  1  5 

ment  oppreflêur ,  que  le  tifferand  n  eft  jamais  en 
état  ,  ou  n’ofe  pas  paroîrre  en  état  de  travailler 
pour  fon  compte. 

Les  compagnies  qui  ont  de  îa  fortune  ou  de  la 
conduite  ont  toujours  dans  leurs  établillemens  une 
année  de  fond  d’avance.  Cette  méthode  leur  allu¬ 
re  pour  le  tems  le  plus  convenable  la  quantité  de 
marchandifes  dont  elles  ont  befoin  3c  de  la  qua¬ 
lité  qu’elles  le  défirent  >  d’ailleurs  leurs  ouvriers, 
leurs  marchands  qui  ne  font  pas  un  in  fiant  fans  oc¬ 
cupation  ,  ne  les  abandonnent  jamais. 

Les  nations  qui  manquent  d’argent  5c  de  cré¬ 
dit  ne  peuvent  commencer  leurs  opérations  de 
commerce  qu’à  l’arrivée  de  leurs  vaiffeaux  :  elles 
n’ont  que  cinq  ou  fix  mois  au  plus  pour  l’exécution 
des  ordres  qu’on  leur  envoyé  d’Europe.  Les  mar¬ 
chandées  font  fabriquées ,  examinées  avec  préci¬ 
pitation  ,  on  eft  meme  réduit  à  en  recevoir  qu’on 
connoît  pour  mauvaifes  5c  qu’on  auroit  rebutées 
dans  un  autre  tems.  Lanécelîité  de  compléter  les 
cargaiions  &  d’expécîier  les  bâtimens  avant  le 
tems  des  ouvrages  ,  ne  permet  pas  d’être  diffi¬ 
cile* 

On  fe  trompe roic  en  penfant  qu’on  potirroît  dé¬ 
terminer  les  entrepreneurs  du  pays  a  faire  fabri¬ 
quer  pour  leur  compte  dans  fefpérance  de  vendre 
avec  un  bénéfice  convenable  à  la  compagnie  à 
laquelle  ils  font  attachés.  Outre  qu’ils  ne  font  pas 
la  plupart  affez  riches  pour  former  un  projet  fi 
vafle  y  ils  ne  feroient  pas  furs  d’y  trouver  leur  pro¬ 
fit.  Si  des  événemens  imprévus  empêchoiem  la 
compagnie  qui  les  occupe  de  faire  fes  armé¬ 
niens  ordinaires,  ces  marchands  n’auroient  nul 
débouché  pour  leurs  toiles.  L’Indien  dont  la 
forme  du  vêtement  exige  d’autres  largeurs  ,  d’au¬ 
tres  longueurs  que  celles  des  toiles  fabriquées  poux 


.  /  i#" 

•  •  •  , 


3 1 6  I-liftoire 

nous  n’en  voudrait  pas  ,  &  les  autres  compagnies 
Européennes  fe  trouvent  pourvues  ou  allurées  de 
tout  ce  que  l  érendue  de  leur  commerce  exige  5 
de  tour  ce  que  leurs  facultés  leur  permettent  d’a¬ 
cheter.  La  voie  des  emprunts  imaginée  pour  le¬ 
ver  cet  embarras  n’a  pas  été  de  ne  pourroiî  pas 


être 


utile. 


C’eft  la  coutume  dans  l’Indoftan  que  celui  qui 
emprunte  donne  une  obligation  par  laquelle  il 
s’engage  à  payer  au  créancier  la  fomme  emprun¬ 
tée  avec  les  intérêts.  Pour  que  cet  acte  foit  au- 
tentique  ,  il  doit  être  ligné  au  moins  de  trois 
témoins  ,  de  que  Ion  y  ait  marqué  le  jour  ,  le 
mois ,  l’année  où  l’on  a  reçu  Pâment  &  combien 

J  j  o 

on  a  promis  d’intérêt  pat  mois.  Si  le  débiteur 
rfeft  pas  exaét  k  remplir  Tes  engagemens  ,  il  peut 
être  arrêté  par  le  prêteur  au  nom  du  gouverne¬ 
ment.  On  ne  le  met  pas  en  prifon,  parce  qu’on 
eft  bien  alluré  qu’il  ne  prendra  pas  la  fuite.  Il 
ne  fe  permetroit  même  pas  de  manger  ni  de  boire 
fans  en  avoir  obtenu  la  permillion  de  fon  créan¬ 
cier. 

Les  Indiens  diftinguent  trois  fortes  d’intérêts  ? 
l’un  qui  eft  péché  ,  l’autre  qui  n’eft  ni  péché  ni 
vertu  5  un  troifieme  qui  eft  vertu  ?  car  c’eft  ainfi. 
qu’ils  s’expriment.  L’intérêt  qui  eft  péché  ,  eft  de 
quatre  pour  cent  par  mois  ;  l’intérêt  qui  n’eft  ni 
péché  ni  vertu,  eft  de  deux  pour  cent  par  mois  ? 
f  intérêt  qui  eft  vertu ,  eft  d’un  pour  cent  par 
mois.  Ils  prétendent  que  ceux  qui  n’exigent  pas 
d’avantage  pratiquent  un  acte  d’héroifme  ,  de  ils 
parlent  de  cette  maniéré  cle  prêter  comme  d’une 
efpece  d’aumône.  Quoique  les  nations  Européen¬ 
nes  qui  font  réduites  à  emprunter  jouiftént  de 
cette  faveur  ,  on  fent  bien  fins  que  nous  en  aver- 
tiffions  ,  qu’elles  n’en  peuvent  profiter  fans  fe 
précipiter  vers  leur  ruine» 


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pîiilofophique  &  politique .  317 

Le  commerce  extérieur  du  Coromande!  n’eft 
point  dans  les  mains  des  naturels  du  pays ,  feu¬ 
lement  dans  la  partie  occidentale  des  Mahomc- 
tans ,  connus  fous  le  nom  de  Chalias  ,  font  à 
Naour  &c  à  Porlo  -  novo  des  expéditions  pour 
Achem  ,  pour  Merguy ,  pour  Siam ,  pour  la  côte 
de  l’eft.  Outre  les  bâtimens  alfez  conlîdérables 
qu'ils  employent  dans  ces  voyages  ,  ils  ont  de 
moindres  embarquations  pour  le  cabotage  de  la 
côte  ?  pour  Ceylan  ,  pour  la  pêche  des  perles.  Les 
Indiens  de  Mazulipatam  employent  leur  induftrie 
crime  autre  maniéré.  Ils  font  venir  du  Bengale 

O 

des  toiles  blanches  qu’ils  teignent  ou  qu’ils  im¬ 
priment,  &  vont  les  revendre  avec  un  bénéfice  de 
trente-cinq  ou  quarante  pour  cent  dans  les  lieux 
même  dont  ils  les  ont  tirées. 

A  l’exception  de  ces  liaifons  qui  font  bien  peu 
de  chofe  ,  toutes  les  affaires  ont  pafie  aux  Euro¬ 
péens  qui  ont  pour  afifociés  quelques  Banians 
quelques  Arméniens  fixés  dans  leurs  établiflemens. 
On  peut  évaluer  à  trois  mille  cinq  cens  balles  la 
quantité  de  toiles  qu’on  tire  du  Coromandel 
pour  les  différentes  échelles  de  l’Inde.  Les  Fran¬ 
çois  en  portent  huit  cens  au  Malabar  ,  à  Moka  y 
a  Lille  de  France.  Les  Anglois  douze  cens  à  Bom- 
bay ,  au  Malabar,  à  Sumatra  &  aux  Philippines* 
Les  Hoilandois  quinze  cens  à  leurs  divers  établi!- 
fernens ,  au  cap  de  Ronne-efpérance  en  particu¬ 
lier.  A  l’exception  de  cinq  cens  baies  deftinées 
pour  Manille,  qui  courent  chacune  mille  roupies 
les  autres  font  composées  de  marchandifes  fi 
communes ,  que  leur  prix  primitif  ne  fe  leve  pas 
aii'  defius  de  trois  cens  roupies  }  ainfi  la  totalité; 
des  trois  mille  cinq  cens  balles  ne  pafie  pas  un 
million  quatre  cens  cinquante  mille  roupies. 

Le  Coromandel  fournit  à  l’Europe  neuf  mille 


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5  Hiftoîre  _ 

cinq  cens  balles  3  huit  cens,  par  les  Danois ,  deux 
mille  cinq  cens  par  les  François,  trois  mille  par 
les  Anglois  >  trois  mille  deux  cens  par  les  Hol¬ 
landais.  Parmi  ces  toiles  il  sçn  trouve  unç  allez 
grande  quantité  de  teintes  en  bleu  ou  de  rayéçs 
en  rouge  &c  bleu ,  propres  pour  la  traite  des  Noirs, 
Les  autres  font  de  belles  be  tilles.  ,  des  indiennes 
peintes ,  des  mouchoirs  de  Mazulipatam  ou  de 
Paliaçate.  L'expérience  prouve  que  l’une  da n.s 
l’autre  ,  chacune  des  neuf  mille  cinq  cens  balles 
ne  coure  que  quatre  cent  roupies ,  c’eft  donc  trois 
millions  huit  cent  mille  roupies  qu’elles  doivent 
rendre  aux  atteliers  dont  elles  foirent. 

ÎL  l’Europe  ni  P  A  fie  ne  payent  entièrement 
avec  des  métaux.  Nous  donnons  en  échange  des 
draps  ,  du  fer,  du  plomb  ,  du  cuivre  ,  du  corail  5 
quelques  autres  articles  moins  confidérables. 
L  Alie  de  fon  coté  donne  des  épiceries  a  du  poi¬ 
vre  5  du  ris  ,  du  lucre ,  du  bled  ,  des  dattes.  Tous 
ces  objets  réunis  peuvent  monter  a  deux  millions 
de  roupies.  Il  réfuite  de  ce  calcul  que  le  Coro¬ 
mandel  reçoit  en  argent  trois  millions  deux  cens 
cinquante  mille  roupies. 

L’Angleterre  qui  a  acquis  fur  cette  côte  la  mê¬ 
me  fupériorité  qu’elle  a  pris  ailleurs.  5  y  a  formé 
pluiieurs  établiflemens.  Elle  s’ett  emparée  en 
ï 75 7  de  Maduré  3  grande  ville  entourée  de  deux 
murailles  flanquées  de  tours  rondes  de  diftance  en 
di fiance  avec  un  foflé.  Ce  ne  font  pas  des  vues  de 
commerce  qui  y  ont  fixé  les  çonquérans.  Les  toi¬ 
les  propres  pour  l’eft  de  FA  lie  8c  pour  F  A  trique  3 
qui  fe  fabriquent  dans  le  royaume  dont  elle  eit 
)a  capitale ,  font  la  plupart  portées  aux  comptoirs 
Hollandois  de  la  cote  de  la  Pêcherie.  L’utilité  de 
cette  poflefiîan  pour  les  Anglois  fe  borne  à  en 
tirer  des  revenus  plus  confidérables  que  les  de- 
penfes  qu’ils  font  obligés  d’y  faire. 


philo fophique  &  politique.  32^ 

Trkhçnapaly  quoique  ruiné  de  fond  en  com¬ 
ble  par  les  guerres  cruelles  qu’il  a  eu  à  foutenir  , 
eft  pour  eux  bien  plus  important.  Cette  forte  pla¬ 
ce  eft  la  porte  du  Tanjaour,  du  Mayflour  ,  du 
Maduré  3  8c  leur  donne  une  grande  influence  dans 
ces  trois  états^ 

Ce  fut  uniquement  pour  s’aflurer  d*une  com¬ 
munication  facile  avec  cette  célébré  forterefle  , 
qu’ils  s’emparèrent  en  1749  de  Divicote  ,  dont  le 
territoire  n’a  que  trois  mille  de  tour.  On  ne  voit 
ni  fur  les  lieux  ,  ni  au  voifinage ,  aucune  efpeçe 
de  manufaéture  ?  8c  on  ne  peut  tirer  que  quelque? 
bois  8c  un  peu  de  risf  La  garde  de  ce  comptoir 
coûte  feize  ou  dix-fept  mille  roupies  ,  ce  qui  ab~ 
forbe  tout  ce  qu’il  peut  rendre»  Sa  pofition  fur 
le  Col  ram  a  fait  naître  de  grandes  efpérances.  À 
la  vérité  l’embouchure  de  cette  riviere  eft  fermée 
oar  des  fables  3  mais  le  canal  au-delà  de  cette 
barre  eft  aftez  profond  pour  recevoir  les  plus 
grands  vaiiïeaux  ,  8c  des  gens  habiles  jugent  que 
ces  fables  pourraient  être  enlevés  avec  du  travail 
8c  quelque  dépenfe.  Si  l’on  y  reuftifloit ,  la  côte 
de  Coromandel  ne  feroit  plus  fans  port  ,  &  la  na¬ 
tion  en  poffelîion  du  feul  port  qui  s’y  trouveroit  , 
auroit  pour  pouffer  fon  commerce  un  moyen  puif- 
faut  dont  feroient  privées  les  nations  rivales. 

Les  Anglois  achetèrent  en  1686  Goudelour  * 
avec  un  territoire  de  huit  mille  le  long  de  la  côte  , 
&  de  quatre  mille  dans  l’intérieur  des  terres.  Cette" 
acquintion  qu’ils  avoient  obtenue  d’un  prince  In¬ 
dien  pour  la  fomme  de  quatre  vingt  dix  mille  pa¬ 
godes  3  leur  fut  affuréa  par  les  Mogols  qui  s’empa¬ 
rèrent  du  Carnate  peu  de  tems  après.  Faifant  ré¬ 
flexion  dans  la  fuite  que  la  place  qu’ils  avoient 
trouvée  toute  établie  étoit  à  plus  d’un  mille  de  îa 
mer  5  &  qu’on  pouvoir  lui  couper  les  fecours  qui 


33a  Hiftoire 

lm  fcroient  deftinés,  ils  bâtirent  â  une  portée  de 
canon  la  forte reffe  de  faint  David  ,  à  l'entrée 
d’une  riviere  &  fur  le  bord  de  locéan  Indien,  Il 
s’eft  élevé  depuis  trois  aidées  qui  avec  la  ville  ôc 
la  fortereffe  forment  une  population  de  foixante 
mille  âmes.  Leur  occupation  eft  de  teindre  en 
bleu  ou  de  peindre  les  toiles  qui  viennent  de  l'in¬ 
térieur  des  terres  ,  3c  de  fabriquer  pour  plus  de 
lix  cens  mille  roupies  des  plus  beaux  bafins  c!e 
l'univers.  Le  ravage  que  les  François  ont  porté  en 
1758  dans  cet  étabiifiement ,  3c  la  deftruction  de 
fes  fortifications  ,  ne  lui  ont  fait  qu’un  mal  très- 
pailager.  Son  activité  paroît  même  augmentée 
quoiqu’on  n’ait  pas  rebâti  faint  David,  3<  qu'on  fe 
foit  contenté  de  mettre  Goudelour  en  état  de  faire 
une  médiocre  réfiftance.  Un  revenu  de  plus  de 
foixante  mille  roupies  caufe  tous  les  frais  que 
peut  occafionner  cette  colonie.  Mazulipatam  pré¬ 
fente  des  utilités  d’un  autre  genre. 

Cette  ville  qui  des  mains  des  François  a  paflé 
dans  celles  des  Ânglois  en  1779  ,  n'eil  plus  ce 
qu’elle  étoit  lorfque  les  Européens  doublèrent  le 
cap  de  Bonne-efpérance  à  la  fin  du  quinzième  fie- 
cle.  Il  ne  s’y  fabrique,  il  ne  s’y  vend  que  peu  de 
toiles  qui ,  malgré  leur  beauté  ,  ne  peuvent  pas 
former  un  objet  d’exportation  fort  confidérable  ; 
auflî  fes  nouveaux  maîtres  regardent  -  ils  moins 
leur  conquête  comme  un  marché  où  ils  peuvent 
beaucoup  acheter ,  que  comme  un  marché  où  ils 
peuvent  beaucoup  vendre.  Par  le  moyen  des  ca¬ 
ravanes  qui  viennent  de  très-loin  s’y  pourvoir  de 
fel ,  par  les  liaifons  qu’ils  ont  formées  dans  l’inté¬ 
rieur  des  terres  ,  ils  font  parvenus  à  établir  l’ufa- 
ge  de  leurs  draperies  dans  les  centrées  les  plus 
reculées  du  Delan  ,  &c  cette  profpérité  doit  aug¬ 
menter  encore.  A  cet  avantage  s'en  joint  un  au- 


j J ilcfcphique  &  politique,  331 

tre  ,  celui  de  tirer  du  produit  du  fel ,  du  produit 
des  douanes  cinq  cens  cinquante  mille  roupies  , 
dont  deux  cens  cinquante  mille  feulement  font 
abforbces  par  les  frais  annuels  de  1  ctabüfle- 

ment. 

Vizagapatam  eft  une  petite  ville  prefque  fans 
territoire  ,  qui  n’a  pas  quatre  mille  habitans.  Un 
mur  Banque  de  quatre  mauvais  baftions  ,  3c  une 
garnifon  de  cent  Européens  3>c  de  trois  ou  quatre 
cens  Cipayes ,  forment  fa  defenfe.  Sa  pofition  en¬ 
tre  Mazulipatam  3c  Ganjam  attire  dans  fon  fein 
les  belles  toiles  de  cette  partie  de  Lorixa.  Elles 
confident  en  cinq  eu  fix  cens  balles  dont  le  pnx 
primitif  doit  s’élever  a  deux  cens  mille  roupies. 

Les  marchandises  qu’on  tire  de  toutes  ces  pla¬ 
ces  3c  de  quelques  comptoirs  fubalternes  qui  chan¬ 
gent  fui  vaut  les  circonftances  ,  font  portées  a 
Madraz  ?  le  centre  de  toutes  ces  affaires  que  la 
nation  fait  à  la  côte  de  Coromandel. 

Cette  ville  fut  bâtie  il  y  a  un  fiecle  par  Guil¬ 
laume  Langhorne  ,  dans  le  pays  d’Arcate  ,  3c  fur 
le  bord  de  la  mer.  Comme  il  la  plaça  dans  un 
terrein  fabloneux  ,  tout  -  à  -  fait  aride  3c  entière¬ 
ment  privé  d’eau  potable  qu’il  faut  tirer  de  plus 
d  un  mille  ,  on  chercha  les  raifons  qui  pouvoient 
l’avoir  déterminé  â  ce  mauvais  choix.  Ses  amis 
prétendirent  qu’il  avoit  efpéré ,  ce  qui  eft  en  eft  et 
arrivé,  d’attirer  à  lui  tout  le  commerce  de  faint 
Thomé,  &  fes  ennemis  i’accuferent  de  n’avoir 
pas  voulu  s’éloigner  d’une  maîtreffe  qu’il  avoir 
dans  cette  colonie  Portugaife.  Cet  étabhftement 
s’eft  tellement  accru  avec  le  tems,  qu’il  a  cté  par¬ 
tagé  en  trois  divifions  j  la  première  ,  qui  fert 
d’habitation  â  huit  ou  neuf  cens  Anglois,  hom¬ 
mes  ,  femmes  ou  enfans  ,  3c  eft  entouree  d’une 
muraille  ,  peu  épaiffe ,  défendue  par  quatre  bai-, 


3  3 1  _  H'ftoire 

«.ions  ,  faibles  ,  de  mauvaife  conftruétion  &  fans 
aucun  ouvrage  extérieur.  Elle  eft  connue  en  Eu- 
lope  fous  le  nom  du  fore  faint  George  ,  3c  dans 
l’Inde ,  fous  celui  de  Villeblanche.  Au  nord  de 
cette  partie  eft  une  autre  divihon  continue  qu’on 
nomme  la  Viljenoire  ,  beaucoup  plus  arande  & 
encore  plus  mal  fortifiée  ,  où  font  les  Juifs  ,  les 
Arméniens,  les  Maures,  les  plus  riches  d’entre 
!lj  marchands  Indiens»  Au-dela  eft  un  fauxbouro- 
tout- à- fait  ouvert  où  vit  le  peuple.  Outre  ces 
trois  divifions  qui  compofent  la  ville  de  Madraz, 
il  y  a  deux  villages  très-grands  3c  très-peuplés  à 
peu  de  diftance.  La  ville  3c  fon  territoire  qui  peut 
avoir  quinze  mille  de  circonférence  y  contiennent 
deux  cens  cinquante  mille  habitans  prefque  tous 
nés  aux  Indes  ,  de  différentes  caftes  3c  de  diverfes 
religions.  On  diftingue  entr’eux  environ  trois  ou 
quatre  mille  Chrétiens  qui  fe  nomment  eux-mê¬ 
mes  Portugais  3c  qui  parodient  être  réellement 
defeendus  de  cette  nation. 

Dans  une  fi  grande  population ,  il  n’y  a  pas  un 
feul  ti (fer and.  Environ  quinze  mille  ouvriers  font 
occupes  a  imprimer  >  à  peindre  les  belles  perfes 
qui  fe  conformaient  en  Europe  ,  une  quantité  con- 
lidérable  de  toiles  communes  deftinées  pour  les 
différentes  échelles  des  mers  d’Afis  ,  fur-tout  pour 
les  Philippines  j  peut-être  cç>mpteroit-on  quarante 
nulle  perfônnes  dont  l’induftrie  eft  employée  a 
arranger  ,  à  débiter  du  corail,  de  la  verroterie 
dont  les  femmes  dans  i’iiiténeur  des  terres  ornent 
leurs  cheveux  ou  forment  des  colliers  3c  des  braf- 
felets.  D’autres  travaux  inféparables  d’un  erand 

A  1  f .  -  O 

entrepôt  occupent  beaucoup  de  bras*,  Les  colons 
qui  ont  mérité  la  confiance  de  la  compagnie  fe 
répendent  dans  i’Ârçate  &  dans  les  pays  voifins. 
pour  y  acheter  les  marchandises  dont  elle  a  befoiA», 


philofophique  &  politique.  333 

Les  plus  cônfidérables  prêtent  de  l’argent  aux  né¬ 
gocions  Anglois  qui  fans  être  de  la  compagnie 
ont  la  liberté  de  trafiquer  dans  les  différentes 
échelles  de  l’Afie  >  ils  s’affocient  avec  eux  ou 
chargent  fur  leurs  bâtimens  des  effets  pour  leur 
propre  compte»  Les  entreprifes  réunies  de  la  com¬ 
pagnie  3c  des  particuliers ,  ont  fait  de  Madraz 
une  des  plus  opulentes ,  des  plus  importantes  pla¬ 
ces  de  llnde. 

Indépendamment  des  bénéfices  que  font  les 
Anglois  fur  les  toiles  qu’ils  tirent  de  cette  ville  * 
fur  les  draps  3c  les  autres  marchandifes  qu’ils  y 
vendent ,  les  douanes  ,  les  droits  fur  le  tabac  3c 
fur  le  betel  3c  quelques  autres  impofitions  ,  leur 
forment  un  revenu  de  cinq  cens  mille  roupies* 
Une  garnifon  de  mille  Européens  3c  de  quinze 
ou  dix-huit  censCipayes,  affure  la  durée  de  ces 
avantages. 

Tel  eft  à  la  cote  de  Coromandel  l’état  de  la 
compagnie  Angloife  envifagée  feulement  comme 
corps  marchand.  Sous  un  point  de  vue  politique , 
elle  tient  le  Carnate  ,  c  eft-à-dire  la  contrée  la 
plus  induftrieufe  de  ces  vaftes  régions  ,  dans  une 
dépendance  entière.  Arcate  ,  Velour  ,  Singelpet, 
Trichenapaiy  ,  toutes  les  pl  aces  du  royaume  font 
occupées  par  fes  troupes.  Jufqu  a  ce  qu  elle  foie 
rembourfée  de  toute  les  avances  quelle  a  faites 
pour  placer,  pour  maintenir  le  fouverain  aéhtel 
furie  trône,  elle  doit  jouir  des  revenus  du  pay$ 
qui  dans  des  rems  plus  heureux  étoient  de  cind 
millions  de  roupies ,  3c  qui  font  encore  au  moins 
de  trois  millions  3c  demi.  Il  eft  vrai  qu’il  faut 
prélever  fur  cette  fomme  douze  cens  mille  rou¬ 
pies  pour  la  garde  du  pays  ,  3c  autant  pour  l’en¬ 
tretien  du  Nabab  qui  vit  à  Madraz ,  d’où  il  m 


334  ^  Hiftoirc 

peut  pas  for  tir  fans  permiilîon  ?  mais  il  reftë 
toujours  de  net  onze  cens  mille  roupies. 

Les  Anglois  viennent  d  entamer  avec  le  nou¬ 
veau  Souba  dû  Dekan ,  une  négociation  dont  le 
but  eft  de  fe  faire  céder  au  nord  les  quatre 
Cerkars  ou  provinces  qu  avoient  obtenues  les 
François  ,  6c  de  les  poflëder  aux  memes  condi¬ 
tions.  S’ils  réunifient  ,  comme  on  a  lieu  de  le 
préfumer ,  à  fe  procurer  ce  grand  établiflement 
autour  de  Mazulipatam  ,  ils  tiendront  dans  les 
fers  le  Coromandel  comme  ils  y  tiennent  le  Ben- 
gale. 

Le  Bengale  eft  une  vafte  contrée  de  l'Afie  ; 
bornée  à  l'orient  par  le  royaume  d'Àfem  de  d’Ar~ 
rakan  ,  au  couchant  par  plufieurs  provinces  du 
Grand-MogoL  au  nord  par  des  rochers  affreux, 
au  midi  par  la  mer.  Elle  s’étend  fur  les  deux  ri¬ 
ves  du  Gange  qui  fe  forme  de  diverfes  fources 
dans  le  Thibet  ,  erre  quelque-tems  dans  le  Cau- 
cafe  ,  6c  entre  dans  l'Inde  en  traverfant  les  mon¬ 
tagnes  qui  font  fur  la  frontière.  Le  palfage  par 
où  il  s'y  décharge  eft  nommé  le  détroit  de  Ku- 
pele,  à  trente  lieues  de  Delhy.  Les  Indiens  qui 
fortent  rarement  de  leur  pays ,  croyent  que  les 
fources  du  fleuve  font  dans  un  roc  de  ce  détroit 
qui  a  quelque  reflemblance  avec  une  tète  de  va¬ 
che.  Ils  ont  un  refpeét  fans  bornes  pour  un  lieu 
où  ils  voyent  réunis  6c  l’image  d’un  animal  qu’ils 
honorent  prefque  comme  une  divinité  ,  6c  l’ori¬ 
gine  d’une  eau  facrée  qui  a  la  vertu  de  les  puri¬ 
fier  de  toutes  leurs  impuretés.  Cette  riviere  après 
avoir  formé  dans  fon  cours  un  grand  nombre 
d’illes  vaftes  ,  fertiles  &  bien  peuplées ,  va  fe 
perdre  dans  l'océan  par  plufieurs  embouchures 
-dont  il  n’y  en  a  que  deux  de  connues  &  de  fré¬ 
quentées. 


'  philofophique  &  politique.  335 

Dans  le  haut  de  ce  fleuve  il  y  avoit  autrefois 
une  ville  nommée  Palybothra.  Elle  étoit  li  an¬ 
cienne  ,  que  Diodore  de  Sicile  ne  craignoit  pas 
d’aflurer  quelle  avoit  cté  bâtie  par  Hercule.  Ses 
richefles  du  tems  de  Pline  étoient  célébrés  dans 
l’univers  entier.  On  la  regardoit  comme  le  mar¬ 
ché  général  des  peuples  qui  étoient  en-deça  & 
au-delà  du  fleuve  qui  baignoit  fes  murs. 

L’hiftoire  des  révolutions  dont  le  Bengale  a 
été  le  théâtre  ,  eft  mêlée  d’une  infinité  de  fables. 
On  y  entrevoit  feulement  que  cet  empire  a  été 
tantôt  plus ,  tantôt  moins  étendu  \  qu’il  a  eu  des 
périodes  heureux  &  des  périodes  malheureux  ; 
qu’il  fût  alternativement  partagé  en  plufieurs  états 
àz  réuni  dans  un  feul.  Un  feul  maître  lui  don- 
noit  des  loix  ,  lorfque  Egbar ,  grand  -  pere  Dau- 
geugzeb  en  entreprit  la  conquête.  11  la  commença 
en  1 59G  &  elle  étoit  finie  en  1595*  Depuis  cette 
époque  ,  le  Bengale  n’a  pas  ceflé  de  reconnoître 
les  Mogols  pour  fes  fouverains.  Le  gouverneur 
chargé  de  le  conduire  ,  tenoit  d’abord  fa  cour  à 
Raja-Mahol  :  il  la  transféra  dans  la  fuite  à  Deçà. 
Depuis  1718  elle  eft:  à  Mauxoudabat  ,  grande 
ville  fituée  dans  les  terres  à  deux  lieues  de  Caf- 
fimbazar.  Plufieurs  Nababs  8c  Rajas  font  fubor- 
donnés  à  ce  vice-roi  nommé  Souba. 

Ce  furent  long- tems  les  fils  du  Grand-Mogol 

O  .  O 

qui  occupèrent  ce  pofte  important.  Ils  abûferent 
fi  fouvent  pour  troubler  l’empire  5  des  forces  8c 
des  richefles  dont  ils  difpofoient ,  qu’on  crut  de¬ 
voir  les  confier  à  des  hommes  moins  accrédités  8c 
plus  dépendans.  Les  nouveaux  gouverneurs  ne 
firent  pas  à  la  vérité  trembler  la  cour  de  Delhy  , 
mais  ils  le  montrèrent  peu  exaéis  à  envoyer  au 
tréfor  royal  les  tributs  qu’ils  recueilloient.  Ce  dé- 
fordre  augmenta  encore  après  l’expédition  dé 


33  ^  Hlftoire 

Kôulikan  ,  &  les  chofes  furent  portées  fî  loin  * 
que  l’empereur  qui  étoit  hors  d’étât  de  payer  aux 
Marâtres  ce  qu’il  leur  devoir ,  les  aucôrifa  en  1740 
à  l’aller  chercher  eux  -  mêmes  dans  le  Bengale. 
Ces  brigands  ,  aü  nombre  de  deux  cens  nulle 
hommes  partagés  en  trois  armées ,  ravagèrent  ce 
beau  pays  pendant  dix  ans  ,  8c  ffeti  fortireht  qu’a* 
près  s'être  fait  donner  des  fommês  immenfes. 

Dans  tous  ces  mouvemens  lé  gouvernement 
defpotique  qui  eft  malheureufement  celui  de  toute 
l’Inde  3  s'eft  maintenu  dans  le  Bengale  i  mais  âuffi 
un  petit  diftrift  qui  y  âVoit  confervé  Ion  indé¬ 
pendance,  la  conferve  encore.  Ce  canton  fortuné 
qui  peut  avoir  cent  foixante  mille  d'étendue  ,  fe 
nomme  Bifnapore.  Il  eft  conduit  de  tems  immé¬ 
morial  par  une  famille  BràminC  dé  la  tribu  de 
Rajeputes  $  c'eft-là  qufon  retrouve  fans  altération 
la  pureté  8c  l’équité  de  l'ancien  fyftême  politique 
des  Indiens.  On  a  vu  jufqu'ici  avec  allez  d’in- 
différence  ce  gouvernement  unique  ,  le  plus  beau 
monument ,  le  plus  intéreffant  qu'il  y  ait  fans 
contredit  dans  le  monde.  11  ne  nous  relie  des  an¬ 
ciens  peuples  que  de  lerain  &  des  marbres  qui 
ne  parlent  qu’à  l’imagination  &  à  la  conjecture  * 
interprètes  peu  fîdeles  des  mœurs  &  des  ufages 
qui  ne  font  plus.  Le  philofophe  tranfporté  dans 
le  Bifnapore  fe  trouveroit  tout-à-coup  témoin  de 
la  vie  que  menoient  il  y  a  plufïeurs  milliers  de 
hecles ,  les  premiers  habitaiis  de  l’Inde  j  il  Coii- 
verferoit  avec  eux  ;  il  fuivroit  les  progrès  de  cette 
nation  qui  fut  célébré  pour  aiüfl  dite  au  fortir  du 
berceau  ;  il  verrait  fe  former  un  gouvernement 
qui  n’ayant  pour  bafe  qüe  dés  préjugés  utiles, 
des  mœurs  fnnples  8c  pitres ,  la  douceur  des  peu* 
pies ,  la  bonne  foi  des  chefs  a  furvécu  à  cette  fou¬ 
ie  innombrable  de  légiüacions  qui  ffont  fait  que 

*  paraître 


V 


pîülofophique  &  politique.  337 

J»aroître  fur  la  terre  avec  les  générations  qu’elles 
ont  tourmentées.  Plus  folide  ,  plus  durable  que 
ces  édifices  qui  bâtis  par  l’impoftufe  fur  l’enthou- 
fiafme  oppnmoient  la  nature  ,  accabloient  les 
hommes  de  s’écrouloient  fur  les  ruines  meme  dont 
ils  avoient  été  fondés  de  cimentés,  le  gouverne¬ 
ment  du  Bifnapore  ouvrage  du  Climat ,  du  ca¬ 
ractère  &  des  beioins  s*eft  élevé  ,  s’eft  maintenu 
fur  des  principes  qui  ne  changent  point  de  n’a  pas 
fouffert  plus  d’altération  que  ces  mêmes  princi¬ 
pes.  La  pofition  lînguliere  de  cette  contrée  a  con- 
fervé  fes  habitans  dans  leur  bonheur  primitif  de 
dans  la  douceur  de  leur  caraétere,  en  les  garan- 
tiffant  du  danger  d’être  conquis  ou  de  tremper 
leurs  mains  dans  le  fang  des  hommes.  La  nature 
les  a  environnés  d’eaux  prêtes  a  inonder  leurs 
polfeffions  ,  il  ne  faut  pour  cela  qu’ouvrir  les  éclu- 
fes  des  rivières.  Les  armées  envoyées  pour  les 
réduire  ont  été  fi  fouvent  noyées ,  qu’on  a  renon¬ 
cé  au  projet  de  les  alfervir.  On  a  pris  le  parti  de 
fe  contenter  d’une  apparence  de  foumiflion. 

La  liberté  de  là  propriété  font  facrées  dans  le 
Binafpore.  On  n’y  entend  parler  ni  de  vol  parti¬ 
culier  ,  ni  de  vol  public.  Un  voyageur  ,  quel  qu’il 
foit ,  n’y  eft  pas  plutôt  entré  ,  qu’il  fixe  l’atten¬ 
tion  des  loix  qui  fe  chargent  de  fa  fureté.  On  lui 
donne  gratuitement  des  guides  qui  le  conduifent 
d  un  lieu  à  un  autre  ,  de  qui  répondent  de  fa  per- 
ionne  de  de  fes  effets.  Lorfqu’il  change  de  con¬ 
ducteur  ,  les  nouveaux  donnent  à  ceux  au’ils  relè¬ 
vent  une  atteftatron  de  leur  conduite  ,  qui  eft  en- 
regiftree^  de  envoyée  enfuite  au  Raja.  Tout  le 
tems  qu  il  eft  iur  le  territoire  ,  il  eft  nourri  de 
voiture  avec  les  tnarchandifes  aux  dépens  de  l’état, 
a  moins  qu  il  ne  demande  la  permifïîon  de  féjour- 
ner  plus  de  trois  jours  dans  la  même  place;  il 
Tome  L  Y 


3  3  S  Hiftoirc 

ell  alors  obligé  de  payer  fa  dépenfe  ,  s’il  n’eft. 
retenu  par  quelque  maladie  ou  autre  accident  for¬ 
cé.  Cette  bienfaifance  pour  des  étrangers  eft  la 
fuite  du  vit  intérêt  que  les  citoyens  prennent  les 
uns  aux  autres.  Ils  font  fi  éloignés  de  fe  nuire  , 
que  celui  qui  trouve  une  bourfe  ou  quelqu’autre 
effet  de  prix  ,  les  fufpend  au  premier  arbre  5c  en. 
avertit  le  corps- de  -  garde  le  plus  prochain  qui 
l’annonce  au  public  au  fon  du  tambour.  Ces  prin¬ 
cipes  de  probité  font  li  généralement  reçus  ,  qu’ils 
dirigent  jufqu’aux  opérations  du  gouvernement. 
De  trente  à  quarante  lacks  de  roupies  qu’il  reçoit 
annuellement  ,  fans  que  la  culture  ni  Pinduftrie  en 
fouftrent ,  ce  qui  n’eft  pas  confommé  par  les  dé- 
jpenfes  indifpenfables  de  l’état ,  eft  employé  à  fon 
amélioration.  Le  Raja  peut  fe  livrer  à  des  foins  fî 
tendres,  parce  qu’il  ne  donne  aux  Mogols  que  le 
tribut  qu’il  juge  à  propos,  &  lorfqu’iL  le  juge  à 
propos. 

Quoique  le  relie  du  Bengale  foit  bien  éloigné 
d'un  pareil  bonheur,  toute  cette  province  ne  lailfe 
pas  d’être  la  plus  riche ,  la  plus  peuplée  de  l’em¬ 
pire.  Indépendamment  de  fes  confom mations  qui 
font  nécessairement  conlîdérables ,  il  fe  fait  des 
exportations  immenfes.  Les  plus  importantes  font 
celles  du  Salpêtre ,  de  l’opium  ,  du  fucre  ,  du  ris  , 
du  bled  ,  du  fel  ,  des  foies  5c  fur-tout  des  toiles 
de  coton.  Une  partie  de  ces  marchandifes  va  dans 
l’intérieur  des  terres.  Il  paffe  dans  le  Thibet  des 
toiles  auxquelles  on  joint  du  fer  5c  des  draps  ap¬ 
portés  d’Europe.  Les  habitans  de  ces  montagnes 
viennent  les  chercher  eux -mêmes  à  Patna  &  les 
payent  avec  de  la  rhubarbe  5c  du  mufe. 

La  rhubarbe  n’eft  pas,  comme  on  le  croit  com¬ 
munément  ,  une  plante  rampante  ,  elle  croît  par 
touffes  de  diftance  en  diftance.  Ou  ae  la  cultive 


philofophique  &  politique . 

pas  :  fa  graine  tombe  naturellement  à  terre  6c 
produit  un  nouveau  plan.  Ceux  qui  la  cueillent  , 
coupent  fa  racine  par  morceaux  pour  la  faire  fc- 
cher  plus  promptement  ,  les  enhlent  dans  une  fi¬ 
celé  6c  les  fufpendent  en  quelque  endroit  ,  plus 
ordinairement  aux  cornes  de  leurs  moutons.  Ils 
ne  voyent  pas  que  cette  méthode  détruit  une 
des  meilleures  parties  de  la  racine  ,  parce  que  ce 
qui  eft  au  tour  du  trou  fe  pourrit  néceflaire- 
ment. 

Le  mufc  eft  une  production  particulière  au  fhibet* 
11  fe  forme  dans  un  petit  fie  de  la  grofleur  d’un 
oeuf  de  poule,  qui  croît' en  forme  de  vellïe  fous  le 
ventre  d’une  efpece  de  chevreuil ,  entre  le  nom¬ 
bril  6c  les  parties  naturelles.  Ce  n’eft  dans  fon 
origine  qu’un  fang  putride  qui  fe  coagule  dans  le 
fac  de  l’animal.  La  plus  grotle  veliîe  ne  produit 
qu’une  demie  once  de  mufc.  Son  odeur  eft  natu¬ 
rellement  fi  forte,  que  dans  l’ufage  ordinaire  il 
faut  nécessairement  la  tempérer  en  y  mêlant  des 
parfums  plus  doux.  Les  chalfeurs  avoient  imaginé 
pour  grollir  leur  bénéfice ,  d’ôter  des  veilles  une 
partie  du  bon  mufc,  6c  de  remplir  ce  vuide  avec 
du  foye  6c  du  fang  coagulé  de  l’animal ,  hachés 
enfemble.  Le  gouvernement  pour  arrêter  ces  mé¬ 
langés  frauduleux  qui  ruinaient  le  commerce ,  or~ 
donna  que  toutes  les  veffies  avant  que  d’être  cou- 
fues  ,  feroient  vifitées  par  des  infpedeurs  qui  les 
fermeroient  eux-mêmes  6c  les  fcelleroient  du  feau 
royal.  Cette  précaution  a  empêché  les  fuperche- 
ries  qui  altercient  la  qualité  du  mufc,  mais  non 
celles  qui  en  augmentoient  le  poids.  On  ouvre 
fubtilement  les  veflies  pour  y  faire  couler  quel¬ 
ques  particules  de  plomb. 

Le  commerce  du  thibet  n’eft  rien  en  comparai- 
fon  de  celui  que  le  Bengale  fait  avecAgra,Delhy> 

Y  2 


34°  #  H'ftoire 

les  provinces  voifines  de  ces  fuperbes  capitales» 
On  leur  porte  du  iei ,  du  fucre  ,  de  l'opium,  de 
la  foie  ,  des  foieries  ,  une  infinité  de  toiles  ,  des 
mou (felines  en  particulier.  Ces  objets  réunis  mon¬ 
taient  autrefois  à  dix-fept  ou  dix-huit  millions  de 
roupies  par  an.  Une  fomme  fi  confidérable  ne 
pafloit  pas  fur  les  bords  du  Gange  ,  mais  elle  y 
raifoit  relier  une  fomme  à  peu  près  égale  qui  en 
feroit  fortîe  pour  payer  le  tribut  impofé  par  le 
mogol ,  pour  corrompre  les  grands  qui  l’entou- 
roient ,  ou  pour  la  rente  des  terres  qu’il  leur  y 
avoir  données.  Dep  uis  que  les  lieutenans  de  ce 
prince  fe  font  rendus  comme  indépendans  ,  de¬ 
puis  qu’ils  ne  lui  envoyoient  de  fes  revenus  que 
ce  qu'ils  jugent  à  propos  ,  le  luxe  de  la  cour  eft 
fort  diminué  ,  6c  la  branche  d’exportation  dont 
on  vient  de  parler  n’eft  plus  fi  forte. 

Le  commerce  maritime  du  Bengale  exercé 
par  les  naturels  du  pays,  n’a  pas  éprouvé  la  mê¬ 
me  diminution  ;  mais  auffi  n’avoit-il  pas  autant 
d’étendue.  On  peut  le  divifer  en  deux  branches 
dont  le  Cateck  fait  la  meilleure  partie. 

Le  Cateck  eft  un  diftriét  affez  étendu  un  peu 
au-deftbus  de  l’embouchure  la  plus  occidentale 
du  Gange.  Balaflor  fitué  fur  une  riviere  naviga¬ 
ble  ,  lui  ferr  de  port.  Les  mêmes  Marattes  qui  en 
1740  avoient  ravagé  la  côte  de  Coromandel, 
s’emparèrent  quatre  ans  après  de  cette  petite  pro¬ 
vince  6c  s7 y  fixèrent.  Ils  n’y  ont  pas  encouragé 
rinduftrie  ,  mais  ils  n’ont  pas  ruiné  ,  comme  on 
le  craignoit  ,  celle  qu’ils  y  ont  trouvée  établie. 
Depuis  cette  invafion  ,  le  Cateck  continue  fa  na¬ 
vigation  aux  Maldives ,  que  l’intempérie  du  cli¬ 
mat  a  forcé  les  Anglois  6c  les  François  d’aban¬ 
donner.  Il  y  porte  de  grofles  toiles ,  du  ris,  quel¬ 
ques  foieries ,  du  poivre  qu’il  tire  d’ailleurs ,  8c 


•  philosophique  &  politique.  34 1 

y  reçoit  en  échange  de  cauris  qui  fervent  de  nion- 

noie  dans  le  Bengale  ,  &  qui  font  vendus  aux 
Européens. 

Les  ha  b  1  tans  du  Gateck  8c  quelques  autres 
peuples  du  bas  Gange  ,  ont  des  liaifons  plus  con- 
lideiables  avec  le  pays  d’Azem.  Ce  royaume  qu’on 
croit  avoir  fait  autrefois  partie  du  Bengale,  8c 
qui  n  en  efl:  fepare  que  par  une  riviere  qui  fe 
jette  dans  le  Gange  ,  aevroit  etre  plus  connu  , 
s’il  était  vrai,  comme  on  laifure  ,  que  1’mvention 
de  la  poudre  à  canon  lui  efl:  due,  quelle  a  pâlie 
d’Afem  au  Pegu ,  &  du  Pegu  en  Chine.  Ses  mi¬ 
nes  d  or  ,  d’argent ,  de  fer  ,  de  plomb  auroient 
ajouré  à  fa  célébrité,  fi  elles  eulfent  été  bien  ex¬ 
ploitées.  Au  milieu  de  ces  richeiïes  dont  il  fal¬ 
loir  peu  d’ufage  ,  le  fel  dont  il  avoir  la  pallïon 
lui  manquoit  entièrement.  Il  étoit  réduit  pour  s  en 
procurer  ,  à  ramafler  l'écume  verte  qui  le  forme 
fur  les  eaux  dormantes,  a  la  fécher  ,  à  la  brûler  ~ 
à  en  faire  bouillir  les  cendres ,  a  les  leffiver  pour 
en  tirer  un  fel.  La  même  opération  étoit  répétée 
fur  les  feuilles  de  figuier ,  on  ne  conlommoit  pas 

d autre  fel  jufqua  lepoque  dont  nous  allons 
parler. 

An  commencement  du  fiecle ,  quelques  brames 
de  Bengale  allèrent  porter  leurs  fuperftirions  à 
Azern  où  on  avoit  le  bonheur  de  ne  fuivre  que 
la  religion  naturelle.  Ils  perfuaderent  à  ce  peu¬ 
ple  quhl  feroit  plus  agréable  à  Brama  s’il  fubfti- 
tuoit  le  fel  pur  &  fain  de  la  mer  a  ce  qui  lui  eji 
tenon*  lreu.  Le  fouverain  confentit  à  le  recevoir, 
a  condition  que  le  commerce  exclufif  en  feioit 
dans  fe  s  mains,  qu’il  ne  pourroit  être  porté  que 
par  des  Bengalois ,  8c  que  les  batteaux  qui  le  con- 
duiroient  s  arreteroient  à  la  frontière  du  royau¬ 
me.  C  efl:  ainli.  que  fe  font  introduites  toutes  ces 

Y  5 


34*  Hiftoire 

religions  fadices  par  l’intérêt  &  pour  Fintérêt  des 
prêtres  qui  les  prèchoient  &  des  rois  qui  les  re- 
cevoient.  Depuis  cet  arrangement  il  va  tous  les 
ans  du  Gange  à  Azem  une  quarantaine  de  bâti- 
mens  de  cinq  à  fix  cens  tonneaux  chacun ,  dont 
les  carcraifons  de  fel  peuvent  bien  valoir  deux 
millions  de  roupies,  fur  lefquelles  on  gagne  deux 
cent  pour  cent.  On  reçoit  en  payement  un  peu 
d’or  &.  un  peu  d’argent ,  de  1  ivoire  ,  du  mufe  > 
du  bois  d’aigle  ,  de  la  gomme  lacque  &  fur-tout 
de  la  foie. 

Cette  foie  unique  en  fon  efpece  5  n’exige  au¬ 
cun  loin*  Elle  vient  fur  des  arbres  ou  les  vers 
naiffent  >  fe  nourrirent  3  font  toutes  leurs  méta- 
morphoies.  L’habitant  n’a  que  la  peine  de  la  ra- 
rnalfer.  Les  cocons  oublies  fourniflent  une  nou- 
velle  femence.  Pendant  qu’elle  fe  développe  , 
l’arbre  pou  (Te  de  nouvelles  feuilles  qui  fervent 
fucceffivement  à  la  nourriture  des  nouveaux  vers. 
Ces  révolutions  fe  repetent  douze  fois  dans  1  an¬ 
née  ,  mais  moins  utilement  dans  les  tems  de 
pluie  que  dans  les  tems  fecs.  Les  étoffés  fabri¬ 
quées  avec  cette  foie  ont  beaucoup  de  luflre  ôc 

peu  de  durée. 

A  la  réferve  de  ces  deux  branches  de  naviga¬ 
tion  ?  que  des  raifons  particulières  ont  confer- 
vées  aux  naturels  du  pays  ,  tous  les  autres  bati- 
mens  expédiés  du  Gange  pour  les  differentes 
échelles  de  l’Inde  appartiennent  aux  Européens  & 

font  conftruics  au  Pegu. 

Le  Pegu  eft  un  pays  fitué  fur  le  golphe  de 

Bengale  entre  les  royaumes  d’Arrakau  &c  deSiarrn 
Les  révolutions  fi  fréquentes  dans  tous  les  empi¬ 
res  defpotiques  de  l’Afie  ,  s’y  font  répétées  p  us 
fouvent  qu  ailleurs.  On  Fa  vu  alternativement  je 
centre  d’une  grande  puiffance  &  la  province  de 


r  pJiilofophique  &  politique :  343 

plufieurs  états  qui  rie  i’égaloient  pas  en  étendue. 
Il  eft  aujourd’hui  dans  la  dépendance  d’Ava.  Sa 
religion  ,  fesloix,  fes  mœurs  ne  différent  que  peu 
de  celle  de  Siam,  mais  fes  femmes  font  plus  un- 
modeffes  :  non-feulement  elles  font  nues  jufqua 
la  ceinture  ,  mais  le  vêtement  qu’elles  ont  au-tour 
des  reins  Sc  qui  leur  defcend  jufqu’aux  génoux  * 
eft  d’une  étoffe  fi  claire  ,  qu’elle  ne  dérobe  rien  à 
la  vue.  Si  Ton  en  croit  les  Peguans  >  cet  ufige 
a  été  introduit  par  une  reine  qui  connoiffant  le 
penchant  que  fes  fujets  avoient  pour  la  pedé- 
raftie ,  chercha  à  y  remédier  en  ordonnant  à  un 
fexe  de  s’habiller  de  maniéré  à  pouvoir  toujours 
irriter  les  defirs  de  l’autre  ;  mais  ôter  la  pudeur 
aux  femmes  n’étoitpasun  moyen  de  leur  ramener 
les  hommes. 

Le  feu!  port  de  Pegu  ouvert  aux  étrangers  s'ap¬ 
pelle  Syriam.  Les  Portuguais  durant  leur  poftérité 
en  furent  allez  long-tems  les  maîtres.  Il  jettoit 
alors  un  grand  éclat.  Aujourd’hui  on  ne  le  voit 
guere  fréquenté  que  par  les  Européens  établis  au 
Coromandel  8c  dans  le  Bengale.  Ces  derniers 
ne  peuvent  y  vendre  que  quelques  toiles  grollîe- 
res.  On  ne  les  y  verroit  point  aller  fans  le  be foin 
de  conftruire  ou  de  radouber  des  vaiffeaux.  Hors 
Je  fer  8c  les  cordages ,  ils  y  trouvent  tous  les  ma¬ 
tériaux  propres  à  cet  objet  ?  d’une  excellente  qua¬ 
lité  8c  à  un  prix  honnête.  Depuis  qu’on  s’eft  dé¬ 
goûté  de  la  conftruétion  trop  chere  de  Surate  * 
Syriam  eft  devenu  le  chantier  général  des  bâti- 
mens  qui  naviguent  d’Inde  en  Inde. 

Ils  en  exportent  du  bois  de  Teck  ,  de  îa  cire* 
une  huile  excellente  pour  la  confervation  des 
vaiffeaux  ,  de  l’ivoire  8c  du  câlin.  Tout  ce  que 
l’univers  poflede  de  parfait  en  topazes  ,  en  fap- 
phirs  3  en  amethiftes  8c  en  rubis  3  vient  de  Pegu* 


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*  *1.1  | 

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344  Hiftoire 

On  les  trouve  rarement  à  Syriam,  &  pour  ei€ 
avoir ,  il  faut  pénétrer  jufqu’à  la  cour  qui  fe  tient 
a  Ava.  Les  Arméniens  y  ont  pris  depuis  quelque 
tems  un  tel  afcendant ,  qu’ils  rendent  le  com¬ 
merce  difficile  aux  Européens  ,  même  aux  An- 
glois ,  les  feuls  qui  ayent  formé  un  établiflement 
au  Pegu. 

Toutes  les  affaires  paffent  par  les  mains  de 
cinq  ou  fix  courtiers.  On  peut  leur  rendre  la 
marchandife  après  l’avoir  gardée  trois  jours  ,  ft 
on  trouve  qu’on  a  été  trompé  j  ils  repondent  du 
payement.  S’il  n’eft  pas  fait  à  l’échéance ,  on  les 
amene  chez  foi  3c  on  les  y  retient  prifonniers. 
Si  cette  première  féverité  ne  réullit  pas,  on  le 
Eaifit  de  leurs  femmes  ,  de  leurs  enfans,  de  leurs 
efclaves  3c  on  les  attache  à  fa  porte  expofés  aux 
ardeurs  du  foleil  ;  ainli  le  vendeur  court  rarement 
du  rifque.  Lorfqu’il  eft  prudent ,  il  ftipule  qu’il 
fera  payé  en  monnoie  de  cuivre  ,  parce  qu’il 
pourroit  être  très-aifement  trompé  à  l’alloi  plus 
ou  moins  bas  de  l’or  3c  de  l’argent  qui  font  mar¬ 
chandife  s  comme  les  rubis. 

Une  branche  plus  conlîdérable  de  commerce 
que  les  Européens  de  Bengale  font  avec  le  refte 
de  l’Inde,  c’eft  celui  de  l’opium.  L’opium  eft  le 
produit  d’une  plante  appellée  pavot ,  dont  la  ra¬ 
cine  eft  à  peu  près  de  la  groffeur  du  doigt ,  3c 
remplie  comme  le  refte  de  la  plante  d’un  lait 
amer.  Sa  tige  qui  eft  ordinairement  liffe  3c  quel¬ 
quefois  un  peu  velue  à  deux  coudées.  Sur  cette 
tige  naiflent  des  feuilles  femblables  à  celles  de  la 
laitue  ,  oblongues  ,  découppées  ,  crépues ,  de  cou¬ 
leur  de  verd  de  mer.  Les  fleurs  font  en  rofe. 
Lorfque  le  pavot  eft  dans  la  force  de  fa  fève  ,  on 
fait  à  fa  tête  une  legere  incilion  dont  il  découle 
quelques  larmes  d’une  liqueur  laiteufe  qu’on  laiffç 


phîloj  ophîque  &  politique.  ,  34f 

fiaer  3c  qu’on  recueille  enfuite.  On  répété  juf* 
qu’à  trois  fois  l’opération  ,  mais  le  produit  va 
toujours  en  diminuant  pour  la  quantité  3c  pour 
la  qualité.  Après  que  l’opium  a  été  recueilli  ,  on 
l’humeéte  &:  on  le  paîtrit  avec  de  l’eau  ou  du 
miel  jufqu’à  ce  qu’il  ait  acquis  la  confiftance , 
la  vifcofité  &  Féclat  de  la  poix  bien  préparée* 
On  le  réduit  en  petits  pains.  On  eftime  celui 
qui  eft  un  peu  mou ,  qui  obéit  fous  le  doigt , 
qui  eft  inflammable  ,  d’üne  couleur  brune  3c  noi¬ 
râtre  ,  d’une  odeur  forte  3c  puante.  Celui  qui 
eft  fec  ,  friable  ,  brûlé ,  mêlé  de  terre  &  de  fa¬ 
ble  ,  doit  être  rejetté.  Selon  ces  différentes  pré¬ 
parations  qu’on  lui  donne  3c  les  dofes  qu  on  en 
prend  ,  il  alfoupit ,  il  procure  des  idées  agréables 
ou  il  rend  furieux. 

Patna  fitué  fur  le  haut  Gange,  eft  le  lieu  de 
l’univers  où  le  pavot  eft  le  plus  cultivé.  Ses  cam¬ 
pagnes  en  font  couvertes.  Indépendamment  de 
l’opium  qui  va  dans  les  terres ,  il  en  fort  tous  les 
ans  par  mer  trois  ou  quatre  mille  coffres ,  cha¬ 
cun  du  poids  de  trois  cens  livres.  Le  coffre  fe 
vend  fur  les  lieux  depuis  deux  cens  jufqu  a  trois 
cens  roupies.  Cet  opium  n’eft  pas  raffiné  comme 
celui  de  Syrie  3c  de  Perfe  dont  nous  nous  fervons 
en  Europe.  Ce  n’eft  qu’une  pâte  fans  prépara¬ 
tion  qui  fait  dix  fois  moins  d’effet  que  l’opium 
raffiné. 

Dans  tout  feft  de  l’Inde  ,  on  a  une  paflîon  ex¬ 
trême  pour  l’opium.  Les  empereurs  chinois  l’ont 
reprimée  dans  leurs  états  en  condamnant  au  feu 
tout  vaiffeau  qui  porreroit  cette  efpece  de  poifon  , 
toute  maifon  qui  en  recevroit.  A  la  côte  de  Ma¬ 
lais  ,  à  Bornéo  ,  dans  les  Moluques  ,  à  Java  ,  à 
Maflacar  3c  à  Sumatra  la  confommation  en  eft 
immenfe.  Ces  peuples  le  fument  avec  le  tabac. 


54^  Hijtoire 

Ceux  qui  veulent  faire  quelque  action  defefpérée^ 
s’enivrent  de  cette  fumée.  Ils  fe  jettera  enfuite 
indifféremment  fur  tout  ce  quils  rencontrent  5 
ils  iroient  fur  un  ennemi  au-travers  d’une  pique. 
Les  Hollandois  poffe  fleurs  de  prefque  tous  les 
lieux  où  l’opium  fait  le  plus  de  ravage ,  ont  été 
plus  touchés  du  bénéfice  qu’ils  retirent  de  fa 
vente  y  que  de  pitié  pour  fes  malheureufes  vic¬ 
times.  Plutôt  que  d’en  interdire  fufage  *  ils  ont 
autorifé  les  particuliers  à  maflacrer  tous  ceux  qui 
étant  ivres  dopium ,  courroient  les  rues  avec  des 
armes.  , 

La  compagnie  de  Hollande  faifoit  autrefois  le 
commerce  de  l’opium  dans  fes  poffeilîons.  Elle  en 
débitoit  peu  ,  parce  qu’il  y  avoir  quatre  cens  pour 
cent  à  gagner  a  l’introduire  en  fraude.  En  1745  5 
elle  abandonna  cette  branche  de  fon  commerce 
à  une  fociété  particulière ,  à  qui  elle  livre  une 
certaine  quantité  d’opium  à  un  prix  convenu. 
Cette  fociété  compofée  des  principaux  membres 
du  gouvernement  de  Batavia  ,  fait  des  gains  im- 
menfes  parce  que  perfonne  n’ofe  s’expofer  à  leurs 
pour  fuites  ,  en  contrariant  leurs  intérêts  par  la 
contrebande.  La  côte  des  Malais  8c  une  partie 
de  l’ifle  de  Sumatra  font  pourvues  d’opium  par 
des  négocians  libres,  Anglois  8c  François,  qui 
gagnent  plus  fur  cette  marchandife  que  fur  les 
toiles  communes  qu’ils  portent  à  ces  différera 
marchés. 

Ils  envoyent  à  la  côte  de  Coromandel  du  ris 
êc  du  fucre  dont  ils  font  payés  en  argent,  a 
moins  qu’un  heureux  hazard  ne  leur  y  fade  trou¬ 
ver  quelque  marchandife  étrangère  à  bon  comp¬ 
te.  Ils  expédient  un  ou  deux  vaideaux  avec  du 
ris ,  des  roiles  8c  de  la  foie  :  le  ris  effc  vendu  à 
Ceylan,  les  toiles  au  Malabar  8c  la  foie  à  Surate 


✓ 


philofophique  &  politique.  34? 

•dont  on  rapporte  du  coton  que  les  manufactures 
groflieres  de  Bengale  employent  utilement.  Deux 
ou  trois  bâcimens  chargés  de  ris  ,  de  gomme  lac- 
que  &  de  toileries,  prennent  la  route  de  baliora 
d’où  ils  reviennent  avec  des  fruits  fecs  ,  de  1  eau 
rofe  &  fur-tout  de  l’or.  L’Arabie  ne  paye  qu  avec 
de  Parlent  &  de  l’or  les  riches  marchandises 
qu’on  lui  porte.  Le  commerce  du  Gange  avec  les 
autres  échelles  de  l’Inde ,  fait  rentrer  douze  mil¬ 
lions  de  roupies  par  an  dans  le  Bengale.  _ 

Quoique  ce  commerce  pâlie  par  les  mains  de» 
Européens  &  fe  fade  fous  leur  pavil  on,  il  nefl 
pas  tout  entier  pour  leur  compte.  A  la  vente  les 
Mo^ols  communément  bornés  aux  places  du  gou¬ 
vernement  ,  prennent  rarement  intérêt  dans  ces 
armemens }  mais  les  Arméniens  qui  depius  es 
révolutions  de  Perle  fe  font  fixés  fur  les  bords 
du  Ganae  où  ils  ne  faifoient  autrefois  que  des 
voyages^,  y  placent  volontiers  leurs  capitaux. 
Les  fonds  des  Indiens  y  font  encore  plus  consi¬ 
dérables.  L’impolïibilité  où  font  les  naturels  du 
pays  de  jouir  de  leurs  richeffes  ,  fous  un  gouver¬ 
nement  opprelïeur ,  ne  les  empêche  pas  de  travail¬ 
ler  continuellement  à  les  augmenter.  Comme  ils 
courroient  trop  de  rifque  a  le  faire  a  découvert , 
ils  font  réduits  à  chercher  des  voies  détournées. 
Dès  qu’il  arrive  un  Européen  ,  les  Gentils  qui  fe 
connoillent  mieux  en  hommes  qu’on  ne  penfe  , 
l’étudient,  &  s’ils  lui  trouvent  de  l’économie,  de 
l’aftivité  ,  de  l’intelligence  ,  ils  s’offrent  à  lui  pour 
courtiers  Sc  pour  caiffiers  ;  ils  lui  prêtent  ou,  ut 
font  trouver  de  l’argent  à  la  grofie  ou  a  interet. 
Cet  intérêt  qui  eft  ordinairement  de  neuf  pour 
cent  au  moins ,  devient  plus  fort  lorfquon  elt  ré¬ 
duit  à  emprunter  des  cheks. 

Ces  cheks  font  une  famille  d’indiens,  puu- 


34^  Hîjioîre 

-anre  de  tems  immémorial  fur  le  Gange.  Elle  n’a 
jamais  fait  de  commerce  maritime,  mais  elle  a 
eu  toujours  des  âge  ns  dans  toutes  les  places  com¬ 
mercantes  de  1  Afie  ,  &  des  magafms  dans  toutes 
les  parties  du  Bengale.  Ses  ncheiles  ont  mis  lona- 
tems  dans  fes  mains  la  banque  de  la  Cour  ,  la 
ferme  generale  du  pays  &  la  direction  des  mon- 
noies  qu  elle  frappe  tous  les  ans  d’un  nouveau 
coin  pour  renouveller  tous  les  ans  les  bénéfices 
de  cette  opération.  Tant  de  moyens  réunis  l’ont 
mife  en  état  de  prêter  à  la  fois  au  gouverne¬ 
ment  dix ,  vingt  &  jufqua  quarante  millions  de 
roupies.  Lorfqu’on  n’a  pas  pu  les  lui  rendre  v  on 
lui  a  permis  de  fe  dédommager  en  opprimant  les 
peuples.  Une  fortune  fi  prodigieufe  &  fi  foute- 
nue  dans  le  centre  de  la  tyrannie  ,  au  milieu  des 
révolutions,  paraît  incroyable.  Il  n’eft  pas  polli- 
ole  de  comprendre  comment  cet  édifice  a  pu  s’éle- 
ver  ^comment  fur-tout  il  a  pu  durer.  Pour  dé¬ 
brouiller  ce  miftere,  il  faut  favoir  que  cette  famille 
a  toujours  eu  une  influence  décidée  à  la  cour  de 
IJeihy ,  que  les  Nababs  &  Rajas  de  Bengale  fe 
font  mis  dans  fa  dépendance  ;  que  ce  qui  entoure 
le  oouba  lui  a  été  conftamment  vendu  ;  que  le 
Jrauba  lui- même  self  foutenu ,  a  été  précipité  par 
les  intrigues  de  cette  famille.  Qn  peut  ajouter 
que  fes  membres,  fes  tréfors  étant  difperfés ,  il 
na  jamais  été  poflîble  de  lui  faire  qu’un  demi 
mal  qui  lui  aurait  laifle  plus  de  reflources  qu’il 
n  en  falloir  pour  pou  lier  fa  vengeance  aux  derniers 
excès.  Les  Européens  qui  fréquentoient  le  Gange 
n’ont  pas  été  affez  frappés  de  ce  defpotifme  qui 
devoir  les  empêcher  de  fe  mettre  dans  les  fers  de 
Lhccks.  Ils  y  font  tombés  en  empruntant  de  ces 
avides  financiers  des  fotrimes  confidérables  à  neuf 
pour  cent  en  apparence  ,  mais  en  effet  à  treize 


philo  fophique  &  politique.  349 

la  différence  des  mon  noie  s  qu’on  leur  pré¬ 
voit  &  de  celles  qu’ils  étoient  obligés  de  donner 
en  payement.  Les  engagemens  des  compagnies 
de  France  &  de  Hollande  ont  eu  des  bornes. 
Ceux  de  la  compagnie  d’Angleterre  n  en  ont  point 
connu.  En  1755  e^e  devoir  aux  Checks  environ 
douze  millions  de  roupies. 

Telle  eft  la  conduire  de  ces  corps  confidérables 
qui  font  les  feuls  agens  du  commerce  de  l’Europe 
avec  le  Bengale.  Les  Portuguais  qui  fréquentè¬ 
rent  les  premiers  cette  riche,  contrée,  formèrent 
fagement  leur  établiflement  a  Chatignan  3  porc 
fitué  lur  la  frontière  d’Arrakan  ,  non  loin  de  la 
branche  la  plus  orientale  du  Gange.  Les  Hollan- 
dois  qui  fans  le  commettre  avec  ces  ennemis  alors 
redoutables  ,  vouloient  partager  leur  fortune  > 
cherchèrent  le  port  qui  fans  nuire  à  leur  projet  > 
les  expofoit  le  moins  aux  hoftilités.  En  1603  > 
ils  jetterent  les  yeux  fur  Balaflbr,  &  toutes  les 
compagnies  >  plutôt  par  imitation  que  par  des 
combinailons  bien  rationnées  ,  fuivirent  depuis 
cet  exemple.  L’expérience  leur  apprit  qu’il  leur 
convenoit  de  fe  rapprocher  des  différens  marchés 
d’où  elles  tiroient  leurs  marchandifes,  ôc  elles 
remontèrent  le  bras  du  Gange  qui  après  s’être 
féparé  du  corps  du  fleuve  à  Morchia  au  -  deffus 
de  Caflimbazar,  fe  perd  dans  l’océan  au  voifina- 
ge  de  Balaflor  ,  on  le  nomme  la  riviere  d’Hou- 
gly.  Le  gouvernement  du  pays  leur  accorda  la 
liberté  de  placer  des  loges  dans  tous  les  lieux 
abondans  en  manufactures  ,  &  celle  de  fe  fortifier 
fur  la  riviere  d’Hougly. 

En  la  remontant ,  on  trouve  d’abord  Colicota 
qui  eft  le  principal  établiflement  de  la  compa¬ 
gnie  Angloife.  L’air  y  eft  mal-fain,  l’eau  fauma- 
tre  3 1  ancrage  peu  fur ,  &  les  environs  n’offreni 


Hifioire 

que  peu  de  manufactures.  Ces  inconvéméüâ 
n’ont  pas  empêché  qu’un  grand  nombre  de  riches 
négocians  Arméniens  ,  Maures  &:  Indiens  attirés 
par  la  liberté  de  la  fureté  ,  n’y  fixaient  leur  fé- 
jour.  Le  peuple  s’eft  multiplié  dans  les  propor¬ 
tions  fur  un  terrein  de  trois  ou  quatre  lieues  de 
circonférence  que  la  compagnie  poffede  en  toute 
Souveraineté.  Cette  fortereffe  a  cet  avantage  que 
les  bâtimens  qui  veulent  arriver  aux  colonies 
Européennes  ,  font  forcés  de  palier  fous  fon  ca¬ 
non. 

Six  lieues  au-deflus,  on  trouve  Frédéric  Nagor, 
fondé  en  1756  par  les  Danois,  pour  remplacer 
iine  colonie  ancienne  où  ils  n’avoient  pu  fe  fou- 
tenir.  Cet  établiftement  n’a  encore  acquis  aucune 
confiftance ,  de  tout  porte  à  croire  qu’il  ne  fera 
jamais  grand  chofe. 

Chandernagor  litué  deux  lieues  &:  demie  plus 
haut,  appartient  aux  François.  Il  a  l’inconvénient 
d’être  un  peu  dominé  du  côté  de  l’oueft ,  mais 
fon  port  eft  excellent ,  de  l’air  y  eft  auffi  pur  qu’il 
puifte  l’être  fur  les  bords  du  Gange,  Toutes  les 
fois  qu’on  veut  élever  des  édifices  qui  doivent 
avoir  de  la  folidité ,  il  faut  comme  dans  tout  le 
refte  du  Bengale  ,  bâtir  fur  des  pilotis  ,  parce 
qu’il  eft  impollible  de  creufer  la  terre  fans  trou¬ 
ver  l’eau  à  trois  ou  quatre  pieds.  Son  territoire 
qui  11’a  guere  qu’une  lieue  de  circonférence  ,  eft 
rempli  de  manufactures  depuis  que  l’invafion  des 
Marattes  a  réduit  les  naturels  du  pays  à  venir  y 
chercher  un  afile.  O11  y  fabrique  une  grande 
quantité  de  mouchoirs  de  de  mouiTelines  rayées , 
qui ,  il  faut  l’avouer ,  ont  un  peu  dégénéré  de- 
puis  leur  tranfplantation.  Cependant  cette  activité 
ja’a  pas  rendu  Chandernagor  le  rival  de  Colicota , 
que  Tes  iramenfes  richefles  mettent  en  état  de 


philofophique  &  politique :  3  5  î 

former  les  plus  vaftes  entreprifes  de  commer¬ 
ce. 

A  un  mille  de  Chandernagor,  on  voit  Chin- 
chura  plus  connu  fous  le  nom  d’Hougly,  parce 
qu’il  eft  fitué  près  des  fauxbourgs  de  cette  ville , 
autrefois  célébré.  Les  Hollandois  n’y  ont  de  pro¬ 
priété  que  celle  de  leur  fort.  Les  habitations  qui 
l’entourent  dépendent  du  gouvernement  du  pays 
qui  fou  vent  s’y  fait  fentir  par  les  extorfions.  Un 
autre  inconvénient  de  cet  établiflement c’eft 
qu’un  banc  de  fable  empêche  que  les  vaifleaux  ne 
puiflent  y  arriver  ,  ils  s’arrêtent  vingt  mille  au- 
deffous  de  Colicola  à  Falta  ,  ce  qui  multiplie  les 
frais  d’adminiftration. 

Les  Portuguais  avoient  établi  autrefois  leur 
commerce  à  Bandel ,  à  quatre-vingt  lieues  de  l’em¬ 
bouchure  du  Gange,  &  à  un  quart  de  lieue  au-delfus 
d’Hougly.  On  y  voit  encore  leur  pavillon  avec 
un  petit  nombre  de  miférables  qui  ont  oublié 
leur  patrie  après  en  avoir  été  oubliés.  Les  affaires 
de  ce  comptoir  fe  réduifent  à  fournir  des  courti- 
fans  aux  Mogols  3c  aux  Hollandois. 

Si  l’on  en  excepte  le  mois  d’o&obre  ,  de  no¬ 
vembre  3c  de  décembre  ,  où  des  ouragans  fré- 
quens ,  prefque  continuels  ,  rendent  le  golphe  dê 
Bengale  impratiquable  ,  les  vaifleaux  Européens 
peuvent  entrer  le  relie  de  l’année  dans  le  Gange. 
Ceux  qui  veulent  remonter  à  ce  fleuve,  recon« 
noiflent  auparavant  la  pointe  de  Palmeros.  Ils  y 
font  reçus  par  des  Pilotes  de  leur  nation  ,  fixés 
à  BalalTor.  L’argent  qu’ils  portent  eft  mis  dans 
des  chaloupes  nommées  Bots  ,  du  port  de  foixan- 
te  à  cent  tonneaux  ,  qui  vont  toujours  devant  les 
vaiffeaux.  Ils  arrivent  par  un  canal  étroit  entre 
deux  bancs  de  fable  dans  la  riviere  d’Hougly. 
Ils  s’arrêtaient  autrefois  à  Coulpy.  Depuis  ils  ont 


v  Hijîoire 

ofé  braver  les  courans ,  les  bancs  mouvant 
élevés  qui  femblent  fermer  la  navigation  du  fleu¬ 
ve  ,  &  ils  fe  font  rendus  à  leur  deftination  ref- 
pe&ive.  Cette  audace  a  été  fuivie  de  plufieurs 
naufrages  dont  le  nombre  à  diminué  à  mefure 
qu’on  a  acquis  de  l’expérience  Sc  que  l’efprit 
d’obfervation  s’eft  étendu.  Il  faut  efpérer  que 
l’exemple  de  l’amiral  Watzon  qui  avec  un  vaif- 
feau  de  foixante-dix  canons,  eft  remonté  jufqua 
Chardenagor  ne  fera  pas  perdu.  Si  l’on  en  fait 
profiter  ,  on  épargnera  beaucoup  de  tems ,  de 
foins  &  de  dépenfes. 

Outre  cette  grande  navigation  ,  il  y  en  a  une 
autre  pour  faire  arriver  les  marchandifes  des 
lieux  mêmes  qui  les  produifent  au  chef  -  lieu  de 
chaque  compagnie.  De  petite  flottes  compofées 
de  quatre-vingt ,  cent  bateaux  ou  même  d’avan¬ 
tage  ,  fervent  à  cet  ufage.  On  y  place  des  foldats 
noirs  ou  blancs  ,  néceffaires  pour  réprimer  l’avi¬ 
dité  ,  la  tirannie  des  Nababs ,  des  Rajas  qu’on 
trouve  fur  la  route.  Ce  qu’on  tire  du  haut  Gan¬ 
ge,  de  Patna,  de  Caflimbazar,  defeend  par  la  ri¬ 
vière  d’Hougly.  Les  marchandifes  qui  viennent 
des  autres  branches  du  fleuve  ,  toutes  navigables 
dans  l’intérieur  des  terres  8c  qui  communiquent 
entr’elles ,  fur-tout  vers  le  bas  du  fleuve  ,  entrent 
dans  la  riviere  d’Hougly  par  Rangafoula  &  Bata- 
tola,  à  quinze  ou  vingt  lieues  de  la  mer.  Elles 
remontent  de-là  au  principal  établiflement  de 
chaque  nation. 

Il  fort  du  Bengale  pour  l’Europe  du  mufe , 
de  la  lacque  ,  du  borax ,  du  bois  rouge  ,  du  poi¬ 
vre  ,  des  cauris  ,  quelques  autres  articles  peu  con- 
fidérables  qui  y  ont  été  portés  d’ailleurs.  Ceux  qui 
lui  font  propres ,  font  le  falpêtre ,  la  foie  &  les 
foieries ,  les  mouflelines  &  cent  efpeces  de  toiles 
différentes.  Le 


philosophique  &  politique.  353 

Le  falpêtre  vient  de  Patna.  Ii  eit  tiré  d’une 
argile  tantôt  noire  >  tantôt  blanchâtre  &  quelque¬ 
fois  rouffe.  On  la  ratine  en  creufant  une  grande 
fol Te  dans  laquelle  on  met  cette  terre  mtreufe 
qu’on  détrempe  de  beaucoup  d’eau  &  qu’on  re¬ 
mue  jiifqii  â  ce  qu’elle  fou  devenue  une  bouillie 
liquide.  L’eau  en  ayant  tiré  tous  les  tels ,  8e  la 
matière  la  plus  épaiiïe  s’étant  précipitée  au  tond  > 
on  prend  les  parties  les  plus  fluides  qu’on  verbe 
dans  une  autre  fofïe  plus  petite  que  la  première», 
Cette  matière  s’étant  de  nouveau  purifiée  ,  on 
enleve  le  plus  clair  qui  fumage  &  qui  forme  une 
eau  toute  nitreufe.  On  la  fait  bouillir  dans  des 
chaudières  *  on  l’écume  à  mefure  qu’elle  cuit ,  de 
Fou  en  tire  au  bout  de  quelques  heures  un  fel 
de  nitre  infiniment  fupérieur  â  celui  qu’on  trouve 
ailleurs. 

Les  Hollandois  s’étoient  rendus  maîtres  de  cette 
production  qu’ils  vendirent  aux  autres  Européens 
au  prix  qu’ils  vouloient.  On  les  menaça  en  1754 
d’enchérir  fur  eux  ,  ôc  par  accommodement  ils 
eonfentirent  â  en  abandonner  un  tiers  aux  An- 
glois  8e  un  tiers  aux  François  fans  bénéfice.  Les 
naturels  du  pays  ont  enlevé  depuis  cette  ferme 
aux  Hollandois  ,  &ona  foupçonné  que  c’étoit 
■pour  le  compte  >  du  moins  à  l’infînuation  des 
Anglois  qui  ont  été  conftamment  favorifés  par 
cette  compagnie.  Cela  devoit  arriver  indépen¬ 
damment  de  toute  confidération  étrangère  ?  puifi 
que  c’eft  la  nation  qui  acheté  le  plus  de  falpêtre. 
O11  n  envoyé  pas  des  vaifleaux  dans  le  Gange 
pour  les  y  charger  de  cette  marchandée  grofiierè  * 
elle  11e  peut  que  fervir  de  left  ;  il  eft  donc  né- 
ceflfaire  que  la  nation  qui  expédie  le  plus  de  bâ- 
rimens  pour  le  Bengale ,  ait  1111e  part  plus  confia 
dérable  a  cette  exportation»  Ce  que  les  compas 
Tome  h  Z 


TT  *T  • 

3  54  Hijtoire 

gnies  réunies  en  tirent  pour  les  befoins  de  leurs 
colonies  d’Afie  &c  pour  l’Europe ,  peut  monter  à 
dix  millions  pefant.  La  livre  s’achete  fur  les 
lieux  trois  fols  au  plus ,  &  nous  eft  revendue  dix 
fols  au  moins. 

Caftimbazar  qui  s’eft  enrichi  de  la  ruine  de 
Maldo  &c  de  Rajamahol,  eft  le  marché  général 
de  la  foie  de  Bengale ,  6c  c’eft  fon  territoire  qui 
en  fournit  la  plus  grande  partie.  Les  vers  y  font 
élevés  6c  nourris  comme  ailleurs  ,  mais  la  cha¬ 
leur  du  climat  les  y  fait  éclore  6c  profpérer  tous 
les  mois  de  l’année.  On  y  fabrique  une  grande 
quantité  d’étoffes  de  foie  6c  de  coton  qui  fe  ré¬ 
pandent  dans  une  partie  de  l’Afîe.  Celles  de  foie 
pure  prennenr  la  plupart  la  route  de  Delhy.  Elles 
font  prohibées  en  France  ,  6c  le  nord  de  l’Europe 
n’en  confomme  guere  que  quelques  armoifîns  6c 
une  quantité  prodigieufe  de  mouchoirs  de  cou. 
A  l’égard  de  la  foie  en  nature  ,  on  peut  évaluer 
à  trois  ou  quatre  cens  milliers  ce  que  l’Europe 
en  employé  dans  fes  manufactures.  En  général 
elle  eft  très-commune  ,  mal  filée  6c  ne  prend  nul 
éclat  dans  la  teinture.  On  ne  peut  guere  l’em¬ 
ployer  que  pour  la  trame  dans  les  étoffes  brochées. 
Elle  fe  vend  fur  les  lieux  depuis  cent  vingt  juf- 
qu’a  cent  trente  roupies  le  quintal.  Les  compa¬ 
gnies  qui  ont  affez  de  fonds  ,  d’adivité  6c  d’in¬ 
telligence  pour  faire  virer  les  foies  dans  leur 
loge  ?  les  ont  à  meilleur  marché. 

Il  feroit  long  6c  inutile  de  faire  l’énumération 
de  toits  les  endroits  où  fe  fabriquent  les  coatis  , 
les  toiles  de  coton  propres  à  faire  du  linge  de 
table  ,  à  être  employées  en  blanc  ?  à  être  teintes 
ou  imprimées.  U  fuffira  de  parler  de  ‘Data  qu’il 
faut  regarder  comme  le  marché  général  du  Ben¬ 
gale',  celui  qui  réunit  le  plus  d’efpeces  de  toiles. 


philofophique  &  politique .  3  y  j- 

les  plus  belles  rodes  ,  une  plus  grande  quantité 
de  toiles. 

Daca  eft  fitué  par  les  vingt-quatre  degrés  de 
latitude  nord»  Sa  fertilité  &  les  avantages  de  fa 
navigation  en  ont  fait  depuis  fort  long-tems  le 
centre  d’un  grand  commerce.  Elle  n’en  ell  pas 
moins  reliée  une  des  villes  de  l’univers  les  plus 
défagréables.  Une  multitude  prodigieufe  de  chau¬ 
mières  ,  conftruites  au  hazard  dans  un  tas  de  boue  , 
au  milieu  defquelles  quelques  maifons  de  brique 
bâties  à  la  morefque ,  s’élèvent  d’efpace  en  efpace 
â  peu  près  comme  les  baliveaux  dans  nos  bois 
taillifs  j  c’eft  la  peinture  naturelle  de  cette  ville  ü 
induftrieufe. 


Les  cours  de  Delhy  &  de  Maufcoudabat  en  ti¬ 
rent  chaque  année  les  toiles  néceffàires  à  leur 
confomm&tion.  Chacune  des  deux  cours  y  entre¬ 
tient  pour  cela  un  agent  chargé  de  les  faire  fa¬ 
briquer.  Il  a  une  autorité  indépendante  du  Gou¬ 
vernement  du  lieu  ,  fur  les  courtiers  ,  tilferands  , 
brodeurs  ,  fur  tous  les  ouvriers  dont  l’induftrie  a 
quelque  rapport  à  l’objet  de  fa  commiffion.  On 
défend  à  ces  miférables  ,  fous  des  peines  pécuniai¬ 
res  &  corporelles,  de  vendre  à  qui  que  ce  puiiïe 
être  ,  aucune  piece  dont  la  valeur  excede  trente 
roupies.  Ce  n’eft  qu’à  force  d’argent  qu’ils  peu- 
vent  fe  rédimer  de  cette  vexation. 

Dans  ce  marche  comme  dans  tous  les  autres" 
les  compagnies  Européennes  traitent  avec  des 
courtiers  Maures  établis  clans  le  lieu  même  ,  de 
autorifés  par  le  gouvernement.  Elles  prêtent  auffi 
leur  nom  aux  particuliers  de  leur  nation  ,  ainfi 
qu  aux  Indiens  S c  aux  Arméniens  fixés  dans  leurs 
établi  (Te  me  11  s  qui  fans  cette  précaution  feroient 
surement  pillés.  Les  Mogols  eux-mêmes  couvrent 
fouvent  fous  un  pareil  voile  leur  induftrie  * 

, _  p 


3  5^  flifioire  * 

pour  ne  payer  que  deux  au  lieu  de  cinq  poilÉ 
cent. 

On  diftingue  dans  les  contrats  les  toiles  qu’on 
fait  fabriquer  &  celles  que  le  tifferand  ofe  dans 
quelques  endroits  entreprendre  pour  fon  compte. 
La  longueur  ?  le  nombre  des  fils  8c  le  prix  des 
premières  font  fixés.  On  ne  ftipule  que  la  com- 
mi filon  pour  les  autres  ?  parce  qu’il  eft  impoflible 
de  faire  autrement.  Les  nations  qui  fe  font  un 
point  capital  d’avoir  de  belles  marchandifes  5  s’ar¬ 
rangent  pour  être  en  état  de  faire  des  avances  aux 
entrepreneurs  dès  le  commencement  de  l’année. 
Les  tiflerands  peu  occupés  en  général  dans  ce 
tems  -  la  3  travaillent  avec  moins  de  précipita¬ 
tion  que  dans  les  mois  d'octobre  5  de  novem¬ 
bre  8c  de  décembre  >  tems  où  les  demandes  font 
forcées. 

On  reçoit  une  partie  des  toiles  en  écru  8c  une 
partie  à  demi-blanc.  Il  feroit  à  defirer  qu’on  pût 
changer  cet  ufage.  Rien  n’eft  plus  ordinaire  que 
de  voir  des  toiles  d’une  très-belle  apparence  dé¬ 
générer  au  blanchifiage.  Peut-être  les  fabriquans 
8c  les  courtiers  prévoyent-ils  ce  qui  arrivera ,  mais 
les  Européens  n’ont  pas  le  taét  allez  fin  ni  le  coup 
d’œil  allez  exercé  pour  s’y  connoître.  Une  chofe 
particulière  a  l’Inde ,  c’elt  que  les  toiles  de  quel¬ 
que  nature  qu’elles  foient ,  ne  peuvent  jamais 
être  bien  blanchies  8c  bien  apprêtées  que  dans  le 
lieu  même  de  leur  fabrique.  Si  malheureufement 
elles  font  avariées  avant  d’être  embarquées  pour 
l’Europe  ,  il  faut  les  renvoyer  aux  endroits  d’où 
on  les  a  tirées. 

Entre  les  toiles  qu’on  acheté  à  Daca  les  plus 
importantes  fans  comparaifon ,  font  les  moulÉeli- 
nes  unies  ,  rayées  8c  brodées.  De  toutes  les  con¬ 
trées  de  l’Inde  *  on  n’en  fait  que  dans  le  Bengale 


philofophique  &  politique.  357 

e>ù  fe  trouve  le  îeul  coton  qui  y  foie  propre.  Il 
eft  planté  à  la  fin  d’oétobre  3c  recueilli  dans  le 
mois  de  février.  On  le  prépare  tout  de  fuite  pour 
le  mettre  en  œuvre  dans  les  mois  de  mai  ,  juin 
3c  juillet.  G’eft  la  faifon  des  pluies.  Comme  le 
coton  prête  plus  3c  cafte  moins ,  elle  eft  la  plus 
favorable  pour  fabriquer  des  moulfelines.  Ceux 
qui  en  font  le  refte  de  l’année  ,  entretiennent 
cette  humidité  néceflaire  au  coton  en  mettant  de 
l’eau  immédiatement  au-deffous  de  leur  chaîne® 
Voila  dans  quel  fens  il  faut  entendre  qu’on  tra¬ 
vaille  les  mouffelines  dans  l’eau. 

A  quelque  degré  de  finefte  qu’ayent  été  portées 
ces  toiles  *  on  peut  affiner  qu’elles  font  dans  un 
état  d’imper feétion  très-fenhble.  L’ufage  ou  eft 
îe  gouvernement  de  forcer  les  meilleurs  manu¬ 
facturiers  à  travailler  pour  lui,  de  les  mal  payer  3c 
de  les  tenir  dans  une  eipeee  de  captivité ,  fait 
qu’on  craint  de  paroître  trop  habile.  Par-tout  la- 
contrainte  &  la  rigueur  étouffent  l’induftrie  * 
fille  3c  compagne  de  l’aifance  3c  de  la  liberté. 

Les  cours  de  Delhy ,  de  Mauxoudabat  font 
moins  difficiles  fur  les  broderies  qu’on  ajoute  aux 
mouffelines..  A  leur  imitation  ,  les  gens  du  pays  5 
les  Mogols  ,  les  Patanes  ,  les  Arméniens  qui  en 
font  faire  confidérablement  5  les  prennent  telles 
qu’elles  font.  Cette  indifférence  retient  Part  de 
broder  dans  un  allez  grand  état  d’imperfeétion. 
Les  Européens  traitent  pour  les  broderies  comme 
pour  les  mouffelines  3c  les  autres  marchandées 
avec  des  courtiers  autorifés  par  le  gouverne¬ 
ment  ?  auquel  ils  payent  une  contribution  an¬ 
nuelle  pour  avoir  ce  privilège  exclufif.  Ces  en¬ 
trepreneurs  diftribuent  aux  femmes  les  pièces  dei- 
tinées  pour  les  broderies  plates  ,  3c  aux  hommes 
celles  en  chaînette.  On  fe  contente  fouvent  des 

y  -v 


35$  ?  Hiftoirc 

dellins  de  1  Inde;  d’autre  fois  nous  leur  envoyons-  * 
des  dellins  pour  les  rayures ,  les  brochures  8c  les 
broderies. 

Huit  millions  de  roupies  payoient ,  il  n’y  a 
que  peu  d’années  ,  tous  les  achats  faits  dans  le 
Bengale  par  les  nations  Européennes.  Leur  fer, 
leur  plomb  ,  leur  cuivre ,  leurs  étoffes  de  laine  , 
les  épiceries  des  Hollandois  couroient  à  peu  près 
le  tiers  de  ces  valeurs.  On  foldoit  le  refte  avec 
de  l’argent.  Depuis  que  les  Anglois  fe  font  ren¬ 
dus  maîtres  de  cette  riche  contrée  ,  elle  a  vu 
augmenter  fes  exportations  8c  diminuer  fa  recette, 
parce  que  les  conquérans  ont  enlevé  une  plus 
grande  quantité  de  marchandifes  &  qu’ils  ont 
trouvé  dans  les  revenus  du  pays  de  quoi  les 
payer.  On  peut  préfumer  que  cette  révolution 
dans  le  commerce  de  Bengale  n’eft  pas  à  fou 
ternie  8c  qu’elle  aura  tôt  ou  tard  des  fuites  8c  des 
effets  plus  confidérables. 

Pour  entretenir  fes  liaifons  avec  cette  vafte 
région  8c  fes  autres  établiffemens  d’Afie,  la  com¬ 
pagnie  Angloife  a  formé  un  lieu  de  relâche  à 
lainte  Helene.  Cette  ifle  qui  n’a  que  vingt-huit  â 
vingt-neuf  mille  de  circuit,  eft  fituée  à  quinze 
degrés  cinquante  minutes  de  latitude  auftrale  en¬ 
tre  l’Afrique  8c  l’Amérique  ,  8c  a  une  diftance 
à  peu  près  égale  de  ces  deux  parties  du  monde. 
Rien  ne  prouve  que  les  Portugais  qui  la  décou¬ 
vrirent  en  1502,  y  ayent  jamais  établi  de  colo¬ 
nie  ;  mais  il  eft  certain  qu’ils  y  jetterent  fuivant 
leur  méthode  des  porcs ,  des  chevres  8c  des  vo¬ 
lailles  pour  l’ufage  de  ceux  de  leurs  vaifteaux 
qui  y  relâcheroient.  Ces  commodités  invitèrent 
dans  la  fuite  les  Hollandois  â  y  former  un  petit 
ctabliftement  :  ils  en  furent  chaftcs  par  les  An- 
gîois  qui  s’y  font  fixés  depuis  1673. 


philo fophi que  &  politique .  3  59 

Quoique  fainte  Helene  ne  paroilfe  qu’un  grand 
rocher  battu  de  tous  cotés  par  les  vagues  ,  elle 
n’en  eft  pas  moins  un  lieu  délicieux  ,  ion  climat 
eft  plus  tempéré  qu’il  ne  devroit  l’être.  La  terre 
qur  n’a  qu’un  pied  &  demi  de  profondeur  ,  y 
eft  couverte  de  citronniers  ,  de  palmiers ,  de  gre¬ 
nadiers  ,  d’autres  arbres  chargés  de  fleurs  8c  de 
fruits  en  même-  tems.  Des  eaux  excellentes  mieux 
diftribuées  par  la  nature  que  l’art  n’auroit  pu  la 
faire  ,  y  vivifient  tout.  Les  hommes  nés  dans  ce 
fortuné  féjour ,  y  jouiflent  d’une  fanté  parfaite. 
Les  paflagers  y  guériflent  de  leurs  maux  ,  fur- tout 
du  feorbut.  Quatre  cent  familles  d’Anglois  ,  de 
François  réfugiés  ,  y  cultivent  des  légumes  ,  y 
élevent  des  beftiaux  d’un  goût  exquis  ,  qui  font 
d’une  grande  relfource  pour  les  navigateurs.  Cet 
étabüflement  que  la  nature  8c  l’art  réunis  ont 
rendu  prefque  inattaquable  ,  a  cependant  un  très- 
grand  vice.  Les  vaifteaux  qui  reviennent  des  In¬ 
des  en  Europe  ,  y  abordent  avec  une  fureté  en¬ 
tière  ce  une  grande  facilité  ;  mais  ceux  qui  vont 
d’Europe  aux  Indes  ,  opiniâtrement  répondus  par 
les  vents  8c  les  courants  contraires,  n’y  trouvent 
point  d’afiles.  Plufieurs  ,  pour  éviter  les  inconvé- 
niens  d’un  fi  long  voyage  fait  fans  s’arrêter,  re¬ 
lâchent  au  cap  de  bonne  efpérance  :  les  autres 
particuliérement  ceux  qui  font  deftinés  pour 
l’Arabie  8c  pour  le  Malabar  ,  vont  prendre  des 
rafraîchifTèmens  aux  ïfles  de  Comore. 

Ces  ifles  fituées  dans  le  canal  de  Mozambique, 
entre  la  cote  de  Zanguebar  8c  Madagafcar  ,  font 
au  nombre  de  cinq.  La  principale  qui  a  donné 
fon  nom  à  ce  petit  archipel ,  eft  peu  connue* 
Les  Portugais  qui ,  dans  leurs  premières  expédi- 
rions  la  découvrirent ,  y  firent  tellement  détefter 
par  leurs  cruautés  le  nom  clés  Européens,  que 

Z  4 


1  : 

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J;  i 


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3  Riftoire 

tous  ceux  qui  ont  oie  s’y  montrer  depuis ,  ont 
é.é  ou  m  affiler  es  ou  fort  mal  reçus  ,  ce  qui  l’a  fait 
perdre  entièrement  de  vue.  Celles  de  Mayota., 
(le  Mohiila  3c  d'Angazejane  font  pas  plus  fréquen¬ 
tées,  parce  que  les  approches  en  font  difficiles  3c 
que  le  mouillage  n’y  eft  pas  fur.  Les  Anglois  ne 
relâchent  qu’à  fille  de  Johanna. 

C’eft-là  que  la  nature  dans  une  étendue  de 
trente  lieues  de  contour ,  étale  toute  fa  richeffe 
avec  route  fa  fimplicité.  Des  coteaux  toujours 
verds  ,  des  vallées  toujours  riantes  y  forment  par¬ 
tout  des  payfages  variés  3c  délicieux.  Trente 
mille  habitans  diftribués  en  foixante-treize  villa¬ 
ges  ,  en  partagent  les  produirons.  -Leur  langue 
Çit  i  arabe  ,  leur  religion  un  mahométifme  fort 
corrompu.  On  leur  trouve  des  principes  de  mo¬ 
rale  plus  épurés  qu’ils  ne  le  font  communément 
dans  cette  par  tie  du  globe.  L’habitude  qu’ils  ont 
contractée  de  vivre  de  lait  3c  de  végétaux ,  leur 
a  donné  une  averfion  infurmontable  pour  le  tra¬ 
vail.  De  cette  patelle  ,  eft  né  un  certain  air  de 
grandeur  qui  confifte  pour  les  gens  diftingués  à 
laiffer  croître  exceftîvement  leurs  ongles.  Pour  fe 
faire  une  beauté  de  cette  négligence  ,  ils  les  tei¬ 
gnent  d’un  rouge  tirant  fur  le  jaune  que  leur 
fournit  un  arbriffeau. 

Ce  peuple  né  pour  findolence  ,  a  perdu  la  li¬ 
berté  qu’il  étoit  fans  doute  venu  chercher  d’un 
continent  voihn  dont  il  doit  être  originaire.  Un 
négociant  Arabe,  il  ny  a  pas  un  fiecle,  ayant  tué 
au  Mozambique  un  gentilhomme  Portugais ,  fe 
jetta  dans  un  bateau  que  le  hafard  conduifit  à 
Johanna.  Cet  étranger  fe  fervit  fi  bien  de  la  fu- 
fériorité  de  fes  lumières  ,  du  fecours  de  quelques- 
uns  de  fes  compatriotes  ,  qu’il  s’empara  d’une 
autorité  abfolue  que  fon  petit-fils  exerce  encore 


1  ;  ^  v 


philo j f  bphique  &  politique.  36  î 

aiijourdhui.  Cette  révolution  dans  le  gouverne¬ 
ment  ne  diminua  rien  de  la  liberté  ,  de  la  fûreté 
que  trouvoient  les  Anglois  qui  abordoient  dans 
Tifle.  Ils  continuoient  à  mettre  paifiblement 
leurs  malades  à  terre  ,  où  la  falubrité  de  l’air , 
Eexcellence  des  fruits,  des  vivres  Sc  de  l’eau,  les 
rétablifloient  bientôt.  Seulement  on  fut  réduit  à 
payer  plus  cher  les  provifions  dont  on  avoit  be- 
foin ,  èc  voici  pourquoi. 

Les  Arabes  ont  pris  la  route  d’une  ifle  où  ré- 
gnoit  un  Arabe.  Ils  y  ont  porté  le  goût  des  manu- 
faéhires  des  Indes  5  &  comme  des  cauris  ,  des 
noix  de  coco  Se  les  autres  denrées  qu’ils  y  pre- 
noient  en  échange  ne  fuffifoient  pas  pour  payer 
ce  luxe  ,  les  infulaires  ont  été  réduits  à  exiger  de 
l’argent  pour  leurs  bœufs  ,  leurs  chevres,  leurs 
volailles  ,  qu’ils  livroient  auparavant  pour  des 
grains  de  verre  Se  d’autres  bagatelles  d’un  auiïî 
vil  prix.  Cette  nouveauté  n’a  pas  cependant  dé¬ 
goûté  les  Anglois  d’un  lieu  de  relâche  qui  n’a 
d’autre  défaut  que  d’être  trop  éloigné  de  nos  pa¬ 
rages. 

C> 

Cet  inconvénient  n’a  pas  empêché  la  compa¬ 
gnie  Angloife  de  donner  une  grande  extenlion  â 
fon  commerce.  Celui  qu’on  peut  faire  d’un  port 
de  l’Inde  à  l’autre  ,  ne  l’occupa  pas  long-tems. 
Elle  fut  de  bonne  heure  alfez  éclairée  pour  fen- 
tir  que  cette  navigation  ne  lui  convenoit  pas. 
Elle  invita  les  négocians  particuliers  de  fa  nation 
à  l’entreprendre.  Elle  leur  en  facilitoit  les  moyens 
en  prenant  part  à  leurs  expéditions  Se  en  leur 
cedant  des  intérêts  dans  fes  propres  arméniens  y 
fouvent  même  elle  fe  chargea  de  leurs  marchan- 
difes  pour  un  fret  modique.  Cette  conduite  gé- 
néreufe  infpirée  par  un  efprit  national  Sc  en  tout 
fi  oppofée  à  celle  des  autres  compagnies ,  donna 


3  6z 


Hiftoire 


promptement  de  laftivité ,  de  h  force  5  de  h 
confidération  aux  colonies  Angloifes.  Leurs  mar¬ 
chands  libres  eurent  bientôt  une  douzaine  de 
brigantins  qui  naviguoient  dans  l’intérieur  du 
Gange  ,  ou  qui  en  fortoient  pour  fe  rendre  à 
Achem,a  Kcda,  a  Johor  3c  aLigor.  Ils  expédioient 
de  Colicota  ,  de  Madraz ,  de  Bombay  un  pareil 
nombre  de  vailfeaux  plus  confidérables  qui  fré¬ 
quentaient  toutes  les  échelles  de  l’orient.  Ces  bâ- 
timens  fe  feroient  multipliés  encore  ,  fi  la  com¬ 
pagnie  n’avoit  exigé  dans  tous  les  lieux  où  elle 
avoit  des  établilfemens  ,  un  droit  de  cinq  pour 
cent,  3c  huit  3>c  demi  pour  cent  de  toutes  les  re- 
mifes  que  les  marchands  libres  avoient  à  faire 
dans  la  métropole.  Lorfque  fes  befoins  ne  la  for¬ 
cèrent  pas  à  fe  relâcher  dans  ce  bizarre  arrange¬ 
ment  ,  ces  armateurs  donnèrent  leur  argent  à  la 
grolfe ,  quelquefois  aux  autres  négocians  Euro¬ 
péens  qui  en  manquoient 5  3c  le  plus  fou  vent  aux 
officiers  des  vailfeaux  de  leur  nation  qui  n’étant 
pas  proprement  attachés  à  la  compagnie  ,  peu¬ 
vent  trafiquer  pour  eux  en  naviguant  pour 
elle. 

Ce  grand  corps  eut  dans  les  premiers  tems 
l’ambition  d’avoir  une  marine.  Elle  n’exiftoit  plus 
lorfqu’il  reprit  fon  commerce  au  tems  du  protec¬ 
torat.  L©  prix  du  tems  le  détermina  â  fe  fervir 
de  bâtimens  particuliers  5  3c  ce  qu’il  fit  alors  par 
néceffité ,  il  l’a  continué  depuis  par  économie. 
Des  négocians  lui  frettent  des  vailfeaux  tous 
équipés  ,  tout  avituaillés  pour  porter  dans  l’Inde 
Sc  pour  en  rapporter  le  nombre  des  tonneaux 
dont  on  eft  convenu.  Le  tems  qu’ils  doivent 
s’arrêter  dans  le  lieu  de  leur  destination  ,  eft 
toujours  fixé  ?  même  celui  qu’on  leur  accorde 
pour  la  prolongation  de  leur  féjour.  Ceux  à  qui 


philo fophi que  &  politique.  363 

on  ne  peut  pas  donner  de  cargaifon  ,  font  com¬ 
munément  occupés  par  quelque  marchand  li¬ 
bre  qui  fe  charge  volontiers  du  dédommagement 
dû  à  l’armateur.  Ils  doivent  être  expédiés  les 
premiers  l’année  fuivante ,  afin  que  leurs  agrès 
ne  s’ufent  pas  trop.  Dans  un  cas  de  nécelîité  , 
la  compagnie  leur  en  fourniroit  de  fes  ma- 
gafins  ,  mais  elle  fe  les  feroit  payer  au  prix 
ftipulé  de  cinquante  pour  cent  de  bénéfice. 

Les  bâtimens  employés  à  cette  navigation  font 

1  r  •  r  L  1  •  & 

depuis  hx  cens  julqu  a  huit  cens  tonneaux.  La 
compagnie  n’y  prend  à  leur  départ  que  la  place 
dont  elle  a  befoin  pour  fon  fer  ,  fon  plomb , 
fon  cuivre  ,  fes  étoffés  de  laine  5  des  vins  de 
Madère ,  les  feules  marchandées  qu’elle  envoyé 
dans  l’Inde.  Les  propriétaires  peuvent  remplir  ce 
qui  refte  d’efpace  dans  le  vaiffeau  des  vivres 
néceffaires  pour  une  fi  longue  navigation ,  &:  de 
tous  les  objets  dont  la  compagnie  ne  fait  pas 
commerce.  Au  retour  ,  ils  ont  aufiî  le  droit  de 
difpofer  a  leur  fantaifie  de  l’efpace  de  trente 
tonneaux  ,  que  par  leur  contrat  ils  n’ont  pas 
ctde  }  ils  font  même  autorifés  à  y  placer  les  mê¬ 
mes  chofes  que  reçoit  la  compagnie,  qui  par  un 
tarif  réglé  prélevé  fur  chacune  un  droit  propor¬ 
tionne  au  bénéfice  qu  elle  auroit  fait  elle-même 
fur  ces  articles.  Cette  liberté  prévient  les  frau¬ 
des  que  l’armateur  a  d’ailleurs  intérêt  à  empê¬ 
cher  pour  n’avoir  pas  la  douleur  de  voir  rejetter 
fon  vaifTeau.  Il  eft  fécondé  par  le  capitaine  qui 
étant  ordinairement  fon  affocié,  veille  avec  une 
attention  extrcme  au  bon  ordre  ,  à  l’économie 
ôc  a  la  confervation  des  matelots  qu’on  ne  pour¬ 
rait  remplacer  que  par  des  lafcars.  Cet  incon¬ 
vénient  que  les  autres  n’évitent  qu’en  retenant 
à  grands  frais  des  matelots  oififs  dans  l’Inde  ,  a 


} 


' 

*V  r*r  rf',’.  ifs_  , 


-r*-r  - 


$64“  *  Hiftoire  ’  '  K 

donné  naifTance  en  Angleterre  a  un  ufage  bieii 
refpeétable.  Le  chirurgien  de  chaque  navire  reçoit 
outre  fes  appointemens  ,  une  livre  fterling  de  gra¬ 
tification  pour  chaque  homme  de  l’équipage  qu’il 
ramene  en  Europe. 

La  compagnie  débaraflee  des  foins  qu’exige 
néceftàirement  une  marine ,  ainfi  que  de  la  circu¬ 
lation  particulière  à  l’Inde  ,  n’eût  à  s’occuper  que 
du  commerce  direéfc  de  l’Europe  avec  l’Afie.  Elle 
le  commença  avec  trois  cens  foixante-neuf  mille 
huit  cens  quatre-vingt-onze  livres  fterling,  cinq 
fchelings.  Des  évenemens  heureux  l’ayant  mife 
en  état  en  i6j6  de  faire  une  répartition  de  cent 
pour  cent,  elle  jugea  qu’il  convenoit  mieux  à  fes 
intérêts  de  doubler  fon  fonds.  Ce  capital  aug¬ 
menta  encore,  lorfque  les  deux  compagnies  qui 
s’étoient  fait  une  guerre  fi  deftruéHve  réunirent 
en  1702  leurs  richeftes,  leurs  projets  8c  leurs  ef- 
pérances.  Il  a  été  porté  depuis  à  trois  millions 
deux  cens  mille  livres  divifés  par  actions  origi¬ 
nairement  de  cinquante  ,  &  dans  la  fuite  de  cent 
livres ,  dont  il  n’en  a  été  fourni  que  quatre-vingt- 
fept  8c  demie.  Le  corps  toujours  en  droit  d’exi¬ 
ger  de  fes  membres  le  refte  du  payement ,  ne  La 
jamais  fait  ,  dans  la  vue  fans  doute  de  donner 
une  idée  avantageufe  de  fa  fituation. 

Les  affaires  furent  pouflees  avec  beaucoup  d’ac¬ 
tivité  8c  de  fuccès  dans  les  premiers  tems,  malgré 
la  médiocrité  des  fonds.  Dès  Lan  1628  la  com¬ 
pagnie  occupoit  douze  mille  tonneaux  d’embar- 

10  1  ...  . 

quement  8c  quatre  mille  matelots.  Ses  expédi¬ 
tions  varièrent  d’une  maniéré  qu’on  a  peine  a 
croire.  Elles  furent  plus  ou  moins  vives  >  fuivant; 
l’ignorance  8c  la  capacité  de  ceux  qui  les  di ri- 
*  geoient ,  fuivant  la  paix  ou  la  guerre  >  la  profpé- 
rite  ou  les  difgraces  de  la  métropole  *  la  pailïoa 


I 


philofophïqîte  &  politique,  3 

ou  l’indifférence  de  l’Europe  pour  les  manufac¬ 
tures  des  Indes,  le  plus  ou  le  moins  de  concur¬ 
rence  des  autres  nations.  Depuis  le  commence¬ 
ment  du  fiecle  les  révolutions  font  moins  fré¬ 
quentes,  moins  marquées.  Ce  commerce  a  pris 
de  la  confiftance  8c  les  ventes  fe  font  élevées  à 
trois  millions  de  livres. 

Leur  accroiffement  auroit  été  plus  confidérable 
encore  fans  les  entraves  dont  on  les  furcharge. 
Le  détail  en  feroit  long  8c  minutieux  ,  on  fe  bor¬ 
nera  à  dire  que  tout  vaifleau  qui  revient  des  In¬ 
des  eft  obligé  de  faire  fon  retour  dans  un  port 
d’Angleterre  ,  8c  que  ceux  qui  portent  des  mar¬ 
chandées  prohibées  font  forcés  de  les  conduire 
au  port  de  Londres.  Les  toiles  ou  les  étoffes  dont 
l’ufage  eft  interdit  dans  le  royaume  ,  payent  fept 
8c  demi  pour  cent  quand  elles  en  fortent,  8 c 
celles  dont  la  confommation  eft  libre ,  en  payent 
quinze  pour  y  refter.  Les  droits  fur  le  thé  ont 
été  toujours  infiniment  plus  forts.  Ils  ont  conftam- 
ment  monté  à  vingt-trois  livres  dix-huit  fols  fept 
deniers  8c  demi  pour  cent  du  prix  de  fa  vente* 
Si  le  gouvernement  s’eft  flaté  d’arrêter  par  cette 
ïmpofition  énorme  la  fureur  qu’on  avoir  pour 
cette  boiiïon ,  les  efpéranees  ont  été  trompées. 

Il  a  été  porté  de  Chine  en  1766  fîx  millions 
pefant  de  thé  par  les  Anglois ,  quatre  millions 
cinq  cens  mille  livres  par  les  Hollandois ,  deux 
millions  quatre  cent  mille  livres  par  les  Suédois , 
autant  par  les  Danois  &  deux  millions  cent  mille 
livres  par  les  François.  Ces  quantités  réunies  for¬ 
ment  un  total  de  dix-fept  millions  quatre  cens 
mille  livres.  La  préférence  que  la  plupart  des 
peuples  donnent  au  chocolat  ,  au  caffé  ,  a  d’autres 
boiffons  ;  des  obfervations  fuivies  avec  foin  pen¬ 
dant  plufieurs  années ,  des  calculs  les  plus  exafts 


s  Hîftoîtc 

quil  foit  po/îîble  de  faire  dans  des  matières  (i 
compliquées  :  tout  nous  décide  à  penfer  que  la 
confommation  de  l’Europe  entière  ne  s’élève  pas 
au-delfus  de  cinq  millions  quatre  cens  mille  li¬ 
vres  'j  en  ce  cas*  celle  de  la  Grande-Bretagne  doit 
être  de  douze  millions.  Les  faits  viennent  à  l’ap¬ 
pui  du  raifonnement. 

Il  eft  univerfellement  reçu  qu’il  y  a  au  moins 
deux  millions  d’hommes  datas  la  métropole  Sc 
nn  million  dans  les  colonies ,  qui  font  un  ufao-e 
habituel  du  thé.  On  ne  s’éloignera  pas  de  la  vrai- 
femblance  en  fuppofant  que  chacun  en  prend 
quatre  livres  par  an.  S’ils  en  confomment  un  peu 
moins  ,  le  vuide  eft  rempli  par  les  citoyens 
moins  livres  à  cette  boifion,  Sc  que  pour  cette 
raifon  nous  n’avons  pas  comptés.  La  livre  du 
thé  qui  ne  coûte  que  trente  fols  tournois  dans 
l’Orient,  fe  vend  régulièrement  fix  livres  dix 
fols  dans  les  ventes  Angloifes ,  en  y  comprenant 
les  droits.  C’eft  donc  environ  foixante  -  douze 
millions ,  ou  trois  millions  deux  cens  mille  livres 
fterlings  que  coûte  à  la  nation  la  manie  de  cette 
feuille  Afiaftique. 

.  Ce  feroit  ignorance  ou  mauvaife  foi  que  d’op- 
pofer  à  cette  lupputation  l’autorité  des  douanes. 
Il  eft  vrai  que  leur  produit ,  qui  d’après  le  Cab¬ 
oul  de  cette  confommation  devroit  être  d’environ 
huit  cens  mille  livres  fterlings  ,  n’eft  guere  que 
de  la  moitié  ;  mais  la  contrebande  qui  fe  fait  en 
Angleterre  de  cette  marchandife  ,  eft  sénérale- 
ment  connue.  Le  gouvernement  lui-meme  en  eft 
fi  convaincu  ,  que  pour  la  diminuer  il  vient  de 
baiffer  les  droits  d’un  fcheling  par  livre.  Vrai» 
femblablement  il  auroit  été  plus  généreux  ,  s’il 
n’étoit  malheureufement  réduit  à  regarder  fes 
douanes  plutôt  comme  une  refïource  de  finance 


philo] ophique  &  politique:  3<?7 

que  comme  le  thermomètre  de  ion  commerce. 
Ce  facrifice  infuffifant  en  lui-même  pour  empê¬ 
cher  les  thés  répandus  dans  les  diftérens  ports 
de  l’Europe  de  s’introduire  en  fraude  dans  la 
Grande-Bretagne  a  été  foutenuç  par  Tacquifition 
qu’a  fait  la  nation  de  Tille  du  Man. 

Cette  iile  petite  ,  ftérile,  iitiiée  fous  un  climat 
froid  8c  toujours  couverte  de  brouillards  épais, 
ne  fournit  de  fon  fonds  aucun  objet  de  commer¬ 
ce  y  auili  fa  population  8c  fes  richelTes  avoient- 
elles  une  autre  bafe  que  fes  productions.  Sa  po¬ 
li  rion  lui  donnoit  la  facilité  de  verfer  fans  payer 
les  droits  une  quantité  prodigieufe  de  marchan- 
difes  fur  les  côtes  occidentales  de  l’Angleterre  8c 
de  TEcofTe  ?  8c  dans  toute  la  circonférence  de: 
l’Irlande. 

Ses  négocians  tiroient  des  vins ,  des  eaux-de- 
vie  ,  des  étoffes  de  foie  d’Efpagne  &  de  France  j 
ils  tiroient  du  tabac  ?  du  fucre  ,  des  baptiftes  , 
des  linons  ,  d’autres  toiles  de  Hambourg  ,  de 
Hollande  8c  de  Flandre  ;  ils  tiroient  du  rum  3 
du  caffé ,  d’autres  denrées  des  colonies  nationales 
&  étrangères.  Comme  leurs  magalins  étoient 
toujours  remplis  de  toutes  fortes  de  marchandi- 
fes  prohibées  ,  ou  fujettes  à  des  droits  très-forts  , 
ils  faififfoient  toutes  les  occafions  favorables  de 
les  introduire  dans  les  royaumes  Britanniques. 
Ces  occafions  ne  tardoient  jamais  à  fe  préfenter, 
parce  qu’un  orage  ,  une  nuit  obfcure  étoient  le 
tems  qu’il  leur  falloir.  Quelque  fut  le  vent  ,  il 
les  pouffoit  toujours  vers  un  marché  afFuré  8c 
rempli  de  leurs  affociés  ou  de  leurs  chalans. 

Ce  n’étoit  pas  tout  5  le  grain  qui  y  étoit  porté 
d’Angleterre  avec  la  gratification  accordée  pour 
i  exportation  ,  étoit  converti  en  boiflon.  Comme 
elle  étoit  exempte  des  droits  énormes  de  Tac- 


"tf*  Hijtoîre  *  , 

cifé  ,  les  bralfeurs  de  Tifle  pouvoient  la  fournit 
aux  côtes  voifines  &  aux  navigateurs  qui  les 
fréquentaient ,  à  beaucoup  meilleur  marché  que 
les  braiïeurs  Anglais  >  aulli  tous  les  navires  des 
côtes  du  nord-oueft  qui  alloient  en  Amérique 
ou  en  Afrique  relâchoienr-ils  à  Tille  de  Mail 
pour  y  prendre  leur  provilion  de  Bierë.  Tou¬ 
tes  ces  pratiques  réunies  diminuaient  les  reve¬ 
nus  publics  de  l’Angleterre  de  deux  cens  mille 
livres  fterlings  ,  &  ceux  d’Irlande  de  la  moi¬ 
tié. 

Il  paroilToit  impoffible  de  reprimer  ces  abus 
fans  attaquer  les  droits  anciens  &  authentiques 
do.  la  maifon  d’Atholen  ,  polïeiîion  de  la  jurif- 
didion  &  des  douanes  de  Tille.  On  fe  feroit 
aifément  permis  cette  violence  dans  les  états 
où  la  propriété  n’eft  pas  auffi  refpedée  qu’en 
Angleterre.  Le  miniftere  Britannique  a  préféré 
d’acheter  des  franchifes  qui  lui  étoient  fi  oné- 
reufes  ,  ôc  il  eft  parvenu  à  les  éteindre  en  1764 
pour  la  fomme  de  foixante-dix  mille  livres  fter¬ 
lings  &  pour  une  penfion  fur  l’Irlande  dont  les 
revenus  ont  été  légitimement  changés  d’une 
partie  de  la  dépenfe  qu’a  coûté  cette  tranfaélion  3 
puifqu’elle  en  partagera  le  bénéfice. 

Il  étoit  à  craindre  que  le  commerce  de  con¬ 
trebande  chalfé  de  Tille  de  Man  ne  fe  réfugiât 
aux  ifles  de  Faro  qui  appartiennent  au  Dane- 
marc.  On  a  pris  les  mefures  les  plus  fages ,  les 
plus  féveres  pour  que  cela  n’arriVât  pas.  D’au¬ 
tres  précautions  ont  été  ajoutées.  L’état  qui  avant 
la  derniefe  guerre  n’entretenoit  pendant  la  paix 
que  dix  mille  matelots  ,  en  occupe  maintenant 
feize  mille.  Leur  adivité ,  leur  hardieflê ,  ver* 
tus  elïentielles  de  cette  profeffion  5  font  employées 
ù  des  croifieres  vives  contre  les  contrebandiers. 

Quoique 


pîiîlofophigue  &  politique .  36* 

Quoique  toutes  les  parties  de  fadminiftration 
Fe  foient  retiennes  de  ces  arrangemens,  la  compa¬ 
gnie  des  Indes  y  a  plus  particuliérement  gagné. 
Comme  les  marchandife's  étoient  chargées  déplus 
forts  droits  que  toutes  les  autres  ,  l'importation 
clandeftme  en  étoit  plus  confidérable ,  5c  elle  fe 
faifoit  fur-tout  par  fille  du  Man  ,  admirablement 
fituée  pour  recevoir  tout  ce  qui  venoit  du  Nord. 
Déjà  l’influence  de  ces  précautions  s’eft  fait  fentit 
aux  ventes  des  compagnies  étrangères  où  les 
thés  >  objet  chéri  de  ce  commerce  interlope  ,  ont 
baillés  de  prix.  La  compagnie  Angloife  ne  man¬ 
quera  pas  a  l’avenir  d’en  faire  des  provilions  pro~ 
portionnées  aux  demandes  ,  5c  de  s’approprier  le 
bénéfice  que  fes  rivaux  venoient  lui  enlever  juf* 
que  dans  fon  propre  empire.  Si  quelque  chofe 
peut  tempérer  l’éclat  de  cette  nouvelle  profpérité  * 
c’eft  la  decouverte  faite  depuis  peu  à  l’Abtador 
d’une  efpece  de  thé  qui  commence  à  être  connu 
fous  le  nom  d’hiperion.  Déjà  le  nord  de  l’Amé¬ 
rique  le  fubftime  au  thé  d’Afie ,  5c  il  n’eft  pas  im* 
poffible  que  la  métropole  fuive  l’exemple  de  fes 
colonies.  Cette  nouvelle  fantaifie  ne  fauroit  pren¬ 
dre  de  la  confiftance  fans  occafionner  un  vuide 
immenfe  dans  le  commerce  de  la  compagnie. 

Mais  les  thés  5c  les  autres  marchandifes  qui 
ârrivoient  des  Indes  ,  avec  quoi  les  payoit-on  } 
Avec  de  l’argent.  Le  gouvernement  qui  ne  l’igno- 
toit  pas ,  a  fixé  à  trois  cens  mille  livres  ce  qu'on 
en  pourroit  exporter.  Cette  difpofition  bigarre  5c 
indigne  d’un  peuple  commerçant  5  n’a  pas  eu  5c 
lie  pouvoit  pas  avoir  d’exécution.  Les  fommes 
enregiftrées  font  toujours  montées  beaucoup  plus 
haut ,  5c  cette  indulgence  n’a  pas  empêché  qu’on 
n’ait  encore  dérobé  à  la  connoiflance  des  officiers 
de  la  douane  ,  des  fommes  très-confidérables  qui 
Tome  t  A  a 


37°  Hiftoire 

ïortoient  clandeftinement.  La  fraude  a  augmente 
à  mefure  que  le  commerce  s’eft  étendu  ,  &  on  a 
long-tems  évalué  l’argent  qui  fortoit  du  royaume 
au  tiers  du  produit  des  ventes. 

Cette  extraétion  auroit  été  plus  confidérable  , 
fi  la  compagnie  fe  fût  tenue  à  la  loi  qui  lui 
étoit  impofée  par  fa  chartre  d’exporter  en  mar- 
chandifes  nationales  la  valeur  du  dixième  de  ce 
qu’elle  prenoit  en  mon  noyé  fur  fes  vaifîeaux. 
Conftamment  elle  a  chargé  en  étain  ,  en  plomb, 
en  drap  d’Angleterre  ,  pour  des  fommes  beaucoup 
plus  fortes ,  fans  compter  les  bénéfices  qu’elle 
faifoit  dans  l’Inde  fur  les  fers  de  Suede  &  de 
Bifcaye ,  fur  d’autres  objets  qu’elle  tiroitdeplu- 
fieurs  contrées  de  l’Europe. 

Ses  partifans  dans  la  vue  de  lui  ramener  la 
bienveillance  publique  qui  lui  a  été  alfez  commu¬ 
nément  refufée  ,  ont  avancé  fouvent  que  ce 
corps  faifoit  rentrer  dans  Tétât  autant  d’argent 
qu’il  en  avoit  fait  fortir.  Cette  prétention  fut  fi 
vivement  combattue  au  commencement  du  fie- 
cle  ,  que  le  gouvernement  jugea  la  queftion  di¬ 
gne  de  fon  attention.  Il  trouva  que  depuis  la  fin 
de  décembre  1711  jufqu’à  la  fin  de  décembre 
1717,  il  étoit  forti  pour  l’Inde  ,  fuivant  les  re¬ 
gistres  ,  deux  millions  trois  cens  trente-fix  mille 
cent  trente-cinq  livres.  Tout  lui  indiquoit  que 
l’argent  parti  clandeftinement  montoit  au  moins 
à  la  moitié  ?  de  forte  qu’on  ne  crut  pas  s  égarée 
en  formant  des  deux  fommes  reunies  un  total 
de  trois  millions  cinq  cens  quatre  mille  deux 
cens  deux  livres  dix  fehelings.  Les  réexportations 
faites  par  la  compagnie  dans  le  même  efpace 
de  tems ,  montoient  à  trois  millions  trois  cens 
trente-cinq  mille  neuf  cens  vingt-huit  livres  dix 
fehelings.  Ainfi  en  fuppofant  la  juftelfe  de  ces 


philofophique  &  politique.  37  c 

calculs ,  la  confommarion  que  l'Angleterre  aurcic 
faite  de  produdions  de  l’Afie  pendant  cinq  ans  > 
ne  lui  auroit  coûté  que  cent  foixante  -  huit  nulle 
deux  cens  foixante-quatorze  livres.  Gn  a  lieu  de 
conjedurer  quelle  lui  coûta  beaucoup  davantage 
que  piufieurs  des  marchandifes  vendues  en  ap¬ 
parence  pour  l’étranger  ne  forment  pas  du  royau¬ 
me.  Sa  faveur  qu’ont  pris  les  toiles  d’Ecoffe  3c 
d’Irlande  imprimées  en  Angleterre  &c  l’augmen¬ 
tation  des  manu  la  du  res  de  foie ,  en  lai  (Tant  moins 
de  débouchés  pour  la  contrebande  ,  doivent  ren¬ 
dre  le  commerce  de  l’Orient  plus  avantageux  a 
la  nation.  Avant  1720,  il  fe  confommoit  par  an 
dans  la  Grande-Bretagne ,  trois  millions  fept  cens 
cinquante  mille  verges  de  toiles  cfés  Indes.  Cette 
confommation  en  eft  bien  tombée. 

Il  n’étoit  pas  poffible  due  les  rapports  du  com¬ 
merce  de  l’Inde  avec  l’état  en  général  éprouvalfent 
des  révolutions ,  fans  qu’il  n’arrivât  des  variations 
dans  les  intérêts  particuliers  des  adionnaires. 
Leurs  bénéfices  ont  été  énormes  dans  certains  pé¬ 
riodes  Sc  très-bornés  dans  d’autres.  Les  réparti¬ 
tions  ont  fuivi  le  cours  de  ces  changements.  Le 
dividence  qui  depuis  un  tems  infini  n’étoit  que 
de  fept  pour  cent,  fur  porté  à  huit  en  1743.  Il 
tomba  depuis  à  fix  a  été  hauffé  iufqu’à  dix  dans 
le  mois  dodobre  1766.  Dans  Tivrefle  où  l’on 
étoit ,  on  l’ auroit  poulie  beaucoup  plus  loin  fi  on 
n’eût  été  arrêté  par  le  parlement  qui  perdant  de 
vue  le  précieux  dépôt  dont  il  étoit  chargé,  fit  un 
ade  d’autorité  dont  les  conféquences  peuvent  être 
dangéreufes.  Cet  attentat  contre  le  clroit  impres¬ 
criptible  de  propriété  5  lui  fera  éternellement  re¬ 
proché  ,  même  par  les  gens  fages  qui  penfoienr 
aulli-bien  que  lui  que  le  tems  n’étoit  pas  encore 
venu  de  porter  fi  haut  tes  repartirions  ;  ils  ap« 

A  a  % 


372  Hiftoîre 

puyoient  leur  fentiment  fur  la  fimation  a&uelle  de 
la  compagnie. 

Elle  doit  fix  millions  quatre  mille  cent  quaran¬ 
te-cinq  livres ,  fuivant  l’état  remis  par  la  direétion 
même  le  17  mai  1767.  Ces  engagemens  font 
publiés  ,  il  n’étoit  pas  polfible  de  les  diffimuler  , 
ëc  les  circonftances  pouvoient  faire  penfer  qu’il 
étoit  dangereux  de  fe  montrer  aux  yeux  de  la 
nation  dans  une  fituation  un  peu  équivoque. 
Cet  intérêt  qu’avoit  la  compagnie  de  paraître  ni¬ 
che  ,  a  fait  foupçonner  qu’elle  cachoit  quelques 
dettes  privées  de  l’Europe  &c  fur  tout  des  Indes. 
Une  défiance  qui  n’eft  fondée  que  fur  des  poili- 
bilités,  ne  peut  pas  balancer  une  déclaration  pu¬ 
blique  &£  légale.  Il  faut  donc  voir  quelles  font 
les  re  (four  ce  s  de  la  compagnie  pour  faire  face  à 
des  engagemens  fi  confidérables. 

La  partie  de  fon  bien  la  mieux  éclaircie,  eft 
que  ce  gouvernement  lui  doit.  Elle  lui  a  prêté 
deux  millions  en  1698  ,  un  million  deux  cens 
mille  livres  en  1708  ,  un  million  en  1744.  Ces 
fecours  n’ont  jamais  eu  d’autre  but  que  d’obte¬ 
nir  la  prorogation  ou  le  renouvellement  d’un 
privilège  exclufif.  L’intérêt  que  l’état  lui  payoit 
a  toujours  été  égal  à  celui  qu’il  payoit  à  fes  au¬ 
tres  créanciers  ,  ôc  il  n’a  été  réduit  à.  trois  pour 
cent  qu’en  1757  avec  le  relie  de  la  dette  natio¬ 
nale.  Ce  que  la  compagnie  poiféde  en  Angle¬ 
terre  en  autres  effets ,  en  autres  créances  ,  fe  ré¬ 
duit  a  cent  foixante-dix-neuf  mille  neuf  cens 
quatre-vingt-neuf  livres ,  de  forte  que  la  fortune 
de  la  compagnnie  en  Europe  ne  s’élève  pas  au- 
delïus  de  quatre  millions  trois  cens  foixante-dix- 
jieuf  mille  neuf  cens  quatre-vingt-neuf  livres 
fterlings. 

Ses  fonds  circulans  dans  le  commerce  ne  pa- 


philofophique  &  politique .  373 

toiffoienr  pas  fi  aifés  à  déterminer.  Les  fpécuia- 
teurs  qui  avoient  la  meilleure  opinion  de  là  fi- 
tuation  ne  lui  accord  oient  pas  au-delà  de  quatre 
millions  cinq  cens  mille  livres  qui  leur  paroif- 
foient  plus  que  fuffifans  pour  trois  expéditions 
entières.  Ils  Le  trompoient.  La  compagnie  vient 
de  déclarer  elle-même  qu’elle  a  dans  l’Inde  fur 
l’occean  ou  dans  fes  magafins  ,  cinq  millions 
deux  cens  quatre-vingt-quatre  mille  neuf  cens 
foixante-fix  livres  qui  ,  joint  à  ce  qu’elle  pof- 
fede  en  Europe  forment  un  capital  de  neuf 
mil!  ions  fix  cens  foixante- quatre  mille  neuf  cens 
cinquante-cinq  livres. 

Ce  n’eft  pas  tout.  La  maffe  de  fes  richeffes 
eft  grofiïe  par  d’autres  objets  la  plupart  confidé- 
rables.  Un  Nabab  lui  doit  fix  cens  cinquante 
mille  livres.  Elle  en  a  prêté  foixante-quatre  mille 
à  ceux  qui  lui  frètent  des  vaifïeaux.  Son  fond 
mort  en  Afie  monte  à  quatre  cens  mille  livres  5 
fes  magafins  d’Angleterre  en  valent  quarante 
mille,  ëc  fes  fortifications  de  l’Inde  ne  peuvent 
pas  être  eftimées  moins  de  fix  cens  foixante-quatre 
mille  trois  cens  trente-cinq.  Ses  poiTe liions  an¬ 
ciennes  évaluées  par  leur  revenu  qui  efl:  de  quatre 
cens  trente-neuf  mille  livres  ,  doivent  être  efti- 
niées  deux  millions  cent  quatre  -  vingt  -  quinze 
mille  livres.  Le  produit  net  de  vingt- cinq  vaif- 
‘féaux  attendus  dans  l’année  1767  ,  fera  d’un  mil¬ 
lion  huit  cens  dix-fept  mille  fept  cens  foixante- 
huit  livres.  Toutes  ces  fommes  réunies  forment 
un  fonds  de  cinq  millions  huit  cens  trente  un 
mille  cent  quatre  livres  ,  qui  joint  aux  neuf  mil¬ 
lions  fix  cens  foixante  -  quatre  mille  neuf  cens 
cinquante- cinq  livres,  dont  quinze  millions  qua¬ 
tre  cens  quatre-vingt-feize  mille  cinquante  quatre 
livres» 

A  a  5 


■ 


374  #  Hiftoïre 

Les  efprits  chagrins  ont  trouvé  plus  que  de 
l’exagération  dans  les  derniers  calculs.  A  les  en¬ 
tendre  ,  toutes  les  créances  fur  les  princes  de 
l’Inde  font  des  chimères  dont  dans  tous  les  tems 
on  a  bercé  l’Europe.  Les  bâtimens  militaires  fi 
vantés  ont  peu  de  valeur  en  eux-mêmes  ,  8c  n’en 
auront  aucune  à  l’expiration  de  la  chartre,  quels 
qu’ayent  été  les  frais  de  leur  conftruction.  Il 
n’ell:  point  de  territoire  qui  ne  coûte  plus  à  dé¬ 
fendre  qu’on  n’en  tire.  Les  bénéfices  des  ventes 
font  defimés  à  payer  le  dividende  8c  ne  groffif- 
feir  pas  le  capital  des  actionnaires.  Enfin  dans 
cette  énormité  de  prétentions ,  le  petit  nombre 
de  celles  qui  ont  quelque  fondement  doit  fuffire 
à  peine  pour  payer  les  dettes  que  la  précipita¬ 
tion  a  fait  oublier  ou  que  l’éloignement  a  em¬ 
pêché  d’éclaircir.  Les  hommes  difficiles  vont  juf- 
qu’à  réduire  la  compagnie  aux  neuf  millions 
fix  cens  foixante-quatre  mille  neuf  cens  cinquan¬ 
te-cinq  livres  qui  lui  font  dûs  par  le  gouverne¬ 
ment,  ou  qu’elle  fait  travailler  dans  fon  com¬ 
merce.  Il  ne  lui  refte  dans  leur  fyftême  fa  dette 
de  fix  millions  quatre  mille  cent  quarante  -  cinq 
livres  une  fois  payée  ,  que  fes  propres  fonds  qui 
ne  font  que  de  deux  millions  huit  cens  mille 
livres  ,  quoiqu’ils  paroifTent  être  de  trois  millions 
deux  cens  mille  livres ,  8c  huit  cens  foixante 
mille  huit  cens  dix  livres  qui  fe  trouvent  au-dellus 
de  cette  fomme. 

S’il  en  étoit  ainfi ,  comment  feroit-il  poffible 
qu’un  capital  de  trois  millions  fix  cens  foixante 
mille  huit  cens  dix  livres  eût  acquis  dans  l’opi¬ 
nion  publique  une  valeur  de  près  de  neuf  mil¬ 
lions  qui  eft  le  terme  où  la  porté  le  prix  de 
i’a&ion.  Cette  objeétion  n’eft  pas  invincible» 
on  connoît  l’enthoufîafme  Anglois.  Cent  8c  cent 


philo fophi  que  &  politique .  375 

fois  il  a  été  mis  en  mouvement  par  des  objets 
qm  n’auroient  pas  fait  la  moindre  feniation  fur 
les  peuples  les  plus  légers  &  les  plus  frivoles. 
Un  événement  important  a  violemment  enve¬ 
loppé  dans  fem  tourbillon  la  nation  entière.  Elle 
s’eft  livrée  avec  l’emportement  qui  lui  eft  pro¬ 
pre  aux  vaftes  efpérances  que  lui  offroit  la  con¬ 
quête  du  Bengale. 

L’Angleterre  jetta  en  1757  les  fondemens  de 
fa  domination  dans  cette  contrée  aulli  opulente 
qu’étendue  ,  lorfqu’elle  fe  fit  ceder  les  provinces 
de  Burdivan  ,  de  Miduapour  &  de  Chatigam  j 
mais  ce  lie  fut  qu’après  avoir  chalTe  les  François 
de  l’Inde  entière  quelle  éleva  ee  grand  édifice. 
Ses  efforts  furent  prodigieux.  Les  viétoires^  qui 
les  couronnoient  paroiffoient  devoir  etre  deciii- 
ves  &  ne  finiffoient  rien.  Les  vaincus  trouvoienc 
des  reffources  8c  c’étoit  toujours  à  recommencer. 
Il  n’auroit  tenu  qu’aux  conquérans  de  mettre 
fin  a  tant  de  calamités  en  reduifant  leur  ambi¬ 
tion  à  de  Juftes  bornes  ;  mais  ils  vouloient  tout 
ou  rien  ,  8c  leur  réfolution  étoit  prife  de  ne  s  ar¬ 
rêter  que  lorfqu’ils  auroient  trouvé  un  perfon- 
nage  allez  vil  pour  être  fatisfait  de  porter  le 
vain  nom  de  Sotiba  fous  leur  protection  ou  leur 
dépendance.  Un  vieux  Mogol  détrôné  qui  cher- 
choit  à  fe  ménager  la  faveur  des  Anglois  pour 
la  faire  fervir  à  fon  rétabliffement ,  leur  pro- 
pofa  de  prendre  la  Soubabie  pour  eux-mêmes» 
L'étendart  impérial  dont  ils  honoreroient  ce  titre 
d’autorité  effaceroit  ?  leur  dit-il ,  le  fou  venir  de 
leurs  violences ,  donneroit  a  leur  ufurpation  un 
air  de  juftice  ,  8c  leur  épargneroit  toutes  les  dé- 
penfes  qu’il  en  coûte  pour  maintenir  un  droit 
de  conquête  difputé  ou  méconnu.  Sans  doute 
que  le  fage  Clive  craignit  i’impreffion  que  cette 

  a  4 


3?£  Hijtoire 

nouveauté  poürroit  faire  fur  l’imagination  des 
peuples  ,  il  détermina  fa  nation  à  fe  contenter 
en  1766  dun  pouvoir  abfolu  fous  le  titre  mo- 
defte  de  fermier  d’un  prince  de  quatorze  ou 
quinze  ans. 

Depuis  cette  époque ,  la  compagnie  paye  an¬ 
nuellement  à  1  empereur  précipité  du  trône  ,vingt- 
fix  lacks  de  roupies  ,  8c  les  deux  tiers  de  cette 
fomme  au  phantôme  de  Souba  qu’on  tient  com¬ 
me  prifonnier  à  Moxoudabat.  Elle  eft  de  plus 
chargée  de  toutes  les  dépenfes  nécessairement 
fort  considérables  qu’exigent  l’adminiftration  8c 
la  défenfe  du  pays.  A  ces  conditions  ,  tous 
les  revenus  publics  du  Bengale  font  verfcs  dans 
fa  cailfe  ,  8c  elle  en  a  la  difpofîtion  entière. 

On  a  beaucoup  varié  fur  le  produit  net  de 
cette  riche  8c  vafte  conquête.  L’ignorance  a 
enta  fie  les  contradictions ,  la  politique  a  multiplié 
les  myfteres ,  l’intérêt  particulier  a  tout  embrouil¬ 
lé.  Il  y  auroit  plus  que  de  la  préfomption  à  fe 
dater  de  diffiper  des  ténèbres  que  tant  de  gens 
éclairés  n’ont  pu  pénétrer.  Cependant  qu’il 
nous  Soit  permis  de  hafardet*  nos  conjectures  8c 
d’indiquer  la  bafe  fur  laquelle  nous  les  ap¬ 
puyons. 

La  vente  annuelle  de  la  compagnie  peut 
être  eftimée  trois  millions  fterlings.  La  diffé¬ 
rence  de  l’achat  à  la  vente,  doit  être  de  moi¬ 
tié.  Par  conféquent  les  marchandises  ont  été 
payées  avec  un  million  8c  demi  cle  livres. 

On  eft  autorifé  à  penfer  que  depuis  quel¬ 
ques  années  les  Anglois  portent  dans  l’Inde  au¬ 
tant  de  draps  ou  d’autres  productions  d’Eu¬ 
rope  que  d’argent.  Il  11’a  donc  dû  Sortir  de 
leur  pays  que  Sept  cens  cinquante  mille  li¬ 
vres. 


I 


plülofopJiiq'Ue  '& politique. 

Non  feulement  cette  exportation  de  métaux  a 
celle  entièrement  5  mais  encore  il  a  etc  règle  9 
après  que  les  dettes  d’Afie  ont  été  liquidées  &  que 
les  comptoirs  ont  été  pourvus  de  fonds  fuftifans 
d’avances  qu’on  feroit  venir  dans  la  métropole 
cinq  cens  mille  livres  en  nature.  C’eft  donc  ap¬ 
procher  de  la  vérité  que  d’eftimer  le  revenu  net 
du  Bengale  à  douze  cens  cinquante  mille  li¬ 
vres. 

Nos  conjeétures  ne  s’éloignent  pas  beaucoup  du 
calcul  de  monfieur  Dow  qui  rient  d’écrire  qu’au 
mois  d’avril  ij66  les  revenus  du  Bengale  s’éle- 
voient  à  trente-trois  millions  vingt-cinq  mille  neuf 
cens  foixante-huit  roupies  ,  que  les  dépendes  mon* 
toient  à  vingt-deux  millions  quatre  cens  cinquante 
mille  roupies  ,  &  qu’il  ne  reftoit  a  la  compagnie 
que  dix  millions  cinq  cens  foixante-quinze  mille 
neuf  cens  foixante-huit  roupies  5  ou  un  million 
trois  cens  vingt-un  mille  neuf  cens  quatre-vingt- 
quatorze  livres  quinze  fols  fterlings. 

Qu’on  déduife  de  cette  fomme  les  quatre  cens 
mille  livres  que  la  compagnie  s’eft  obligée  de 
donner  au  gouvernement  pour  la  protection 
qu’elle  en  a  reçue  ,  pour  les  faveurs  qu’elle  en  at¬ 
tend  ,  6e  on  aura  une  idée  affez  jufte  de  ce  que  lui 
vaut  actuellement  le  Bengale. 

Les  arrangemens  imaginés  pour  donner  de  la 
folidité  à  une  fituation  fi  favorable  ,  font  peut- 
être  les  plus  raifonnables  qu’il  fût  polTîble  de  frire. 
L’Angleterre  a  aujourd’hui  dans  l’Inde  le  fond  de 
huit  mille  deux  cens  foldats  Européens  &c  de 
cinquante  mille  Cipayes  formés  à  notre  difeipline, 
&c  qui  fous  la  conduite  de  nos  généraux  ne  nous 
cèdent  que  peu  en  valeur.  Trois  mille  de  ces  Eu¬ 
ropéens  ,  vingt-cinq  mille  de  ces  Cipayes  font  dif- 
perfés  fur  les  bords  du  Gange. 


'370  Hijtoirâ 

Le  corps  le  plus  confidérable  a  été  placé  à 
Benarez ,  lieu  célébré ,  autrefois  le  berceau  des 
fciences  Indiennes  ,  aujourd’hui  la  plus  fameufe 
académie  de  ces  riches  contrées ,  où  l’avarice  Eu¬ 
ropéenne  ne  refpede  rien.  On  a  choilï  cette  pofi- 
rion  parce  qu’elle  a  paru  favorable  pour  arrêter 
les  peuples  belliqueux  qui  pourroient  defcendre 
des  montagnes  du  Nord ,  &  qu’en  cas  d’attaque  , 
il  feroit  moins  ruineux  de  foutenir  la  guerre  fur 
un  territoire  étranger  ,  que  fur  celui  dont  on 
perçoit  les  revenus.  Au  midi  on  a  occupé  autant 
qu’il  étoit  poffible  tous  les  défilés  par  où  un  en¬ 
nemi  aétif  8c  entreprenant  pourroit  chercher  k 
pénétrer  dans  la  province.  Daca  qui  en  eft  le 
centre ,  voit  fous  fes  murs  une  force  confidérable 
toujours  prête  à  voler  oar-tout  où  fa  préfence  de- 
viendroit  néceflaire.  Tous  les  Nababs  ,  tous  les 
Rajas  qui  dépendent  de  la  Soubabie  de  Bengale , 
font  défarmés  8c  fans  défenfe ,  entourés  d’efpions 
pour  découvrir  les  confpirations  ,  8c  de  troupes 
pour  les  diffiper. 

Le  cas  d’une  révolution  malheureufe  qui  ré- 
-duiroit  le  conquérant  à  lever  fes  quartiers  ,  â 
abandonner  fes  polies ,  a  été  prévu.  On  a  con£ 
trait  près  de  Calicuta  le  fort  Williams  qui  au 
feefoin  ferviroit  d’afile  à  l’armée  forcée  de  fe  re¬ 
plier  ,  8c  qui  lui  donneroit  le  tems  d’attendre  les 
fecours  néceffaires  pour  recouvrer  la  fupériorité. 
Quoiqu’il  n’y  ait  que  le  corps  de  la  place  de 
fini,  8c  que  fes  ouvrages  extérieurs  ne  foient  pas 
encore  commencés  ,  elle  peut  braver  tous  les 
efforts  de  l’Afie  ,  ceux  même  que  les  puiflances 
de  l’Europe  pourroient  faire  dans  un  fi  grand 
éloignement.  Les  travaux  déjà  faits  ont  abforbé 
huit  millions  de  roupies,  8c  il  feroit  difficile  de 
calculer  ce  que  ceux  qui  relient  à  faire  pourroient 


/ 


pJiilofophique  &  politique:  377 

Coûter.  Le  grand  inconvénient  ,  c’eft  que  malgré 
tant  de  dépenfes ,  cette  citadelle  ne  protège  pas 
Calicuta  devenu  la  plus  importante  ville  de 
l’Inde,  depuis  qu’il  s’y  eft  forme  une  population 
de  fix  cens  mille  âmes  ,  que  de  richelfes  prodi- 
gieufes  fe  font  concentrées  dans  fon  fein ,  que 
les  circonftances  l’ont  rendu  le  theatre  d  un  com¬ 
merce  immenfe.  Il  faut  que  la  falubrite  de  1  air 
6e  l’avantage  d’une  pofition  heureufe  layent 
emporté  fur  toutes  les  autres  confidérations. 

Malgré  la  fageffe  des  précautions  que  les  An- 
glois  ont  prifes ,  ils  ne  font  pas  5  ils  ne  fauroient 
être  fans  inquiétude.  La  puiflance  Mogole  peut 
s’affermir  8c  chercher  à  délivrer  d’un  joug  étran*» 
ger  la  plus  riche  de  fes  provinces.  Ayderalikan 
qui  a  appris  de  nous  la  guerre  5  qui  a  trente  ba¬ 
taillons  bien  difcipiinés  ,  vingt  mille  bons  che¬ 
vaux  ,  une  artillerie  fervie  par  cinq  cens  Euro¬ 
péens  ,  de  l’aétivité  ,  de  l’audace  ,  une  politique 
très -étendue  pourfuivra  vraifemblablement  fur 
le  Gange  un  ennemi  avec  lequel  il  eft  brouille 
irréconciliablement.  On  doit  craindre  que  des 
nations  barbares  ne  foient  attirées  de  nouveau 
dans  ce  doux  climat.  Les  princes  divifés  met¬ 
tront  peut-être  fin  à  leurs  difcordes  &  fe  réuni¬ 
ront  pour  leur  liberté  mutuelle.  Il  n’eft  pas  im- 
poffible  que  les  foldats  Indiens  qui  font  aétuelle- 
ment  la  force  du  conquérant  5  tournent  contre  lui 
un  jour  les  armes  dont  il  leur  a  enfeigné  l’ufage. 
Sa  grandeur  uniquement  fondée  fur  l’illufion  peut 
même  s’écrouler  ,  fans  qu’il  foit  chaffé  de  fa  pof 
fefiion.  Perfonne  n’ignore  que  les  Marattes  fe 
font  fait  des  droits  fur  le  quart  des  revenus  du 
pays  ,  8c  qu’ils  fe  difpofent  à  juftifier  par  la  force 
un  droit  que  les  Anglois  refufent  de  reconnoître. 
Si  on  ne  réuffit  pas  à  détourner  par  la  corruption 


f 


3S0 


Hîfioirc 


ou  par  1  intrigue  cet  orage ,  le  Bengale  fera  pille  , 
ravagé  ,  quelques  mefures  quon  puifTe  prendre 
contre  une  cavalerie  legere  dont  la  célérité  eft 
au-deftus  de  tout  ce  qu’on  peut  dire.  Les  courfes 
de  ces  brigands  pourront  fe  répéter  ,  de  il  y  aura 
alors  néceftairement  moins  de  tributs  de  nlus  de 
dépenfe.  F 

Suppofons  cependant  qu’aucun  des  malheurs 
que  nous  ofons  prévoir  n’arrivera  ?  eft  -  il  vrai- 
femblable  que  les  revenus  du  Bengale  puiftent 
refter  toujours  les  mêmes  ?  Il  doit  être  permis 
d  en  douter.  La  compagnie  Angloife  ne  porte 
plus  d’argent  dans  le  pays  3  elle  en  tire  même 
pour  tous  fes  comptoirs  de  l’Inde  de  pour  l’An¬ 
gleterre.  Ses  ag eus  font  des  fortunes  romanef- 
ques  de  les  négocians  libres  d’alfez  grandes  for¬ 
tunes  dont  ils  vont  jouir  dans  la  métropole.  Les 
autres  nations  Européennes  trouvent  dans  les  tré- 
fors  de  la  puiftance  dominante  des  facilités  qui 
les  difpenfent  d’introduire  de  nouveaux  métaux. 
Toutes  ces  combinaifons  ne  doivent-elles  pas  for¬ 
mer  dans  le  numéraire  de  ces  contrées  un  vuide 
qui  tôt  ou  tard  fe  fera  fentir  dans  le  recouvrement 
des  deniers  publics  ? 


Il  n’en  eft  pas  ainfi  aux  yeux  des  Anglois,  leur 
plan  eft  de  lier  fi  bien  les  mains  au  Souba ,  aux 
Nababs  5  aux  Rajas  de  fa  jurifdiéfion  3  qu’ils  ne 
puiftent  plus  opprimer  les  peuples  qui  dépen¬ 


dent  d’eux.  Calicuta  fera  un  tribunal  toujours 
ouvert  aux  plaintes  de  tous  les  malheureux  que 


la  tirannie  ofera  pourfuivre.  La  propriété  fera 
fi  refpeétée  3  que  l’or  enfeveli  depuis  plufieurs 
fiecles  fortira  des  entrailles  de  la  terre  pour  rem¬ 
plir  fa  deftination.  On  encouragera  tellement 
l’agriculture  3  les  manufaélures  3  que  les  objets 


d’exportation  deviendront  tous  les  jours  plus  c on- 


philofophique  &  politique 3  8  ï‘ 
Üdérables.  La  compagnie  fe  flate  que  loin  d’être 
réduite  à  diminuer  les  tributs  qu’elle  a  trouvé 
établis  ,  elle  pourra  concilier  leur  augmentation 
avec  l’aifance  univerfelle.  Si  les  principes  qu’elle 
a  fuivis  jtifqu’ici  lui  fervent  de  réglé  ,  les  ef~ 
pérances  pourraient  bien  n’être  pas  chiméri¬ 
ques. 

La  plupart  des  nations  Européennes  qui  ont 
acquis  quelque  territoire  dans  l’Inde  ,  choififfent 
pour  leurs  fermiers  des  naturels  du  pays  dont  elles 
exigent  des  avances  fi  confidérables  ,  que  pour  les 
payer  ils  font  obligés  d’emprunter  jufqu’à  douze, 
quinze  même  pour  cent  d’intérêt  par  mois. 
L’état  violent  où  ces  hommes  avides  fe  font  mis 
volontairement ,  les  réduit  à  la  néceflité  d’exiger 
des  habitans  auxquels  ils  fous-louent  quelques 
portions  de  terre  un  prix  fi  exhorbitant,  que  ces 
malheureux  abandonnent  leurs  aidées  6c  les  aban¬ 
donnent  pour  toujours.  Le  traitant  devenu  infol- 
vable  par  cette  fuite  ,  eft  renvoyé  ruiné  ,  6c  on 
lui  donne  un  fuccelfeur  qui  a  communément  la 
même  deftinée  \  de  forte  qu’il  arrive  le  plus 
fouvent  qu’il  11’y  a  de  payé  que  les  premières 
avances  ou  fort  peu  de  chofe  au-delà. 

On  a  fuivi  une  marche  différente  dans  les  pof- 
feffions  Angloifes.  L’obfervation  qu’on  y  a  faite 
que  les  aidées  étoient  formées  par  plufieurs  fa¬ 
milles  qui  la  plitpart  tenoient  les  unes  aux  au¬ 
tres  ,  on  a  banni  l’ufage  des  fermiers.  Chaque 
champ  eft  taxé  à  une  redevance  annuelle  ,  6c  le 
chef  de  la  famille  eft  caution  pour  fes  parens  , 
pour  fes  alliés.  Cette  méthode  lie  les  colons  les 
uns  aux  autres  6c  leur  donne  la  volonté  ,  les 
moyens  de  fe  foutenir  réciproquement.  Telle  eft 
félon  nous  la  caufe  qui  a  élevé  les  établiffemens 
de  cette  nation  au  degré  de  profpérité  dont  ils 


3S2  Hijtoire 

croient  fufceptibles  ,  tandis  que  ceux  de  fe» 
rivaux  languiffoient  fans  culture  ,  fans  manu¬ 
factures  8c  par  conféquent  fans  population. 

Si  les  Anglois  dévoient  pratiquer,  &  pratiquer 
conftamment  dans  le  Bengale  l’humanité  ,  la 
juftice ,  la  faine  politique  dont  ils  ont  montré 
des  lueurs  dans  les  territoires  bornés  qu’ils  ont 
podedés  jufqu’ici,  nous  applaudirions  à  leur  fuc- 
cès,  nous  nous  livrerions  autant,  peut-être  plus 
qu’eux-mêmes  ,  à  l’efpérance  de  voir  renaître  la 
profpérité  fur  un  fol  que  la  nature  embellit  & 
que  le  defpotifme  n’a  celfé  de  ravager.  Perfua- 
dés  du  droit  qu’ont  tous  les  hommes  de  travail¬ 
ler  au  bonheur  de  leurs  femblables  ,  nous  ferme¬ 
rions  les  yeux  fur  l’irrégularité  des  ufurpations 
qui  n’ont  dépouillés  que  des  tirans.  Il  nous  fe- 
roit  doux  de  penfer  que  les  révolutions  qui 
boulverfent  ces  riches  contrées  en  feroient  écar¬ 
tées  pour  jamais  ÿ  peut-être  nous  joindrions-nous 
aux  politiques  qui  ne  ceifent  de  folliciter  la 
Grande-Bretagne  d’achever  la  conquête  de  l’Indof- 
tan.  Malheureufement  nous  n’ofons  nous  livrer  à 
ces  délicieufes  efpérances. 

La  compagnie  d’Angleterre  a  eu  jufqu’ici  une 
conduite  fupérieure  à  celle  des  autres  nations. 
Nous  en  fommes  convenus.  Ses  agens ,  fes  fac¬ 
teurs  font  bien  choifis.  Les  principaux  font  des 
jeunes  gens  de  famille  formés  dans  fes  bureaux 
à  Londres  avec  un  foin  extrême.  Ils  apportent 
en  Afie  la  fcience  du  commerce  des  mœurs  8c 
l’habitude  du  travail.  Les  marchands  libres  qui 
s’enrichiflent  fous  fa  proteétion  8c  les  particuliers 
qui  la  compofent ,  ont  fouvent  paru  auffi  attachés 
à  fes  intérêts  qu’aux  leurs.  Elle  -  même  a  vu  le 
plus  fouvent  le  commerce  en  grand  ,  8c  l’a  pref- 
que  toujours  fait  comme  une  fociété  de  vrais 


phllofopJiique  &  politique .  ,  38$ 

politiques  autant  que  comme  une  iociete  de  ne— 
gocians.  Ses  colons ,  fes  marchands  &  fes  mili¬ 
taires  ont  jufqu  a  préfent  confervé  plusde  mœurs, 
de  difcipline  &  de  vigueur  que  ceux  des  autres 
nations  -,  mais  on  peut  prédire  qu’ils  finiront  par 
fe  corrompre. 

Dans  l’éloignement  de  fa  patrie  ,  on  n’eft  plus 
retenu  par  la  crainte  de  rougir  aux  yeux  de  fes 
concitoyens.  Dans  un  climat  chaud  où  le  corps 
perd  de  fa  vigueur  ,  l’ame  doit  perdre  de  fa  force# 
Dans  un  pays  où  la  nature  8c  les  ufages  con- 
duifent  à  la  molette  ,  on  s’y  laitte  entraîner.  Dans 
des  contrées  où  Ton  eft  venu  pour  s’enrichir  ,  on 
oublie  aifement  d’être  jufte. 

Dominateurs  fans  contradiûion  dans  un  em¬ 
pire  où  ils  n’étoient  que  négocians,  il  eft  bien 
difficile  que  les  Anglois  n’abufent  pas  de  leur 
pouvoir.  Ils  auront  fous  les  yeux  les  defpotesde 
î’Àfie  :  ils  fe  familiariferont  avec  des  excès  qui 
effarouchoient  d’abord  l’honnêteté  Angloife.  La 
corruption  s’introduira  donc  dans  leurs  colonies  , 
&  elle  commencera  par  les  militaires ,  efpece 
d’hommes  qui  chez  toutes  les  nations  a  le  moins 
de  mœurs.  Le  commun  des  négocians  ne  tardera 
pas  non  plus  à  fe  corrompre  ,  les  agens  de  la 
compagnie  fi  bien  choifis  feront  quelque  tems 
leurs  cenfeurs  &  finiront  par  être  leurs  com¬ 
plices. 

A  cette  époque  qui  n’eft  peu -être  pas  bien 
éloignée  ,  les  Indiens  s’appercevront  qu’ils  ont 
perdu  à  changer  de  maîtres.  N’étant  plus  foute- 
nus  par  ce  fanatifme  qui  rendoit  leurs  fers  fup- 
portables  ,  ils  fendront  tout  le  poids  du  joug 
qu’on  leur  aura  impofé.  L’autorité  étrangère  dé¬ 
pouillé  de  ce  preftige  impofant  qui  femble  an- 
noblir  la  fervitude  ,  n’aura  que  fes  forces  phyfi* 


'  ’  xt3  \T\c* 

5  S4  Hijîoire  philofoph.  &  politique: 

ques  pour  les  contenir.  Elles  feront  infujfHfante^ 
contre  leur  défefpoir ,  contre  les  fecours  que  des 
voifîns  inquiets  >  ambitieux  leur  offriront  fans 
ceffe.  Trois  mille  brigands  plutôt  perdus  que 
clifperfés  dans  un  efpace  de  fept  ou  huit  cens 
lieues ,  feront  aifement  maffacrés  ,  &c  dans  leur 
tombeau  feront  enfevelies  ces  agréables  chimères 
qui  caufent  aujourd’hui  une  ivreffe  fi  univerfelle» 
La  compagnie  Angloife  fe  trouvera  fans  poffef- 
iîons  ?  fans  revenu  ,  fans  mœurs  &  fans  commer¬ 
ce  ,  comme  cela  efl:  arrivé  aux  François ,  ainfî 
qu’on  le  verra  dans  le  livre  fuivant. 


Fin  du  troifieme  Livre .